Les Arabes, la démocratie et le développement économique
Depuis plus d’un demi-siècle, de Casablanca à Damas, des centaines de millions de citoyens arabes rêvent de vivre enfin en démocratie. La période des indépendances fit la part belle aux espoirs les plus fous mais également aux rêves les plus simples : sortir du moyen-âge économique et accéder, immédiatement et sans conditions, à la démocratie. Après s’être battus, bien souvent avec force et courage, pour obtenir leurs libertés, nos grands-parents et parents étaient convaincus que leur heure était arrivée. Ils allaient enfin voir leurs droits humains, économiques et sociaux respectés.
Des décennies plus tard, beaucoup sont morts sans avoir réalisé leurs rêves ; d’autres – désormais au crépuscule de leurs vies – estiment, légitimement – avoir été trahis.
Cependant, peu ou prou, tous ces pays nouvellement admis dans le concert des nations, adoptèrent, en accédant à l’indépendance, le parti unique, le népotisme, le clientélisme et la corruption comme mode de gestion des affaires de la nation. Dans les rares pays qui optèrent pour le multipartisme, celui-ci était de façade et se conjuguait toujours en mode tribalisme. Quel que fût le régime politique instauré – république ou monarchie – et le modèle économique choisi – socialisme étatique, économie de marché ou un mix des deux – les chefs d’État arabes de la seconde moitié du XXe et du début de ce nouveau millénaire furent tous, sans exception, des dictateurs.
Sous le prétexte bien commode d’assurer le développement économique de leurs pays, ces despotes, rarement éclairés, s’écartèrent du chemin des libertés fondamentales et des droits humains. Ils exigèrent de leurs citoyens de se serrer la ceinture et les dents et de renoncer à leurs droits, tout en leur assurant que cette voie-là conduirait immanquablement au développement économique.
Aux yeux de ces responsables politiques, leurs concitoyens n’étaient pas encore prêts à vivre dans un État de droit. Ils n’étaient pas les seuls à penser que tous les humains ne sont pas aptes à vivre en démocratie ! En 1964, dans une revue éditée par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), un chercheur en sciences politiques écrivait :
« La démocratie est […] difficile dans un pays sous-développé. Il n’est pas certain – au moins sous sa forme occidentale – qu’elle soit souhaitable. Tout développement accéléré semble supposer un régime fort, capable de définir un plan rigoureux, de mobiliser les masses, de leur imposer de longs sacrifices. »[1]
Au vrai, lors de la seconde moitié du XXe siècle, beaucoup de politologues affirmaient qu’il était impossible de parvenir concomitamment au développement économique et à l’instauration de la démocratie.[2] Tous usaient du même paradigme : seul un ordre politique fort et stable pouvait entreprendre les réformes économiques et sociales nécessaires pour le développement des sociétés arabes. De bon gré ou à leur insu, ces intellectuels furent les meilleurs avocats des dictateurs de l’histoire contemporaine, et de ce fait des nombreux despotes arabes. À leurs yeux et à ceux de nos dirigeants, nous ne sommes que des bœufs, au mieux des gueux, dans tous les cas des individus immatures que seules des dictatures peuvent contenir.
En 2015, les citoyens arabes aspirent toujours à vivre enfin en démocratie. En outre, ils n’ont pas perdu l’espoir de sortir de cette sempiternelle voie du développement et voir l’économie de leurs pays décoller une fois pour toute. Aucun pays arabe n’est une puissance industrielle ou technologique. Les voitures, les téléviseurs, les ordinateurs, les téléphones portables, les satellites, les avions, les trains, les métros et les tramways achetés et utilisés par les Arabes sont de marques européennes, nord-américaines ou asiatiques. Les avancées en médecine et dans les différentes sciences ne proviennent jamais de laboratoires arabes.
Les États qui disposent d’un fort produit intérieur brut (PIB) le doivent à une économie de rente dépendante des prix du pétrole et du gaz naturel.[3] Ceux qui ne disposent pas de cette manne ont depuis fort longtemps fait le choix de l’industrie du tourisme, grande pourvoyeuse de devises mais à faible valeur ajoutée. Les richesses se construisent exclusivement sur l’import-export et les compradors s’accaparent la meilleure part, cédant si nécessaire aux concussionnaires.
Cependant, les dirigeants arabes actuels, à l’instar de leurs prédécesseurs, prétendent œuvrer pour le développement économique et social de leurs pays. Au reste, leurs discours et rhétorique n’ont guère évolué : le développement d’abord, la démocratie et les libertés ensuite, plus tard, mais surtout pas maintenant. Ultérieurement. Après. Un après qui, tardant à arriver, tend à signifier jamais ; un Inch Allah auquel on ne croit pas ; on y croit plus.
Depuis quelques années, les responsables politiques arabes utilisent un autre argument pour justifier l’autoritarisme, les graves atteintes aux libertés fondamentales et le recours à la torture. En effet, depuis les années 1990, les citoyens arabes voient leurs libertés confisquées pour d’autres raisons. Non seulement cibles privilégiées des jihadistes, les citoyens arabes voient leurs libertés fondamentales et leurs droits sacrifiés, bafoués voire reniés au nom justement de la lutte contre le terrorisme islamiste. De Rabat à Damas, les citoyens vivent une sorte de double peine. C’est l’incompétence des dirigeants arabes, leur autoritarisme, leur refus de partage du pouvoir, leur refus également de construire une société sécularisée qui conduisent tant de jeunes et moins jeunes, hommes et femmes, dans le chemin du nihilisme. Le développement économique, oui, dès que possible. Au plus vite. La démocratie, c’est maintenant et tout de suite.
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© Youssef JEBRI, décembre 2015
[1] Maurice Flory, in Annuaire de l’Afrique du Nord, tome I, Éditions du CNRS, Paris, 1964, p.18.
[2] Lire notamment Manfred Halpern, The Politics of Social Change in The Middle East and North Africa, Princeton University Press, 1965 ; Samuel Huntington, Political Order in Changing Societies, Yale University Press, 1969.
[3] Il s’agit là des monarchies pétrolières du Golfe : Arabie saoudite, Bahreïn, Émirats arabes unis (EAU), Koweït, Oman et Qatar.
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