Nationalisme japonais : la question du Yasukuni
Vous avez certainement entendu parlé du sanctuaire japonais qui fait polémique dans toute l’Asie orientale, attisant les conflits diplomatiques entre le Japon, la Chine et la Corée. J’ai assisté mercredi 21 mars à une conférence de Takahashi Tetsuya, philosophe et francophile qui a grandement contribué à introduire au Japon les travaux de Jacques Derrida. En 2005, en marge de son travail philosophique, mais dans la foulée de son engagement intellectuel et moral, il a publié un petit ouvrage sans concession, à destination du grand public, sur le sanctuaire Yasukuni. Voici donc un résumé de son analyse de la « question du Yasukuni », un peu plus poussée que celle que l’on entrevoit parfois dans les journaux occidentaux.
On pouvait considérer, jusqu’à il y a peu, que le Japon était dans une période d’après-guerre. Aujourd’hui, cet après-guerre s’effrite peu à peu et l’on semble rentrer dans un nouvel avant-guerre. Trois facteurs symptomatiques de ce basculement sont en effet réunis. Tout d’abord, on parle de plus en plus au Japon d’une révision de l’article 9 de la Constitution promulguée en 1945, réduisant l’armée japonaise à une force d’autodéfense. En second lieu, Shinzo Abe a révisé la loi fondamentale sur l’éducation et réinstaure l’ « éducation patriotique ». Enfin, et c’est ce dont il est question ici, l’ex-Premier ministre Koizumi a visité le sanctuaire Yasukuni une fois par an pendant toute la durée de son mandat malgré les vives critiques de la Chine et des citoyens japonais.
Ce qui fait le plus polémique, c’est le fait que quatorze condamnés à mort lors des procès de Tokyo soient enterrés dans ce sanctuaire, (en réalité sept ont été condamnés à mort et sept sont morts en prison). Cependant, ces âmes ne sont pas les seules à reposer au Yasukuni, elles comptent parmi celles des soldats de l’invasion de Taiwan, des guerres sino-japonaises, russo-japonaises, la Première Guerre mondiale, la guerre du pacifique, la Seconde Guerre mondiale : en tout plus de 400 000 « âmes héroïques » reposent au sanctuaire Yasukuni, qui depuis sa construction en 1869 est dédié à la guerre. Cependant, après la défaite du Japon, les cultes et la politique furent séparés, ce qui « neutralisa » le sanctuaire.
Aujourd’hui le Japon utilise ce sanctuaire pour falsifier des pans entiers de l’Histoire. En effet, en 1978 déjà, des familles taiwanaises revendiquaient le retrait de leurs époux ou parents morts à la guerre. Les Chinois et les Taiwanais enrôlés de force dans l’armée japonaise comptent en effet parmi les âmes célébrées au sanctuaire Shintô. Depuis toujours, les bonzes refusent tout rapatriement de corps, se justifiant en disant que ces hommes sont morts en temps que Japonais et ne peuvent pas à présent cesser d’être japonais. Ils vont même jusqu’à affirmer que ces hommes étaient des « volontaires pour le champ d’honneur », alors que ces soldats sont pour beaucoup morts de faim, car Tokyo ne cessait d’envoyer des hommes sans que la nourriture ne puisse être acheminée au front.
Koizumi, pendant toute la durée de son mandat, a continué de visiter le Yasukuni tous les 15 août, date officielle de la défaite du Japon. En 2006, de vives critiques de la part des médias japonais et des 6000 organisations en défaveur de Koizumi sont relayées par les médias sud-coréens et chinois. Koizumi qualifie ces critiques d’« ingérences étrangères » et visite à nouveau le sanctuaire le 15 août 2006. Ces visites sont un détournement de la Constitution japonaise qui sépare les cultes de la politique. De surcroît, l’été dernier, plusieurs hommes politiques japonais sont allés jusqu’à envisager une renationalisation du Yasukuni.
Ce qui a toujours défrayé la chronique, c’est l’hommage rendu aux criminels de rang A, qui ont commis des crimes entre 1928 et 1945. Cependant, les guerres de domination coloniales dès 1878 contre la Corée et Taiwan sont passées sous silence. Tacitement les médias et le gouvernement font l’impasse sur le passé colonial du Japon et les crimes odieux qui ont été commis. Les manuels scolaires justifient cette colonisation en la décrivant comme une lutte contre l’impérialisme occidental.
Ces réformes de l’éducation, la politique agressive du Japon avec le Yasukuni et la révision de l’article 9 de la Constitution, limitant l’armée à des forces d’autodéfense, créaient un contexte inquiétant que Takahashi Tetsuya va jusqu’à qualifier de nouvel avant-guerre.
Il ne faut pas oublier que tout ceci ne peut se faire que dans le cadre d’une redéfinition du traité nippo-américain. Un tel changement ne pourrait en effet avoir lieu sans l’accord des États-Unis qui, rappelons-le, ont rédigé la Constitution japonaise. Des dirigeants américains ont d’ailleurs déclaré qu’ils espéraient voir le Japon devenir bientôt un allié aussi fidèle en Orient que l’est l’Angleterre en Occident, dans l’optique des guerres à venir. Les conservateurs japonais ont apparemment considéré cette redéfinition du traité nippo-américain comme l’occasion de se « réaffirmer » sur la scène politique internationale. Enfin, s’ils ne détiennent pas l’arme atomique, tout le monde se doute qu’avec le nombre de centrales nucléaires dont ils disposent, il leur faudrait moins d’un mois pour l’assembler.
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