Poutine redessine-t-il le Proche-Orient ?
Où va Poutine dans la galère Syrienne ? La préservation des facilités octroyées à la marine russe à Tartous, donne au président russe une opportunité pour une action plus en profondeur au Proche-Orient. La concession d'une réelle base militaire aérienne au centre de la Syrie, la coordination entre Russes et Israéliens, l'accord israelo-jordanien sur la mer morte, sont des signes d'une évolution en devenir.
Je suis de ceux qui se sont réjouis de l’entrée en action de l’aviation russe en Syrie ; cependant l’arrivée tonitruante d’un acteur de plus, et non des moindres, dans l’arène doit être analysée ; ses conséquences, sensibles jusqu’en Ukraine, engageant profondément l’avenir et pouvant achever une déstabilisation du Moyen-Orient déjà bien entamée depuis la calamiteuse guerre d’Irak.
Aux portes de l’U.E. dans le voisinage d’Israël, au centre d’un conflit d’influence des puissances mondiales, proche de la Turquie et de son calife-président mégalomane, pièce du jeu expansif de l’Iran, partie prenante dans la foire d’empoigne libanaise, résonant comme son frère l’Irak de conflits religieux immémoriaux, la Syrie à tout d’une chaudière à la soupape déficiente.
Que produirait son explosion ?
Rappelons que les rebelles islamiques protégés des turcs étaient parvenus à 12 km de la Méditerranée, Bachar reculait partout et la prise de Damas était certaine, la seule question étant de savoir par qui. Les dizaines de factions syriennes, qui se regroupent au gré des circonstances et des intérêts de leurs commanditaires auraient plongé la Syrie dans un chaos pire que celui de la Libye, prochain lieu d’embrasement.
L’E.I. se serait rapproché d’officiers sunnites quittant Bachar pour rejoindre leurs anciens amis irakiens et proposé un statu-quo à Al-Nosra, antenne locale de Al-Quaida, qui aujourd’hui ferait régner la charia dans Damas. l’E.I. ayant les mains libres à l’ouest, aurait sans doute repoussé les attaques des Kurdes et serait sur la route de Bagdad.
Bachar El Assad aurait sans doute pu se replier, mais pour combien de temps, sur la cote en pays Alaouite entraînant l’exode total et définitif des chrétiens du reste de la Syrie, ou leur massacre.
La Turquie en paiement de ses mauvais coups se serait approprié la bande nord peuplée de turcophones, mais aussi continué son invraisemblable transplantation de « réfugiées » Ouïghours dans la zone d’Idlib. Les Kurdes, syriens, irakiens et turcs, à nouveau isolés entre eux et du monde auraient été exterminés, rapidement, en grand nombre ; les Turcs ont une expertise séculaire en la matière.
Forts de la présence de milliers de soldats Iraniens le Hezbollah aurait provoqué Israël dont on connaît la réactivité.
Poutine n’a pas voulu cela ; en à peine deux mois son aviation, avec 5000 sorties, a bouleversé ce futur de cauchemar ; l’armée régulière syrienne s’est reprise, hélas Iraniens et Hezbollah se sont imposés et plusieurs milliers de soldats chiites participent à chasser les islamistes sunnites et ce qui reste d’une Armée Syrienne Libre dont le projet politique, développé dans les palaces occidentaux, n’a jamais eu d’écho en Syrie, ce que l’on peut regretter.
Le hezbollah prend ici une dimension politique spatiale et un aguerrissement militaire que les Israéliens ont cru contenir en aidant discrètement l’A.S.L. et quelques milices druzes. Cependant des raids contre des convois ou des stocks d’armes du hezbollah, jugés sans rapport avec le conflit contre les islamistes sunnites, ont été menés par l’aviation israélienne dans des zones sous contrôle aérien des russes, ce qui en dit long sur la conscience qu’a Poutine de cette bombe à retardement.
La stratégie est une affaire d’espace là où la tactique est celle du temps ; la remontée de Jules César le long de l’Adriatique négligeant Rome est un modèle indépassable d’une stratégie de conquête d’une ville sans y avoir mené la moindre opération militaire. Essayons de voir comment la stratégie et la tactique de l’armée russe pourraient nous renseigner sur les objectifs de Poutine.
A part entre les attentats de Paris et l’agression turque l’aviation russe s’est surtout concentrée sur la partie de la Syrie occupée par les islamistes sunnites alliés de l’occident. Ce sont eux qui menacent Damas, ce sont eux qui occupent les frontières, ce sont eux qui surplombent le pays alaouite et les bases russes. L’E.I. a avancé jusqu’à être en contact avec ces islamistes dits-modérés aucun accord n’a pu être trouvé, au contraire des batailles ont eu lieu ; l’aviation russe intervenant parfois dans le sud pour aider l’A.S.L. qu’elle bombarde 300 kilomètres plus au nord ; l’Orient est compliqué !
Cinq zones principales de combats sont identifiables : sud-ouest d’Alep, nord-est de Lattaquié, nord de Hama, sud-est d’Alep, Palmyre et sa région ouest ; seules les deux dernières concernent l’état islamique.
Les batailles autour de la base aérienne de Kuwayris (sud-est d’Alep) ont pour objectif la reprise de contrôle d’installations techniques concernant l’alimentation électrique et en eau d’Alep, il y a aussi des terres agricoles importantes enfin la domination du lac Al-Jaboul est une nécessité avant la reconquête du lac Assad.
A Palmyre et à l’ouest de Palmyre, les batailles ont une portée économique : des hydrocarbures sont extraits non loin, il faut donc sécuriser la zone, plus à l’est des mines de phosphates exploitées par l’E.I. seraient une perte pour lui. Mais le poids symbolique pèse aussi, Poutine est un fin politique, apparaître comme le libérateur des chrétiens syriaques (Al Qaryatayn) et comme le sauveur de ce qui peut l’être dans le joyau antique est un avantage qu’il ne néglige pas (*).
Les trois autres batailles tendent à la reprise du contrôle d’une immense zone nord-ouest aujourd’hui sous domination de groupes agglutinés autour de Jabhat al-Nosra, et parfois de milices se réclamant de l’A.S.L., c’est également là qu’est la partie convoitée par la Turquie. De la victoire des troupes de Bachar dépend le futur de la Syrie, le sort de Al-Assad, et, parce que c’est l’enjeu pour les Russes, la permanence de leur présence en méditerranée.
Les attaques convergent vers Idlib selon trois axes qui modifient la forme de la zone un peu comme le font les sculpteurs de ballons pour enfants. Les étranglements qui se précisent déterminent une alternative terrible pour les combattants islamistes : être pris au piège coupés de leurs approvisionnements (Turcs) et réduits peu à peu, ou bien fuir. Cette fuite se fait vers la Turquie, mais sous le feu de l’aviation russe, ou bien vers l’E.I. , ce que souhaitent manifestement les russes.
La configuration de petites montagnes et le soutient –plus ou moins volontaire– de la population permet une résistance importante ; néanmoins depuis leur agression contre le sukoi russe les Turcs ont moins de latitude pour aider les rebelles, Poutine ayant libéré l’aviation russe des contraintes diplomatiques qui lui faisait éviter l’attaque des convois turcs.
L’entrée des soldats de l’Armée Arabe Syrienne dans Idlib entraînerait rapidement la bataille d’Alep et la reprise du contrôle sur la totalité de la plus grande ville de Syrie. C’est cette victoire que les occidentaux voulaient –veulent– éviter en soutenant les islamistes prétendument modérés.
Cette reconquête accomplie, en évitant toute confrontation avec les Kurdes, permettra de sanctuariser la part la plus peuplée de la Syrie et celle ayant le plus d’équilibre économique ; ensuite la réduction des poches au nord de Homs, autour de Damas et au Sud-ouest sera d’autant plus facile que la Jordanie cessera d’être l’intermédiaire entre les occidentaux et l’A.S.L. (celle du sud avec des résidus baasistes). Dans la même région les Druzes semblent se rapprocher de Al-Assad.
Le recouvrement de la frontière avec Israël sera assurément surveillé de prés par les Russes. ; là est la clef de la manouvre géopolitique audacieuse qui est, je crois, entreprise par Poutine.
Et ensuite ? La reconquête de l’intégralité du territoire syrien obligerait à une confrontation avec l’E.I. ; Poutine préférerait sans doute que les occidentaux soient conduits à intervenir au sol ou arment suffisamment l’armée Irakienne afin de voir l’EI s’effondrer, rendant inutile un effort militaire supplémentaire à Bachar, d’autan que ce dernier devra maintenir l’ordre dans un pays reconquis mais non pacifié ; car tout est là, même vainqueur Al-Assad reste le champion des Alaouites qui ne formeraient que 13 % des habitants de la Syrie en 2010.
C’est là que la tactique militaire prend tout son sens.
Oubliés les moyens brutaux et imprécis, les barils d’explosifs jetés d’hélicoptères tuant toujours plus de civils et peu de rebelles ; oubliés la punition de population ayant cru au printemps syrien, la tension monstrueuse, la double contrainte s’exerçant sur des quartiers entiers : « rejetez les rebelles armés avec vos mains ou nous vous considérons comme leur soutient » ; oublié la stratégie du chaos « point de salut sans Assad » ; oubliées les batailles de chars dans les rues des villes, les habitants devant fuir ou risquer la mort, les destructions immenses ; oublié ce qui a fait l’horreur de cette guerre civile. Oublié que Bachar n’est pas seul maître dans son palais ; comme il a pu le voir en 2001 ?
A travers des terrains cultivés ou en friche, parfois dans une végétation dangereuse, escaladant des collines boisées, rampant sur des dunes, crapahutant dans des ravines, le plus souvent à pied, les soldats de l’armée régulière syrienne évitent les routes, conquièrent difficilement colline par colline, bâtiments isolés, fermes, champs par champs. Ils obligent leurs adversaires à modifier leurs défenses par bloc-postes, patiemment ils circonviennent la campagne, et lorsque l’encerclement à distance est réalisé au 3/4, alors ils attaquent frontalement, avec des blindés, pour fixer les défenseurs et s’infiltrent par les banlieues ; imparable, mais long.
L’action est rarement poursuivie dans les lieux habités, la mainmise sur la campagne ne laissant pas d’autre choix aux islamistes que de fuir par la partie volontairement laissée libre par les troupes de Bachar. Cette tactique permet de ne pas pénétrer dans les villages habités dans un déchaînement de violence meurtrière pour les civils, au contraire, l’armée de Bachar entre, les armes en bandoulière, après le départ des djihadistes et accentue l’effet psychologique de sa victoire. Cela permet aussi de ne pas faire de prisonniers, connaissant les mœurs guerrières locales, Poutine veut éviter des images de massacres.
Regroupés, les islamistes échappés ne se sentent pas battus et lancent des contre-attaques, qui, repoussées –le plus souvent– ou pas sont toujours des batailles entraînant de fortes pertes pour eux ; de plus ils se retrouvent dans la posture de l’assaillant frontal du village, sans égard pour les civils.
Poutine soigne ainsi l’image d’un Bachar défenseur des minorités, et tente aussi de modifier le ressentis des populations sunnites envers Al-Assad, la reprise en main n’apparaît pas précédée d’une épuration brutale et des quartiers se repeuplent, avec, semble-t-il des aides substantielles. La télévision syrienne montre des images tendant à donner l’illusion d’un retour à avant ; la paix est d’instinct préférée à la guerre et le souvenir des brimades est moins fort que celui d’un temps de relative prospérité dans une société infiniment moins violente.
Poutine voudrait reformer la Syrie multi-confessionnelle, avec son État fort et relativement tutélaire ; il convaincra Bachar d’accorder un statut d’autonomie aux Kurdes en favorisant les échanges avec la région autonome Kurdes d’Irak, ce qui ne manquera pas de renforcer le PPK en Turquie, sans compter le tropisme naturel des Kurdes d’Iran.
Poutine sait qu’il ne peut pas durablement éreinter des sunnites en aidant des chiites ; les 13 à 15% de la population de la fédération qui sont musulmans sont sunnites, souvent liés culturellement aux ottomans, et, à l’instar des Tatars de Crimée, largement travaillés par les services secrets turcs. Encore une fois le Hezbollah apparaît comme le caillou dans la botte de Poutine ; il ne veut pas, ni ne peux compte tenu de l’apport Iranien à Bachar, se fâcher déjà avec son voisin Iranien, lequel pourtant prépare, petit à petit, le retour de l’oncle Sam à Téhéran.
Ce n’est que récemment que les Alaouites ont été formellement reconnus comme musulmans, et encore du bout des lèvres ; d’ailleurs lorsqu’ils s’adressent à des non-musulmans ils préfèrent se nommer nosaïrites, leur foi montre des filiations philosophiques anciennes et a-islamiques parfois opposées radicalement à l’islam, par exemple sur l’unicité de dieu. Leur rattachement aux chiites est plus une commodité intellectuelle, née de l’opposition aux turcs sunnites, qu’une réalité théologique.
Les zones « libérées » par le hezbollah à l’est s’étendent le long du sud-Liban, Damas proche, le Golan est à proximité, force capable de défier Israël le Hezbollah règne en maître sur un immense territoire où de fait la frontière Liban/Syrie n’existe plus ; le rêve de la famille Al-Assad d’une grande Syrie retrouvée vire à l’angoisse d’autan que la paix armée au Liban est fragile.
Récemment l’Égypte a signée un accord sur une centrale nucléaire avec la Russie, elle se propose aussi de remplacer la Turquie dans la fourniture de produits du sud sur le marché Russe, le maréchal Sissi est non seulement ferme avec les Frères Musulmans (création anglaise) mais aussi exprime qu’une modification profonde de l’islam est impérative, la sage Jordanie semble d’ailleurs, discrètement, aller dans ce sens.
Syrie, Jordanie, Égypte pourraient à nouveau travailler de concert, leurs problèmes sont souvent voisins et leurs économies pourraient trouver des complémentarités puissantes ; la reconstruction de la Syrie sera une œuvre gigantesque a laquelle ils pourraient être associés. Ces trois pays ont des minorités chrétiennes importantes, le Liban encore plus.
Indépendamment de leur façon à la fois virile et très fine d’aborder les problèmes Israël et la Russie voient leurs intérêts se rapprocher à mesure que l’Iran nucléaire apparaît protégé des États-Unis ; Poutine peut contraindre Bachar à faire la paix avec Israël. Cet état serait sans doute prêt à une aide économique très importante en échange d’une paix durable, la Syrie y gagnerait en développement et en stabilité, quitte à abandonner définitivement une partie du Golan. Israéliens, Syriens et Chrétiens libanais contiendraient alors le Hezbollah, peu à peu les chiites isolés cesseraient leurs provocations et leur rhétorique guerrière.
Environnée de paix la Cisjordanie pourrait enfin se préoccuper de prospérité économique et augmenter le niveau d’éducation de ses enfants, préalables obligés de toute évolution politique positive.
Voilà le plan audacieux de Poutine pour mettre fin au désordre séculaire et apaiser les tensions au Proche-Orient. S’il échoue alors les vieilles alliances continueront de produire de la violence menaçant la paix du monde.
Garder Bachar après la guerre civile ? Les occidentaux n’ont-ils pas gardé, durant 30 ans, le général Franco.
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