Le Canada a-t-il échoué ?
« Le système qu’il a mis en place n’a jamais fonctionné. » (Premières Nations)
Un vote historique, pour les uns, irritant pour les autres : aboutissement de 22 ans d’âpres débats et négociations, la Déclaration des droits des peuples indigènes a été adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies. L’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Canada et les États-Unis ont voté contre alors que 143 pays ont voté en sa faveur. Il est important également de souligner les 11 pays qui se sont abstenus : Azerbaïdjan, Bangladesh, Bhoutan, Burundi, Columbia, Géorgie, Kenya, Nigeria, Fédération russe, Samoa, Ukraine.
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« Le droit à l’autodétermination » des peuples premiers est désormais reconnu dans la Déclaration des Nations unies et ces derniers peuvent réclamer, le cas échéant, « des réparations ». Les peuples autochtones affirment que leurs terres sont menacées par une grande variété d’activités, comme l’extraction minière, l’exploitation forestière, la contamination de l’environnement, les projets de développement, la création de zones protégées ou de réserves de chasse, l’usage de semences génétiquement modifiées et la monoculture intensive. La Déclaration, attendue depuis vingt ans, affirme le droit à l’autodétermination des peuples premiers et, qu’en vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et recherchent librement leur développement économique, social et culturel.
Kiplangat Cheruiyot, porte-parole des Ogiek du Kenya, a déclaré : « Avec l’adoption de la Déclaration, la vie des peuples indigènes a désormais autant de valeur que celle des autres citoyens du monde ». Jumanda Gakelebone, représentant bushman de l’organisation First People of the Kalahari, voit enfin arrivé ce jour où : « les gouvernements ne pourront plus nous traiter comme des citoyens de seconde zone, ils ne pourront plus expulser les peuples indigènes comme nous l’avons été ». Evo Morales, président amérindien de la Bolivie, a aussitôt convoqué une « grande fête mondiale » des communautés originaires. Elle aurait lieu en Bolivie du 10 au 12 octobre prochains, date du 515e anniversaire de la découverte de l’Amérique. Pour la Fédération des organisations autochtones de Guyane : « la Déclaration ne représente pas uniquement le point de vue des Nations unies, ni ne représente pas uniquement le point de vue des peuples indigènes. C’est une Déclaration qui combine nos vues et intérêts pour le futur. C’est un outil pour la paix et la justice, basé sur la reconnaissance mutuelle et le respect mutuel ».
La Déclaration reconnaît aux peuples indigènes le droit de posséder leurs terres et de vivre comme ils le souhaitent. Elle stipule également qu’ils ne peuvent pas être expulsés de leur territoire sans leur consentement libre et informé. Le texte prévoit de plus que les États doivent accorder réparation par le biais de mécanismes efficaces, y compris en matière de restitution, mis au point en concertation avec les peuples autochtones, en ce qui concerne les biens culturels, intellectuels, religieux et spirituels qui leur ont été pris sans leur consentement libre, préalable et éclairé, ou en violation de leurs lois, traditions et coutumes.
Ce grand moment célébré par tous les peuples premiers n’a pas été partagé par quatre grands pays : l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Canada et les États-Unis. « L’Australie s’oppose au mot autodétermination, lié d’ordinaire à des situations de décolonisation. Nous ne pouvons pas appuyer un texte qui met en péril l’intégrité territoriale d’un pays démocratique », a affirmé lors de son intervention devant l’Assemblée générale l’ambassadeur australien auprès de l’ONU, Robert Hill. L’ambassadeur du Canada, John McNee, s’est inquiété : « des conflits constitutionnels pouvant naître du droit reconnu aux populations autochtones de contester des décisions prises par un gouvernement et, ce faisant, d’exercer un droit que les autres composantes de la population ne possèdent pas ».
Selon le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale (CERD), les pays s’opposant à la Déclaration sont réputés pour les mauvais traitements qu’ils infligent aux peuples indigènes. L’Australie, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis ont dans le passé fait l’objet de « procédures d’action urgente et d’avertissements » de la part du CERD. Le Canada n’est pas mentionné dans cette liste.
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Le Canada, pays reconnu pour ses Chartes des droits et libertés, a voté contre cette Déclaration après l’avoir appuyée pendant toutes ces années. Pourquoi ? À l’exception d’un communiqué laconique sur cette question, le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, Chuck Strahl, a tenu à s’en expliquer dans une lettre ouverte : « Le Canada a voté contre l’adoption de la Déclaration dans sa forme actuelle. Cette décision, bien que difficile à prendre, était certes la bonne. Depuis plus de vingt ans, le Canada déploie énormément d’efforts pour obtenir une déclaration qui offre des conseils pratiques aux États et aux peuples autochtones. Lorsque nous appuyons un instrument international de protection des droits de la personne, nous appuyons chaque mot du texte que nous adoptons ».
Bref, les pays contre la Déclaration rejettent ce passage obligé « d’obtenir le consentement libre et éclairé (des autochtones) avant l’adoption de tout projet affectant leurs terres, territoires et autres ressources, en particulier en lien avec le développement, l’utilisation ou l’exploitation de minéraux, d’eau ou autres ressources ». Ils critiquent de plus le fait que le texte permet aux peuples autochtones d’exercer un droit de veto sur la législation nationale et la gestion des ressources.
Le ministre canadien voit, dans la Déclaration des Nations unies, des lacunes qui empêchent le Canada d’y adhérer : « l’article 26 stipule ce qui suit : "Les peuples autochtones ont le droit aux terres, territoires et ressources qu’ils possèdent et occupent traditionnellement ou qu’ils ont utilisés ou acquis." Certains groupes pourraient invoquer cette disposition pour remettre en question et rouvrir des traités historiques et modernes et pour appuyer des revendications déjà réglées ». La crainte du ministre se résume à cette hypothèse : « Comme le Canada compte plus de 600 premières nations, sans compter les nombreux groupes métis et inuits, il lui serait pratiquement impossible de respecter cette disposition, qui va bien au-delà de son obligation nationale de consulter. De plus, certains groupes pourraient interpréter cette disposition comme conférant aux peuples autochtones un droit de veto sur pratiquement toutes les questions législatives ou administratives ».
Refus bien prévisible pour le Pr Jean-François Savard, de l’École nationale d’administration publique : « Dès 1995, l’État refusait de reconnaître aux autochtones le droit à l’autodétermination tel que formulé dans cette déclaration puisqu’il permettrait, selon le gouvernement, la revendication d’une autonomie internationale. Pour l’État canadien, l’autodétermination autochtone doit être interne, c’est-à-dire une forme d’autonomie assujettie aux frontières de l’État (ce qui n’est pas sans rappeler la doctrine américaine de la Domestic Dependent Nation). [...] Cet argument, il l’a réitéré à nouveau en 2003, 2004 et 2006, mais sous différentes formes ».
Comme l’indiquait le ministre Chuck Strahl dans sa déclaration, le Pr Savard reconnaît effectivement que si : « le Canada appuyait la déclaration, celle-ci remettrait en cause un certain nombre de lois et d’articles constitutionnels qui pourraient obliger l’État à apporter des changements importants à son régime législatif et constitutionnel. De plus, puisque le Canada est fondamentalement un État de droit commun, il est raisonnable de croire que la déclaration pourrait devenir un document de référence pour les juges canadien [...]. Autrement dit, la déclaration permettrait la reconnaissance de droits qui, pour l’instant, ne sont pas reconnus au pays ». Bref, ce que le Canada cherche encore plus à protéger, c’est sa propre souveraineté et l’intégrité de son territoire (Le Devoir).
A ce propos, Le Monde indiquait, dans le cadre de cette Déclaration, que, selon des sources diplomatiques, la France avait longtemps été réticente vis-à-vis de passages clés de la déclaration, « en raison du principe d’indivisibilité de la République » et « par refus de reconnaître des droits collectifs en matière de droits de l’homme ». Mais sous l’impulsion de l’ancien président Jacques Chirac, qui attachait un intérêt particulier aux peuples premiers, ces réticences avaient été surmontées.
Les peuples autochtones au Canada ont-ils raison de s’indigner du refus canadien, s’interroge le Pr Savard. Oui. Pour deux raisons :
- la première raison découle du fait que, pour les autochtones, cette déclaration est essentiellement un document symbolique qui n’engage pas les États d’un point de vue législatif, servant principalement à combattre le racisme dont ils sont victimes. Ce que confirme Le Monde : « la déclaration, qui n’est pas un traité, n’a pas de conséquence juridique, affirme un expert français. Faute de consensus, le texte, promu principalement par les pays latino-américains, ne définit notamment pas ce qu’est un peuple autochtone » ;
- la deuxième raison concerne la position même du Canada en la matière : le Canada a toujours affirmé soutenir les travaux du groupe de travail sur la Déclaration des droits des peuples autochtones et souhaiter voir le groupe de travail terminer ce projet.
Au Canada, les réactions n’ont pas tardé. Les groupes de défense des droits de la personne ont accusé le gouvernement Harper d’essayer de garder le contrôle des ressources et du territoire revendiqués par les communautés autochtones. Les partis d’opposition ont pour leur part condamné le gouvernement conservateur, l’accusant d’embarrasser le pays sur la scène internationale et de détruire sa réputation de chef de file en matière de droits de la personne.
Ghislain Picard est le chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador. Il marque clairement sa désapprobation de l’attitude du gouvernement de Stephen Harper aux Nations unies : « Il est irresponsable qu’un gouvernement qui se prône à l’échelle mondiale un protecteur des droits de l’homme se permette de voter contre les droits fondamentaux de certains membres de son pays. Il est grand temps qu’il fasse un examen de conscience qui l’amènera à analyser en profondeur sa relation avec les autochtones ».
Dans une lettre ouverte aux médias, le chef Picard écrit : « Le 7 mai 1982, après plus d’une décennie d’études sur la question, l’Organisation des Nations unies mettait en place le Groupe de travail sur les populations autochtones. Ce jeudi 13 septembre, l’Assemblée générale des Nations unies devra se prononcer sur la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, l’aboutissement de plus de vingt années de travail des peuples autochtones du monde, de divers États et de nombreuses organisations internationales ».
Sur le refus du Canada de signer la Déclaration des Nations unies, le chef Picard y va de quelques questions fort pertinentes : « Le respect des droits de l’homme est une valeur forte et ancrée dans le cœur des Canadiens. Comment un pays qui se dit évolué, démocratique et préoccupé par le bien-être des gens qui habitent son territoire peut-il militer en défaveur d’un geste international pour le bien de centaines de milliers d’êtres humains ? Comment le gouvernement du Canada peut-il ignorer la pauvreté, la violence, la sous-scolarisation des Premières Nations ? Comment peut-il nous refuser les moyens d’améliorer notre sort et de colorer l’avenir de nos enfants ? »
Et le constat de Ghislain Picard est révélateur de la frustration des Premières Nations : « Le gouvernement du Canada doit se rendre à l’évidence. Le système qu’il a mis en place pour traiter de la "question autochtone" n’a jamais fonctionné. Des milliers de revendications territoriales s’empoussièrent sur les bureaux du ministère des Affaires indiennes du Nord Canada, des milliers de griefs autochtones n’ont jamais obtenu de réponse ».
Le Secrétaire général note que cette adoption marque un moment historique où les États membres de l’ONU et les peuples autochtones se réconcilient avec leur histoire douloureuse et se montrent résolus à avancer ensemble sur la voie des droits de l’homme, de la justice et du développement pour tous. Il appelle les gouvernements et la société civile à faire progresser, de manière urgente, le travail visant à intégrer les droits des peuples autochtones dans les droits de l’homme et les agendas du développement, établis au niveau international, ainsi qu’à tous les niveaux dans les politiques et les programmes, pour assurer que la vision qui sous-tend la Déclaration devienne réalité.
Force est de constater qu’il y aura des exceptions au vœu exprimé par Ban Ki-Moon.
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