Qui importe le conflit israélo-palestinien ? Du sionisme en politique intérieure
Si l’on s’en tient au nombre de morts qu’il a engendré depuis ses débuts, il faut reconnaître que le conflit israélo-palestinien ne mérite peut-être pas l’attention qu’on lui porte (comparé par exemple au conflit congolais qui en a fait plus de 5 millions depuis 1998). Cela dit, il n’en est pas moins qu’il menace comme aucun autre la sécurité internationale et que son champ d’application est bien plus large que le seul Moyen-Orient . Plus qu’un simple problème de politique extérieure, pour nous, occidentaux, il semble avoir de longues ramifications dans la politique intérieure.
À l’occasion du reportage de Caroline Fourest diffusé ce mardi 19 février sur France 2, intitulé « Les Naufragés de Sion », les ultra-sionistes et les ultra-antisionistes sont renvoyés dos à dos comme étant obsédés du conflit israélo-palestinien. C’est l’occasion de répondre à sa thèse en revenant sur les raisons qui font que ce conflit anime à ce point les passions, et les mécanismes qui en permettent l’importation dans nos sociétés.
La cause palestinienne : obsession pathologique ou intérêt justifié ?
Il y a au moins une chose sur laquelle on ne peut donner tort à C. Fourest : la cause palestinienne fait couler beaucoup d’encre. Mais, plutôt que de céder au simplisme en y voyant une obsession antisémite classique, tentons d’expliquer ce phénomène par les faits. Si l’on se place dans la perspective occidentale, le conflit semble important à deux niveaux.
Premièrement, au niveau de la politique extérieure, les faits favorisent une lecture symbolique, teintée soit d’anticolonialisme, soit d’anti-impérialisme, soit de droit à l’autodétermination des peuples. Tout d’abord, il faut reconnaître que le cas d’Israël fait tache dans nos sociétés post-coloniales. Alors que l’Europe a subi une vague de décolonisation au cours du XXe siècle, l’État hébreu continue de pratiquer la colonisation de peuplement. En effet, depuis la Guerre des Six Jours en 1967, celui-ci envoie sa population s’établir sur des territoires occupés illégalement (notamment la Cisjordanie, Jérusalem-Est et Gaza, mais aussi le plateau du Golan et le Sinaï). Force est donc de constater qu’Israël est l’une des dernières colonies occidentales. Accordant un statut inférieur aux citoyens arabes, la pratique d’une forme d’apartheid lui est également souvent reprochée. De manière plus globale, certains soulignent aussi la dimension Nord-Sud du conflit, Israël étant vu comme une sorte de réplique miniature de l’impérialisme étasunien. Enfin, il faut savoir que l’occupation israélienne, qui « fête » cette année ses 46 ans, est, selon les mots de Yitzhak Laor dans le journal israélien Haaretz, « la plus longue occupation militaire de l’époque moderne » (1).
Mais l’importance de ce conflit se situe également de plus en plus au niveau de la politique intérieure, affectant notamment la liberté d’expression ou la neutralité médiatique dans nos pays mêmes. Ainsi, au moins deux mécanismes sont régulièrement utilisés dans la sphère politico-médiatique pour faire taire toute critique sérieuse de la politique israélienne.
Le chantage moral
Il se fait de deux façons : en utilisant la culpabilité par rapport au génocide de la Seconde Guerre mondiale, et deuxièmement en accusant les critiques d’Israël d’être des antisémites déguisés.
Ainsi, la mémoire de l’Holocauste, qui pourrait être utilisée à des fins éducatives, est en réalité détournée à des fins politiques pour soutenir l’État hébreu. Ce mécanisme, parfaitement décrit par Norman Finkelstein (2) consiste à utiliser la souffrance du peuple Juif pour lui donner davantage de droits, selon l’adage « plus jamais ça ». En clair, cela veut dire qu’on culpabilise la population occidentale pour des événements auxquels elle n’a généralement pas participé puisque ceux-ci se sont produits avant sa naissance. Cette technique, combinée à la reductio ad hitlerum (3), contribue à faire perdurer deux mythes : celui de la création d’Israël après l’Holocauste pour protéger les Juifs, et celui de la « seule démocratie du Moyen-Orient », qui protégerait les Juifs du nouveau fascisme islamiste. C’est probablement ce raisonnement qui fit déclarer à Menachem Begin, membre du Likoud : « Notre destin est qu’en terre d’Israël, il n’y a pas d’autre solution que le combat (...) Croyez moi, l’alternative à ce combat, c’est Treblinka(...) » (4). Par ce subtil tour de passe-passe, un militant pro-palestinien anti-impérialiste et anti-colonialiste devient donc un affreux fasciste antisémite !
Cette accusation d’antisémitisme est également utilisée à outrance dans les médias pour discréditer toute personne trop critique de la politique israélienne. Les exemples sont légions : de Siné à Edgar Morin en passant même par un ancien résistant : l’Abbé Pierre ! Le problème, c’est que cette accusation fonctionne sur le mode de la rumeur. Lorsque l’on subit un procès d’intention de la sorte, il est extrêmement difficile voire impossible de s’en détacher... De plus, cette accusation d’antisémitisme ne marche que parce que le conflit est réduit à sa dimension religieuse, qui n’est certes pas négligeable mais qui est loin d’être la seule composante !
Le paradoxe antifasciste : la censure et l’autocensure
Lorsque le chantage est inefficace, un deuxième mécanisme rentre en jeu : celui de la censure, légale ou illégale.
Que l’on apprécie le personnage ou qu’on le trouve détestable, un cas d’école reste celui de Dieudonné, mis en cause dans le documentaire de C. Fourest. Celui-ci est régulièrement censuré par différents groupes de pression (communautaires ou antiracistes) qui font pression sur les propriétaires de salles ou sur les mairies afin de l’empêcher de se produire. Dans ce cas, le problème n’est pas que ces associations tentent de faire interdire la venue de l’humoriste (ce qui est leur droit), mais bien que les mairies cèdent à ces pressions et empêchent de manière illégale et arbitraire la tenue des spectacles, et ce sans qu’aucun jugement ne soit rendu. Cette illégalité est souvent condamnée par la suite (comme par exemple, à La Rochelle) (5), mais cela n’empêche pas le processus d’être sans cesse ré-itéré. Considérant les cibles de prédilection de cette pratique (qui touche des personnalités de tous bords), ces entraves à la liberté d’expression semblent se cristalliser particulièrement autour de la question israélo-palestinienne, installant un climat de terreur via la capacité disproportionnée de certains groupes à agir. Ces pressions et la crainte du black-out médiatique poussent ensuite logiquement une bonne partie des journalistes à l’autocensure.
Mais la censure peut également se faire de manière légale. Ainsi, l’introduction de lois mémorielles en Europe (nommée « Loi Gayssot » en France) à partir des années 90 condamne d’emprisonnement toute personne niant les crimes établis par le tribunal militaire de Nuremberg. Cela a notamment permis, sans qu’Amnesty International ne s’en insurge, de faire condamner à trois ans et demi de prison Sylvia Stolz, l’avocate du révisionniste allemand Ernst Zundel, parce que celle-ci avait utilisé des arguments révisionnistes pour défendre son client. Cette attitude de censure est critiquable : elle entretient le sentiment qu’on évite le débat, et se révèle ainsi contre-productive. De plus, le fait d’autoriser l’État à légiférer sur l’Histoire officielle n’est pas une pratique particulièrement démocratique... Ainsi, en refusant la liberté d’expression à ceux dont on ne partage pas les idées (ce qui en est l’essence même), on légitime une caractéristique des régimes totalitaires au nom de l’antifascisme !
Qui importe le conflit en Occident et de quelle manière ?
Une des stratégies primordiales est la monopolisation du débat par des associations censées représenter « les Juifs » (notamment le CRIF français ou son équivalent belge, le CCOJB), qui se font en fait le relais de la politique israélienne. C’est également le cas pour certaines associations pseudo-antiracistes, comme la LICRA. En réalité, la proximité plus qu’évidente du CRIF avec la politique pro-israélienne entretient l’amalgame entre Juifs et sionistes qui est souvent mis en cause par ceux qui pratiquent la chasse aux sorcières antisémites. Et pour cause : le fait que Bernard Henri Levy, sioniste notoire, mette systématiquement en avant sa judéité (comme par exemple lors de l’intervention de l’OTAN en Libye) pourrait effectivement attiser l’antisémitisme (6). Il est donc important que les nombreux membres de la communauté juive qui ne se reconnaissent pas dans ce type d’associations reprennent une parole qui, actuellement, dessert leurs intérêts bien compris.
Le système médiatique (dont C. Fourest fait partie) a également son rôle a jouer puisqu’il relaye massivement la propagande d’un pays en guerre. Ainsi, lors de l’offensive contre Gaza de 2012, les grands médias nous ont souvent présentés le point de vue israélien : une réponse disproportionnée au Hamas qui avait rompu la trêve. En réalité, on a pu s’apercevoir que c’était Israël qui avait ouvert les hostilités en assassinant des dirigeants du Hamas, qui avait suspendu ses tirs de roquettes (7). De plus, il faut rappeler à ceux qui reprochent au Hamas d’user de violence (dont C. Fourest), qu’Israël viole entièrement le droit international, notamment par l’occupation, et que la résolution 2621 de la charte des Nations Unies proclame « le droit inhérent des peuples coloniaux de lutter par tous les moyens nécessaires contre les puissances coloniales qui répriment leur aspiration à la liberté et à l’indépendance. » Mais si le système médiatique tait ces faits, c’est qu’il est en grande partie financé par des gens comme Dassault (marchand d’armes) ou Lagardère, peu enclins à l’objectivité. De plus, les nombreux « chiens de garde » invités sur les plateaux TV (Philippe Val, BHL, Frederic Encel etc) monopolisent la parole autour de ce sujet.
Enfin, la posture morale qui consiste à pratiquer le deux poids deux mesures sur le modèle du choc des civilisations est également fortement responsable. Dans nos sociétés, les revendications identitaires des musulmans (nourriture halal, construction de mosquées etc) sont régulièrement critiquées au nom de la liberté d’expression. Il devrait donc être possible d’en faire de même pour celles des juifs, ce qui n’est actuellement pas le cas. Prenons l’exemple de Véronique Genest, qui déclarait tranquillement dans une émission populaire : « Oui, probablement que je suis, comme beaucoup de français, islamophobe » (8). On ose à peine imaginer le tollé si elle avait déclaré dans les mêmes circonstances « Oui, je suis antisémite »...
Caroline Fourest, tout un symbole...
C. Fourest et son documentaire sont l’incarnation de ces mécanismes qui permettent d’importer le conflit chez nous. Premièrement, parce qu’elle participe au verrouillage de la parole médiatique, notamment autour de la question israélo-palestinienne, en refusant toute remise en question. Ainsi, une de ses intervenantes est une journaliste de TF1 qui vient nous expliquer qu’on peut être fier de la couverture objective du conflit. En plus de cela, elle présente des citoyens radicalement opposés à la politique israélienne comme étant des obsédés complotistes, alors que, nous l’avons vu, de nombreux faits expliquent l’intérêt qui y est porté. Elle fait ensuite systématiquement référence à l’antisémitisme des mouvements de résistance palestinienne et à l’Holocauste (le terme « Shoah » apparaît après 3 minutes de documentaire).
Enfin, elle pratique le deux poids deux mesures en faisant passer l’extrémisme islamiste (son obsession à elle ?) au dessus de l’extrémisme juif. Ainsi, dans une conférence donnée en Israël en compagnie d’Alain Finkielkraut et d’Hassen Chalghoumi, elle déclarait « En France (…), depuis dix ans (…) on ne parle que d’islamisme quasiment quand on parle d’atteinte à la laïcité (…) et de temps en temps, on est bien obligé de rééquilibrer un petit peu (…) et donc quand il y a des atteintes à la laïcité en Israël ça nous fait au moins un exemple qu’on peut citer pour rééquilibrer tous les débats que nous avons en France sur l’Islam » (9). Autrement dit, C. Fourest s’excuse de devoir dénoncer les atteintes à la laïcité en Israël (qui est, ça lui aura sûrement échappé, un État religieux par excellence), mais le fait pour « ne pas stigmatiser l’Islam », comprenez « ne pas être traitée d’islamophobe »...
Conclusion : le conflit israélo-palestinien se joue aussi chez nous
Cela n’aura échappé à personne, Israël est assez peu populaire au sein des opinions publiques du monde arabe, qui se sentent généralement assez proches de la cause palestinienne. L’État est relativement isolé dans la région, même si certains dirigeants orientaux continuent d’entretenir des relations correctes avec lui. Bien que l’État hébreu dispose d’une armée assez puissante, son maintien tient en grande partie au soutien économique et politique des États-Unis, et, dans une moindre mesure, de l’Europe. Par conséquent, le rôle des réseaux pro-israéliens est d’importer le conflit dans nos sociétés occidentales, de monopoliser la parole via une terreur intellectuelle, tentant ainsi de s’assurer du soutien du monde politique, mais aussi, tant que possible, de l’opinion publique.
Pour contrer cette stratégie, il importe donc de réhabiliter la neutralité du monde politique et médiatique en Europe afin que chacun puisse se faire une opinion de façon dépassionnée. A terme, cela pourrait aider l’opinion à enfin influer sur ses gouvernants à ce sujet. Pour nous, occidentaux, la lutte pour la cause palestinienne passe avant tout par une lutte dans nos propres sociétés. Comme le dit très justement Jean Bricmont, les Palestiniens se fichent pas mal qu’il y ait des rassemblements de soutien à la Palestine en France ou en Belgique. En revanche, une action politique efficace impose d’abord de libérer la parole juive (en diminuant le pouvoir des organisations juives qui ne représentent qu’elles même) et non-juive ici même, en vue de faire entendre aux dirigeants occidentaux une volonté populaire : celle de stopper le soutien à un État qui viole le droit international depuis des décennies, n’en déplaise à Caroline...
Louis Maréchal
1. Yitzhak Laor (2011). « Siege of Gaza has become a moral blockade of Israël » dans Haaretz, consulté sur : http://www.haaretz.com/print-edition/opinion/siege-of-gaza-has-become-a-moral-blockade-of-israel-1.371516
2. Norman Finkelstein, L’industrie de l’Holocauste, éditions La Fabrique
3. Raisonnement qui consiste à faire systématiquement référence à Hitler, dans ce cas-ci pour des personnes qui critiquent la politique israélienne.
4. La citation originale : « But our fate is that in the Land of Israel there is no escape from fighting in the spirit of self-sacrifice. Believe me, the alternative to fighting is Treblinka, and we have resolved that there would be no Treblinkas. » Source : Avi Shlaim, The Iron wall : Israël and the Arab world.
5. Raphaël Bosse-Platière (2012). « Dieudonné : La Rochelle doit lui verser 40.000 euros » dans Le Figaro, consulté sur : http://www.lefigaro.fr/theatre/2012/09/05/03003-20120905ARTFIG00579-dieudonne-la-rochelle-doit-lui-verser-40000-euros.php
6. AFP (2011). « Libye : BHL s’est engagé « en tant que juif » dans Le Figaro. Consulté sur http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2011/11/20/97001-20111120FILWWW00182-libye-bhl-s-est-engage-en-tant-que-juif.php
7. Alain Gresh (2012). « Gaza, assassinats et désinformation » dans Les Blogs du Monde diplomatique. Consulté sur http://blog.mondediplo.net/2012-11-15-Gaza-assassinats-et-desinformation
8. http://www.youtube.com/watch?v=TfMMpoQQ-F8
9. http://www.youtube.com/watch?v=Icjb_m7R2Jk (à 3 minutes 30)
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