La révolution de Jasmin, et après ?
« La Tunisie est un bon exemple à suivre pour beaucoup de pays qui sont émergents ».
Dominique Strauss-Kahn, potentiel candidat à la présidence de la république française et président du FMI, le 18.11.2008.
« Les progrès et les réalisations de la Tunisie en font un modèle dans la région ».
Nicolas Sarkozy, président de la république Française, le 25.10.2009.
Avec 99,27% des voix en 1989, 99,91% en 1994, 99,45% en 1999, 99,49% en 2004, 89,62% en 2009 (soit 7 points seulement de plus que Jacques Chirac en 2002 lors de l’élection présidentielle Française), le président Ben Ali va tenir le pouvoir d’une main de fer pendant 23 ans. On peut s’étonner qu’un tel régime soit montré en exemple par les élites d’un pays comme la France, pourtant si attaché aux droits de l’homme et à la démocratie ainsi que par un responsable du Fonds Monétaire International, mais les chiffres sont parlants : le PIB de la Tunisie, qui se montait à 847 millions de dollars en 1960 atteignait 21 milliards en 1999 et 40 milliards en 2008 ! La Tunisie a il est vrai beaucoup d’avantages, ce petit pays de 10 millions d’habitants à une population jeune et cultivée, le nombre de diplômés universitaires dépasse celui de l’Algérie et du Maroc réunis. Son économie est basée principalement sur les services (notamment le tourisme), l’agriculture et l’exportation de phosphate (2ème exportateur mondial). Mais le développement économique est très inégal, marqué à l’ouest et sur la côte avec les industries et le tourisme, mais laissant le nord et le sud dans une pauvreté assez forte.
A la sortie de la colonisation, la Tunisie va développer une économie très nationalisée et connaitre une forte croissance. Dès la fin des années 70 la croissance ralentit, des grèves éclatent et une contestation populaire se fait sentir, couplée d’une progression de l’Islamisme. Ces tensions sociales vont permettre l’accession au pouvoir du président Ben-Ali, ancien responsable de la sécurité nationale. L’investiture de ce président en 1989, qui succéda au père de l’indépendance Tunisienne (Habib Bourguiba) portait déjà le nom de révolution de Jasmin. 20 ans plus tard, le vaste mouvement de contestation sociale qui se transforma en révolution, qui aboutit à sa fuite du pouvoir, porte également le nom de révolution de Jasmin. Pourtant les jeunes révolutionnaires qui affrontèrent les forces de l’ordre durant ces quelques semaines, nomment plutôt leur mouvement : "révolution Facebook" car c’est principalement sur la toile et notamment grâce aux réseaux sociaux que ces contestataires coordonnèrent et organisèrent les manifestations et rassemblements.
Les raisons d’une révolte
La révolte en Tunisie a plusieurs racines, mais tout d’abord la corruption très forte. Wikileaks révélait récemment un câble d’un ancien ambassadeur américain à Tunis. " La moitié du monde des affaires en Tunisie peut se prévaloir d’une connexion avec Ben Ali par le mariage, et bon nombre de ces relations auraient grandement tiré profit de cette parenté. " Comme le rappelait récemment le journaliste Michel Collon : "deux familles principales liées par alliance au clan Ben Ali tiennent la majorité du secteur économique du pays : Les Mabrouk (riche famille bourgeoise tunisoise dont l’un des fils est aujourd’hui marié à la fille du dictateur) et les Trabelsi (régentée par Belhassen Trabelsi, le frère aîné de Leila, femme de Ben Ali)... (..) ... L’ensemble des transferts d’argent de la famille est estimé dans la période 1987-2009 à environ 18 milliards de dollars, l’équivalent de la dette tunisienne (selon le site activiste nawaat. org)". Cette surconcentration familiale dans le secteur économique est accompagnée d’un chômage très élevé, surtout chez les jeunes puisque les 3/4 des chômeurs ont moins de 30 ans et le taux de chômage des jeunes est supérieur à 40%. Un homme d’affaires français en Tunisie a récemment déclaré au grand quotidien Français le Monde. "Ici, il n’est pas rare d’être servi à la pompe à essence par un jeune titulaire d’un master en sociologie. La femme de ménage est licenciée d’anglais, le vendeur de fruits et légumes est docteur en mathématiques et ainsi de suite."
La jurisprudence Sidi Bouzid
Le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi, un jeune diplômé de 26 ans, vendeur ambulant de fruits et légumes pour nourrir sa famille, s’immole par le feu à Sidi Bouzid (une petite ville du centre du pays) pour protester contre la saisie de sa marchandise par la police. Travaillant sans autorisation, ce jeune Tunisien qui préférera mourir que de vivre dans la misère, deviendra le symbole d’une révolte. Ses derniers mots seront adressés à sa mère : "Je te quitte, maman, pardonne-moi, les reproches sont inutiles, je suis perdu sur un chemin que je ne contrôle pas, pardonne-moi, si je t’ai désobéi, adresse tes reproches à notre époque, pas à moi". Sa mort donnera naissance aux premières manifestations de contestations du régime, orientées vers une dénonciation de la corruption des dirigeants, du chômage très élevé, de la précarité, mais également de la répression policière.
Le 24 décembre, toujours à Sidi Bouzid, Houcine Neji, âgé de 24 ans s’électrocute volontairement en escaladant un poteau électrique pour protester "contre la misère et le chômage". En janvier, la violence montre d’un cran, et lorsqu’un autre commerçant de Sidi Bouzid s’immole également par le feu, les affrontements entre manifestants et force de l’ordre deviennent meurtriers et s’étendent aux principales villes du pays. Malgré le discours du 13 janvier durant lequel le président Ben-Ali affirme qu’il ne se représentera pas et donne des gages quand à l’inflation, la démocratie, la liberté de la presse ou encore la lutte contre le chômage, mais les violences ne faiblissent pas, au contraire elles s’intensifient. Le lendemain, l’armée est déployée et l’état d’urgence décrété. Pourtant tout comme lors de la révolte d’octobre 2000 en Serbie, l’armée va rapidement se désolidariser du pouvoir et protéger les manifestants contre la police, restée fidèle au régime. Le même jour, le président s’enfuit en Arabie Saoudite et quitte sans doute définitivement la Tunisie, livrée au chaos.
L’exception française, la politique de la girouette
La France, qui a colonisé la Tunisie et qui comprend dans ses frontières entre 600.000 et 1.000.000 Tunisiens ou de Franco-Tunisiens a durant ces évènements maintenu un silence gêné, lorsque certains responsables politiques ne se sont pas fendus de déclarations pour le moins surprenantes. Pour Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture. "Dire que la Tunisie est une dictature univoque comme on le fait si souvent semble exagéré". Pour Bruno le Maire, ministre de l’Agriculture. "Ben Ali est quelqu’un qui est souvent mal jugé et qui a fait beaucoup de choses". La ministre des Affaires étrangères Michèle Alliot-Marie à elle carrément proposé à la Tunisie le "savoir faire Français, reconnu dans le monde entier, des forces de sécurité permette de régler des situations sécuritaires de ce type". Il est vrai qu’elle connaît bien le pays puisque, comme ses collègues MM. Hortefeux, Besson et Mitterrand, elle y passe de belles vacances, chaque été, dans les luxueuses installations touristiques avec sa famille, comme l’a révélé le journal français le Canard Enchaîné. Cette même ministre, après la chute de Ben-Ali a fait une autre déclaration maladroite : "Soyons honnêtes. nous avons tous, hommes politiques, diplomates, chercheurs, journalistes, été surpris par la révolution de jasmin". Après une réunion d’urgence au sommet de l’Etat, Paris a finalement décidé de refuser son hospitalité au président Tunisien exilé, ainsi qu’au membre de sa famille. Une décision difficile à comprendre, tant la France a soutenu Ben-Ali jusqu’au dernier jour, et est d’habitude généreuse quant à l’octroi de ce droit d’asile pour tout réfugié politique de cette planète. Le jour du départ du président Ben-Ali de Tunisie, une livraison de matériels de police par la France a été interceptée à l’aéroport de Paris. Un revirement devant le fait accompli, mais une leçon à retenir pour les chefs d’états étrangers. la France ne soutient ses alliés que lorsqu’ils sont en position de force.
Pour Rachida Dati, député européen, maire du 7e arrondissement de Paris, ancien ministre de la Justice. "Ben Ali a joué un grand rôle dans la coopération dans la lutte contre le terrorisme". Certes, lors de sa prise de pouvoir, Ben-Ali a su fermement débarrasser la police et l’armée des éléments les plus Islamistes. Comme le rappelle le journaliste Michel Collon, celui-ci a ensuite modernisé les pays, la femme tunisienne ayant obtenu le droit de vote assez tôt, la polygamie ayant été interdite et l’avortement légalisé dix ans avant la France. On se demande alors pourquoi le président déchu s’est directement rendu dans le pays le plus Islamiste de la planète, l’Arabie Saoudite. Les intérêts de la France en Tunisie ne sont pourtant pas seulement humanitaires, comme les discours sur la coopération anti-terroriste voudraient nous le faire croire. Michel Collon encore rappelle que la France est aujourd’hui le premier investisseur en Tunisie, avec pour 2008 un record de 280 millions d’euros d’investissement. Aujourd’hui plus de 1.250 entreprises françaises, dont les plus importantes, sont actives dans ce pays, avec un total de 106.000 emplois, tant dans les services, que l’énergie, le tourisme ou les infrastructures. La Tunisie est devenue, en quelque sorte, un des paradis de la délocalisation, avec une main d’œuvre qualifiée, francophone et surtout bon marché, vu le taux de chômage très élevé.
La Tunisie au début d’un vaste mouvement ?
Cet évènement, en Tunisie, pourrait être une pièce d’un vaste ensemble musulman en mouvement, que l’on pense aux évènements identiques en Algérie par exemple, à l’effondrement du gouvernement au Liban, au référendum au Soudan, ou encore au regain des tensions entre Israël et la Palestine, ainsi qu’à la situation relativement fragile en Egypte ou en Syrie. Si réellement une manifestation populaire plus ou moins spontanée à réussi à faire tomber le régime politique Tunisien, alors le pays pourrait être le premier d’une liste plus longue, comprenant notamment l’Algérie, la Mauritanie et peut être même l’Egypte. Autant dire entraîner des bouleversements régionaux.
Un risque d’agitation et de déstabilisation qui explique peut-être la dextérité de l’aide Américaine pour l’évacuation du président déchu. Celui-ci a vraisemblablement été transféré par la CIA sur l’ile de Malte, avant de s’envoler pour l’Arabie Saoudite. Il est certain que l’Amérique a gardé un œil bien vigilant sur ces évènements. Peut-être même que cette évacuation rapide avait pour objectif d’éviter des troubles plus importants encore, fomentés par des groupes Islamistes qui auraient eu le temps de s’infiltrer dans le mouvement de contestation, si cela n’est pas déjà fait. Le retour de Rached Ghannouchi, chef exilé du parti islamiste Ennahda est peut-être un indicateur.
L’utilisation d’internet, la contestation, le nom contesté de révolution de Jasmin, et donc de couleur laisse planer le doute quand à la nature de cette révolution. Est-elle spontanée ? Est-elle préparée et planifiée de l’extérieur comme l’ancien président Ben-Ali l’a affirmé ? Doit-on assimiler cette révolution au cycle des révolutions de couleurs que le moyen orient ou la zone post communiste ont connu ? La commission spéciale instituée pour enquêter sur les causes et les conséquences des troubles sociaux a déjà dit qu’elle allait enquêter sur la thèse de l’implication de forces étrangères dans ces événements.
Une chose est certaine, il est peu probable que les tunisiens connaissent des lendemains de révolutions heureux car ceux-ci sont désormais devant un chantier difficile : bâtir un régime politique viable, réparer les dégâts collatéraux occasionnés par cette révolution populaire et restaurer l’ordre public, pour réanimer au plus vite le secteur du tourisme, vital pour l’économie Tunisienne. Selon les estimations de ce 20 2010, plus de 100 personnes sont mortes, et la révolte aurait coûté près de 2 milliards de dollars.
Alexandre Latsa
L'article d'origine a été publié sur EUROPA312
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