Les sentinelles éternelles
Cela fera bientôt trente ans qu’elle attend, patiemment, qu’un infortuné vienne la réveiller. Pour elle, n’importe qui fera l’affaire, le premier qui passera et aura le malheur de poser le pied sur elle, parce qu’il ne savait pas qu’elle était là, tapie juste en dessous de lui, ou parce qu’il n’est qu’un enfant qui avait momentanément oublié qu’on ne peut pas jouer ou se promener partout en toute sécurité.
Depuis toutes ces années, elle a bien failli exploser plusieurs fois, mais le destin en a décidé autrement. Son heure n’était pas encore venue. La première fois, c’était cette villageoise qui l’a ratée de peu. Elle a eu de la chance, voilà tout. Peut être en a-t-elle eu moins le jour suivant, ou quelques centaines de mètres plus loin. Puis c’est un gamin qui n’est passé qu’à quelques centimètres d’elle. Puis un buffle insouciant. Qui aurait regretté un buffle, de toute façon, à part son propriétaire, pour qui la bête représentait un outil de travail coûteux et indispensable à sa survie quotidienne et à celle de sa famille ?
Alors pour l’instant, elle est là et elle attend. Un jour, c’est sûr, quelqu’un va se faire avoir. Si ce n’est demain, ce sera la prochaine fois. Ce n’est qu’une question de temps… A moins que les équipes de démineurs ne parviennent à la dénicher avant. Parfois, ce sont les démineurs eux-mêmes qui se font avoir. Ils ont beau prendre toutes les précautions, porter des équipements de sécurité et vérifier leur matériel de détection avant chaque utilisation, cela ne suffit pas toujours à assurer leur parfaite sécurité.
Au Cambodge, on les appelle les sentinelles éternelles. Des mines comme elles, ce pays et tant d’autres en sont toujours truffés. La plupart sont enterrées, et il peut y en avoir partout, dans les champs, les forêts, près des routes. Il y en a encore des millions de part le monde, qui attendent leur tour pour exploser et tuer, ou mutiler à vie, des hommes, des femmes et des enfants, des civils dont la vie va soudainement basculer dans l’horreur, et pour qui la guerre continue encore, même quand elle est, depuis longtemps, officiellement terminée.
Des pays minés, il y en a énormément, et sur presque tous les continents. Le Cambodge est en tête, avec l’Angola,
Encore quelques millions de mines qui attendent leur heure, encore quelques millions de vies potentiellement brisées…
La guerre est déjà en soi une chose horrible, et le plus insensé est que, l’histoire de l’humanité étant intimement liée à celle de ses conflits, il existe par conséquent une histoire de l’évolution technologique des armements.
Difficile, donc, de dire sans voir le côté absurde de la situation que la fabrication des mines fut améliorée au fil du temps. Et pourtant, l’industrie de la guerre semble comporter, elle aussi, sa branche « recherche ».
L’ancêtre des mines aurait été inventé dès le 3ème siècle en Chine. Différentes versions se sont ensuite développées au Moyen Age et durant les siècles suivants, mais c’est lors de la guerre de Sécession aux Etats-Unis que les premières mines dotées d’un détonateur moderne firent leur apparition.
Puis les premières mines « antipersonnel » sont apparues lors de la première guerre mondiale. Elles servaient alors à protéger les champs de mines anti-chars.
Au départ, les mines antipersonnel n’ont donc pas été utilisées contre les populations civiles, mais à des fins purement militaires, afin que les mines anti-chars ne puissent être déterrées par les troupes ennemies mais aussi pour défendre les frontières, les ponts ou les camps, et pour entraver les déplacements des troupes ennemies.
Elles furent conçues pour blesser gravement, mais non tuer, car l’idée était de détourner d’autres soldats de leur mission, et ainsi ralentir l’avancées des troupes, tandis qu’ils venaient en aide au blessé. Cependant, quand on sait qu’il suffit d’une pression de cinq à quinze kilos pour déclencher une de ces mines, on comprend qu’un très jeune enfant ait toutes les chances d’y passer.
Ce n’est que plus tard que les mines antipersonnel ont commencé à être sciemment utilisées contre les civils, pour les terroriser, leur empêcher l’accès aux champs, et empêcher les mouvements de population, lors de conflits internes.
Elles furent miniaturisées pendant la deuxième guerre mondiale, et devinrent au fil du temps de plus en plus sophistiquées.
Des mines, il y en a de toutes sortes. On a développé, par exemple, des mines que l’on peut larguer par avion. Ce système rend tout repérage de l’emplacement de la mine impossible à effectuer, puisque personne ne sait où elle a atterri. Et comme on n’arrête pas le progrès, des mines dites « intelligentes » furent également conçues. Ce n’est pas une blague, on les a vraiment nommées ainsi. Certaines sont programmables, d’autres sont supposées s’autodétruire après un certain laps de temps. Le problème, c’est que nombre de ces mines, visiblement pas si intelligentes que ça, ne se désactivent pas comme prévu. De toute façon, même si l’on utilise désormais ce type de mines intelligentes, on ne peut pas nier qu’elles ont tout de même été fabriquées et enterrées dans l’unique but de blesser ou tuer, et non juste pour demeurer sous terre pendant quelques temps, en attendant de s’autodétruire bien gentiment. De plus, cela n’empêche pas les autres mines, les « stupides », d’être toujours là, enfouies sous terre depuis les conflits qui ont motivé leur utilisation, et de continuer, au fil du temps, à faire de nouvelles victimes de part le monde. Les belligérants préfèrent d’ailleurs utiliser celles là, en raison de leur coût moins élevé.
Combien de temps encore cette situation, dans laquelle il n’est fait aucune distinction entre civils et combattants, va-t-elle durer ? Plusieurs pays continuent de produire ou d’utilisent des mines, pourtant interdites par la convention de 1997, appelée aussi Traité d’Otawa, qu’ils ont refusé de signer.
Les mines antipersonnel ont été, et sont toujours, d’autant plus utilisées que leur fabrication est facile, et leur coût de revient très faible. Il n’est souvent que de trois dollars seulement. Les mines sont également fabriquées de manière artisanale dans les pays où se battent des groupes rebelles. En revanche, les détecter et les déterrer revient à plusieurs centaines de dollars pièce. Cette détection et destruction des mines antipersonnel est rendue obligatoire par
(Article 1)
Cependant, beaucoup de pays touchés par les mines ne peuvent assumer seuls ces coûts de nettoyage des sols, et comptent sur l’aide financière des ONG et sur la bonne volonté des pays développés.
Il existe donc, heureusement, des organismes qui se battent pour faire définitivement interdire les mines de toute nature. Parmi ces organismes, citons par exemple deux ONG : Handicap International, qui se bat pour l’élimination totale des mines antipersonnel et des bombes à sous munition (interdites par le Traité d’Oslo en 2008), ou le HAMAP (Halte Aux Mines Anti Personnel). Il faut citer également le CMAC cambodgien, créé en 1992, financé par l’aide internationale et devenu véritablement un expert du déminage, ou le MAG britannique. Il en existe d’autres, et chacun contribue autant qu’il le peut à nettoyer la planète de ces millions de pièges potentiellement mortels qui l’infestent.
Leur lutte est parfois médiatisée par l’action de personnalités, comme ce fut le cas lorsque
De plus, les associations regroupées au sein de
La convention de 1997 oblige donc les pays à déminer leurs sols, ou les pays possédant des stocks de mines à les détruire. Elle autorise cependant aux pays signataires la conservation d’un certain nombre de mines dans le but de mettre au point des méthodes de détection et former les démineurs.
Ces méthodes de déminage sont variées. Elles peuvent être manuelles, avec une détection centimètre par centimètre au moyen d’un détecteur de métaux. Cette méthode, qui peut donner l’impression de chercher une aiguille dans une botte de foin, est toutefois la plus fiable (même si le détecteur s’affole au moindre bout de métal, monopolisant alors l’attention des démineurs et retardant encore davantage les opérations).
Après le passage du détecteur, on enfonce, en prenant mille précautions, une tige pour sonder le sol. Il ne faut surtout pas que la tige déclenche le détonateur ! Dès qu’elle touche l’objet, les démineurs, retenant leur souffle, s’activent et commencent à le déterrer prudemment.
« Je l’avoue, j’ai toujours peur des mines, mais je travaille lentement et minutieusement, j’ai confiance dans nos équipements. » confiait en 2004 Suon Sambath, démineur au CMAC depuis 1993.
Il existe également des robots démineurs, des chiens démineurs, mais également des rats géants, dressés eux aussi pour retrouver les munitions.
Quand ce n’est pas les villageois qui décident de s’en charger eux-mêmes avec les moyens du bord, car ne pouvant continuer plus longtemps à se priver des champs qu’ils ont besoin de cultiver.
La détection des mines est parfois rendue très difficile par le fait que certaines n’ont pas été fabriquées avec du métal, mais du plastique. De plus, les techniques de déminages évoluent malheureusement avec plus de lenteur que les améliorations technologiques apportées aux mines.
Aussi importante que la détection et la destruction des mines est la prévention au sein de la population. Des programmes éducatifs, comme les PEPAM (Programmes d’Education pour
Il est donc très important que les gens, en particulier les jeunes enfants, se montrent extrêmement prudents, et apprennent les gestes qui peuvent les sauver avant qu’il ne soit trop tard, comme par exemple savoir reconnaître les mines pour ne pas les confondre avec des jouets.
Au-delà du grand nombre de victimes que font les mines chaque année, il faut également prendre en compte le traumatisme de la population de la zone minée, qui se traduit par exemple par la peur d’aller chercher l’eau dont on a besoin, ou l’appréhension qu’on peut ressentir quand on va cultiver un champ qu’on ne peut se permettre de laisser en friche, en ne sachant pas si ce champ est miné ou non... Beaucoup de paysans préfèrent à juste titre ne pas y aller et laisser les terres à l’abandon, mais dans ce cas c’est toute la communauté qui, faute de revenus suffisants, s’appauvrit de plus en plus, voire même sombre dans la misère.
C’est donc toute l’économie du pays qui est, longtemps encore après le conflit, gravement handicapée par la présence invisible et sournoise des mines.
Il est temps que les enfants qui vivent dans les zones touchées puissent enfin recommencer à jouer où bon leur semble, sans devoir garder en permanence à l’esprit l’éventualité de sauter sur une mine, sans que l’on doive leur inculquer la peur afin de leur sauver la vie.
Et qu’on ne puisse plus jamais lire de témoignages d’hommes, de femmes et d’enfants donc la vie à subitement basculé dans l’horreur, parce qu’ils ont eu le malheur un jour, un simple jour de malchance, de poser le pied juste à l’endroit où il ne le fallait pas…
« Après l’explosion, j’ai vu de la fumée. J’étais à terre et je ne comprenais pas ce qui arrivait. C’est seulement lorsque j’ai tenté de bouger que j’ai compris que je perdais du sang. »
Lay Sokhum, 14 ans. Cambodge. (1)
« Je n’ai pas réalisé tout de suite ce qui s’était passé. Au début, je n’ai ressenti aucune douleur, mais lorsque j’ai baissé les yeux, j’ai vu que l’explosion avait arraché la moitié inférieure de ma jambe gauche. »
Vairavanathar Gengatharan, 53 ans. Sri Lanka. (2)
« Ma mère m’a demandé d’aller au marché avec ma sœur pour acheter des médicaments pour mon père malade. Nous sommes passées par un chemin que j’avais déjà emprunté très souvent… »
Suk Ratha, 15 ans. Cambodge. (3)
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