Ni victimes, ni envahisseurs...
'La vérité dite aux Musulmans d'Occident' : après le quatrième, c'est le dernier épisode !
(Suite du quatrième épisode) L'expansion coloniale n'avait pas eu de cadre géographique précis, en dehors duquel rien ne se serait passé. Elle n'avait pas eu de début nettement identifiable, puisque les querelles dynastiques et géopolitiques modernes avaient seulement débordé du continent européen en Méditerranée, dans la continuité de l'histoire médiévale (voir premier épisode). L'arrivée des Italiens en Tripolitaine ou des Français au Maroc (1911-1912) intervint au moment même où s'enclenchait le mouvement de retrait des Européens.
En Libye, au Maroc ainsi qu'en Syrie, la résistance à l'envahisseur s'inscrivit dans l'histoire de la décolonisation, avant que l'on eût prononcé ce mot. La guerre du Rif (1921-1926), l'insurrection syrienne (1925-1927), ou la rébellion libyenne, dite des Sénoussides, derrière Omar El Mokhtar (arrêté et exécuté en 1931) rentraient toutefois dans l'histoire comme des flambées passagères.
A chaque fois, les troupes européennes pratiquèrent la guerre avec la même brutalité que l'on avait observé sur le continent : brièvement en 1870-1871, systématiquement entre 1914 et 1918. En Afrique du Nord et au Proche-Orient, les civils n'échappaient pas plus à la dureté des militaires que les civils européens : on bombarda Damas comme d'autres avaient pilonné Paris. On plaça les Libyens ou les Syriens sous le régime de la loi martiale, comme les Belges et les Français occupés après 1914 sous celle des Allemands, ou comme les Sarrois et les Rhénans sous celle des Français après 1918.
Les hommes politiques présentés comme les plus pacifiques se réjouirent de ce qui apparaissait comme le rétablissement de l'ordre colonial. Comme Aristide Briand s'exprimant devant la Chambre en décembre 1925, un an avant de recevoir le prix Nobel de la paix :
" C’est dans le même esprit de paix que nous entendons terminer dans un bref délai les affaires du Maroc et de la Syrie aussitôt qu’auront été réduites les agressions fomentées contre l’oeuvre de civilisation et de traditionnel libéralisme de la France " [source]
Avec l'expansion coloniale, la démocratie et l'humanisme restèrent au nord de la Méditerranée. L'Islam ne gênait aucunement les autorités. En Egypte, à partir de 1927, celles-ci décidèrent même d'appuyer les fondamentalistes qui affaiblissaient leurs adversaires laïcs : selon toutes vraisemblances, Hassan Al Banna accepta des subsides de la Compagnie du Canal pour développer son mouvement dans le pays. Ses Frères musulmans dépassèrent le cap du million de membres en 1946 [source].
En Palestine, la révolte des Arabes contre l'occupant britannique et les colons juifs reçut bien le soutien du grand mufti de Jérusalem. Mais Amin Al-Husseini ne rassembla guère autour de lui que quelques poignées d'illuminés, bientôt prêts à s'enrôler dans les rangs de la Wehrmacht [source]. En France, la Troisième République courtisait même les responsables religieux au point de construire une mosquée en plein Paris [source]. Avant quelques autres : Mosquées, passions françaises. Parce qu'ils estimèrent l'Islam insuffisant pour prêcher la révolte contre les Européens, les nationalistes musulmans s'en affranchirent peu après.
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L'expansion coloniale n'avait répondu à aucun plan préconçu, hormis la mise à profit par la Russie, la France et le Royaume-Uni des difficultés rencontrées par le Sultan d'Istanbul au Caire, à Alger ou dans le Péloponnèse. Dans l'embrasement général de l'empire Ottoman et la guerre entre Grecs et Turcs, des dizaines de milliers de Chrétiens arméniens moururent de faim ou de mauvais traitements ; l'épisode empoisonne toujours les relations de la Turquie avec le monde occidental : Un petit Turc qui cloche. De chaque côté de la mer Egée, des Chrétiens et des Musulmans furent chassés de leur terre maternelle, participant au premier nettoyage ethnique de l'histoire contemporaine et polluant durablement les relations entre Grèce et Turquie [source] ; le tout dans l'indifférence générale.
Dans le cas de la France, l'expansion coloniale satisfaisait l'appétit de puissance, contrebalançait la nostalgie d'une influence perdue sur le monde. La terrible répression de Sétif ouvrit les yeux aux rares observateurs avertis : Ne pas confondre Sétif et sélectif. L'Afrique du Nord avait pourtant servi de base de départ pour la reconquête de la France, à partir d'Alger : le GPRA. Mais les Gaullistes oublièrent vite les promesses d'un soir (source). Après 1945, le Maghreb attendait des réformes profondes. En Algérie se juxtaposait l'apparence d'une gestion métropolitaine avec des départements et des préfectures, et le simulacre d'un développement économique qui maintenait la population "musulmane" dans un état de non citoyenneté.
Les indépendances parurent aux nationalistes les plus déterminés - souvent francophiles - comme des solutions inévitables. 1956 (pour le Maroc et la Tunisie) et 1962 (pour l'Algérie) ne constituèrent cependant des tournants que pour ceux qui exprimèrent le souhait de rester au Maghreb. Des dizaines de milliers d'autres décidèrent de partir en métropole ; parfois dans des conditions financières particulièrement précaires. On retient à juste titre le sort des Européens rapatriés, un peu moins celui des Arabes qui aimèrent la France jusqu'au bout. C'est-à-dire jusqu'à saisir l'ingratitude de leurs (quasi) compatriotes.
Le Bachaga Boualam alerta bien les députés sur les exactions commises par les vainqueurs de l'Algérie indépendante. Sans infléchir le cours de l'histoire.
" On leur avait juré pour toujours et à la face du monde la fraternité. Rappelez vous ces hommes, ils n’étaient pas, ils ne sont pas un mythe. Vous les avez vus, tout le peuple de Paris les a vus, les a acclamés, portés en triomphe. Ce fameux 14 juillet 1958, sept mille d’entre eux, les plus valeureux, venus de leurs villages et de leurs villes, malgré les menaces, drapeaux en tête avec toutes leurs décorations, avaient remonté les Champs-Elysées devant le chef de l’Etat. Ces hommes, vous les avez appelés vos frères, vos compatriotes. Vous leur avez demandé, tout le pays leur a demandé de poursuivre le combat jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la victoire, car celle-ci n’était possible que grâce à eux, grâce à leur sacrifice. Ils ont répondu, ils se sont battus. Ils ont cru qu’ils avaient gagné. Beaucoup sont morts. Aujourd’hui dans toutes les villes et les villages d’Algérie, terrés et angoissés, ceux qui demeurent attendent que vous décidiez de leur sort. Oui de leur sort et de celui de leur famille, car c’est pour eux une question de vie ou de mort. Depuis les accords d’Evian, le silence est tombé sur ces soldats d’hier, comme si leur existence même était un remords ou peut-être une gêne pour mener à bien une politique qui est, j’aurai le courage de le dire, une politique d’abandon." [source]
Mais les indépendances ne brisèrent en rien les liens entre les deux bords de la Méditerranée. Bien plus, la Cinquième République bâtie sur les cendres de l'Algérie algérienne accueillit à bras ouverts des dizaines de milliers de travailleurs, prêts à vivre dans des conditions précaires - exemple du bidonville de Nanterre - à occuper les postes les plus éprouvants et mal payés : dans le BTP ou l'automobile. Avec d'autres, venus en particulier de la péninsule ibérique, les immigrés maghrébins participaient à l'ouvrage collectif : la construction de la France moderne. Seul le PCF protesta bruyamment, avant d'être relayé par le Front National dans les années 1980, au nom de la concurrence déloyale d'ouvriers dociles et non syndiqués.
Pourtant la question religieuse ne posa pas jamais de difficultés. Le ramadan ne coûtait pas grand chose au patronat français. Certes, les Musulmans ne disposaient pas de lieux de prières. Mais un grand nombre provenaient du djebel, de villages de l'Atlas ou de Kabylie où les paysans se passaient d'eau potable, d'électricité et de mosquées ; les conditions indignes dénoncées par des Européens qui auparavant avaient milité pour les indépendances sans rien connaître du Maghreb, ne troublaient pas les arrivants.
Le malaise de la communauté musulmane française s'est développé plus tard, parce que l'immigration débouchait sur une intégration grippée par la disparition du plein emploi et la mauvaise transmission de repères non maîtrisés entre les arrivants et leurs descendants : religiosité rituelle faute de compréhension de l'arabe classique (la langue du Coran), relations intra-familiales bloquées parce qu'en décalage intégral avec la société de la consommation de masse et de l'épanouissement individuel née dans les années 1960, parcours professionnels en forme d'impasse puisque des savoir-faire ruraux n'étaient d'aucune utilité dans une société urbanisée... L'intégration, des milliers d'immigrants (une majorité ?) l'expérimentèrent en transmettant au mieux des codes vestimentaires ou alimentaires, la coutume du ramadan. Mais Musulman un jour...
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Ce sont les Britanniques puis les Américains qui s'imposèrent dans le dernier acte, après 1945. Il y eut certes quelques coups intermittents de la diplomatie française : soutien apporté à Israël après 1948, avec la participation à l'attaque de Suez en 1956. Une rupture s'amorça après la guerre des Six-jours (source). Au nom de ses intérêts économiques, Londres prit au contraire des décisions aux effets toujours perceptibles : transformation en protectorats des monarchies wahhabites de la côte Persique, ingérence en Iran, appui apporté à Ibn Séoud roi du Nedjd puis du Hedjaz (1902), soutien aux insurgés arabes en 1916 contre les armées ottomanes par l'intermédiaire de Lawrence d'Arabie.
Les Américains prolongèrent l'action précédente, en soutenant de façon continue la monarchie saoudienne obscurantiste - Spartacus dans le Golfe - mais regorgeant de pétrole dans son sous-sol. Les dollars récoltés par les pétromonarchies garantirent une prospérité écrasante, artificielle - Dubaï a cédé - et finalement préjudiciable au monde occidental ; malgré des investissements importants en Europe et en Amérique du Nord. Cet argent a permis de payer nombre d'associations cultuelles, des prédicateurs plus ou moins ouverts à l'Occident et la construction de mosquées jusqu'en Australie ou au Canada : le souci de développer le dialogue inter-religieux demeura lettre morte.
Les Occidentaux crurent possible une victoire de l'Ouest contre le communisme grâce aux croyants : en Egypte avec Sadate et plus encore en Afghanistan. Les complications apparurent dès 1979 en Iran : Comment peut-on être aussi peu perçant ? Le très pieux commandant Massoud réalisa trop tard qu'il avait servi temporairement de pion : Une poignée de noix fraîches. La suite ne nécessite pas de développement particulier, tant le scénario est connu : la guerre contre les Taliban à partir de 2001, puis contre Sadam Hussein en 2003. L'idéalisme ne fait pas bon ménage avec la politique : Obama n'est pas Géronte.
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Personne n'enlèvera néanmoins à la diplomatie américaine sa fidélité à Israël, dernier et solide pont entre Orient et Occident. Car à partir de la guerre du Kippour (1973), les Israéliens se passèrent de l'aide des Européens. La deuxième génération, celles des Israéliens nés après la proclamation de l'Etat hébreu fit la preuve que l'histoire se poursuivait : plus que l'aboutissement religieux d'un retour vers la Terre promise, plus qu'une utopie politique, plus qu'une colonisation agricole. Les Palestiniens étaient repoussés, mais qui se souciait vraiment de leur sort ? Un grand nombre purent vivre en Israël et pratiquer librement leur religion (source).
Plus surprenant encore, le mouvement Hamas tira le plus grand profit du soutien discret de Tel-Aviv après la première Intifada : les Israéliens imaginaient déstabiliser le Fatah en lui opposant des islamistes radicaux. En 1987, le frère musulman Cheikh Yassine faisait moins peur que Yasser Arafat [source]. Lorsqu'ils prirent la mesure de leur erreur, les Israéliens crurent possible d'intervenir. Il était trop tard. L'exécution du leader ne changea pas le cours de l'histoire et la montée en puissance des islamistes dans les territoires palestiniens.
Il reste qu'encore aujourd'hui, les Musulmans israéliens jouissent d'avantages sans équivalents au Proche-Orient. En 2010, ils représentent un sixième de la population totale d'Israël (1,3 million d'habitants), mosaïque ethnique dans un pays aux allures d'empire Ottoman en miniature : Comment l'historien Shlomo Sand n'a rien inventé. Beaucoup d'Arabes préférèrent franchir après 1948 le Jourdain ou la frontière Sud du Liban. Les autres choisirent les camps de réfugiés, parce que l'Egypte et les monarchies du Golfe se débinaient.
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L'islamophobie ou rejet de l'Islam par une frange d'Occidentaux s'avère difficile à analyser. Car le spectre va de l'intellectuel parisien ou londonien au tueur en série norvégien. Il traverse toutes les familles politiques, de l'extrême gauche pro-palestinienne à l'extrême-droite nostalgique des colonies. Il me préoccupe au point de rédiger cinq posts successifs sur le même sujet. Mais il s'appuie généralement sur une connaissance théologique lointaine et une mauvaise appréciation du contexte. Les Musulmans ne furent pas victimes pour leur foi. Ils ne sont pas des envahisseurs. Ils risquent finalement de payer les pots cassés.
Car l'Occident n'a besoin que d'une chose, le pétrole. Tout le reste se dissipera, y compris peut-être le soutien à Israël : je suppose que cette éventualité rentre dans les calculs des dirigeants israéliens les plus lucides.
L'Islam, enfin, ne peut servir d'identité. Quelle que soit l'importance donnée au Coran et à son prophète, les Arabes sont minoritaires ; ne serait-ce que par la répartition géographique des Musulmans à l'échelle du monde : le premier pays en effectifs est l'Indonésie, mais le sous-continent indien passe devant, en chiffres cumulés (Bangladesh, Pakistan et Inde). L'Islam n'a jamais suscité depuis la fin du Moyen-Age de guerre à motifs religieux : les attentats du 11 septembre 2001 ont été préparés par une organisation désavouée par les religieux musulmans. Ben Laden fut un fils perdu de l'Arabie Saoudite pro-occidentale [source]. Dans leur immense majorité, les Musulmans concernés vivent paisiblement en Europe et en Amérique du Nord ; régulièrement ostracisés en Occident, ils jaugent toutefois la qualité de vie des Musulmans d'Afrique du Nord et du Proche-Orient...
Et l'islamisme, qui étendrait ses tentacules ici ou là, en Libye, en Egypte ou en Tunisie ? Je le néglige parce que l'histoire a jugé. Cela ne signifie bien sûr pas l'extinction du danger islamiste. De fait, ce radicalisme n'a produit que désillusion dans les deux derniers siècles : même si le cas iranien mériterait un développement.
Ce sont les nationalistes qui ont initié la guerre par tous les moyens - c'est ainsi que l'on parla longtemps du terrorisme. Ce sont eux qui ont chassé les Européens d'une partie de la Méditerranée ; on peut le regretter, mais c'est un fait.
Les nationalistes ont sombré par la suite, les uns séduits par un tiers-mondisme pro-soviétique de sinistre mémoire, les autres simplement rongés par les ans, finalement désorientés par les changements de cap brusques de la realpolitik occidentale : Sadam Hussein en Irak, Ben Ali en Tunisie, Moubarak en Egypte, Khadafi en Libye ; bientôt suivis par d'autres en Syrie et ailleurs ? Devenus pro-occidentaux, parfois religieux quand cela les arrangeait, ils ont accaparé le pouvoir au point de massacrer sans ciller, de confisquer la rente pétrolière, et de désespérer leurs populations. Leur bilan restera maigre, limité à des clientèles de fonctionnaires vénaux, brutaux et bornés...
Que l'islamisme séduise les oublieux ne m'étonne pas. Mon souhait ultime est celui d'une coexistence pacifique, une fois dissipés les malentendus du passé. Comme le capitaine Nemo à la fin de sa vie sur L'île mystérieuse.
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