Commentaires ajoutés au texte « L’accord nucléaire tripartite Iran-Turquie-Brésil signé à Téhéran le 17 mai est-il un coup d’épée dans l’eau ? Quand les succès diplomatiques se muent en revers géopolitiques… »*. Précisions destinées à montrer toute l’importance, en géopolitique, des principes directeurs sous-jacents aux événements, ceci afin de conduire et organiser utilement une réflexion, fût-elle qualifiée de prospective.
Le sens de l’analyse intitulée « Ankara-Gaza-Brasilia », chacun l’aura perçu, est de montrer que les décisions les plus graves comme celle de déclencher une guerre, sont soumises à des processus qui font une moindre part à la stricte rationalité au premier degré. Bien entendu l’évaluation des forces matérielles (armements et leurs servants) en présences, la détermination morale de l’ennemi (la dimension psychologique du champ de bataille) entrent au premier chef en ligne de compte pour l’évaluation des chances et des risques.
Mais en dernier ressort ce sont des facteurs non rationnels qui l’emportent, qu’ils soient d’ordre heuristique (la guerre comme science et comme art où l’intuition joue un rôle majeur), idéologique, instinctuel (archéocortex limbique**) ou encore eschatologique (la pression du messianisme judéo-chrétien, très présent dans les premiers cercles du pouvoir américain, s’exerce à travers une masse de quelques 45 millions de fidèles en attente d’une assomption prophétique étrangère à toutes réalités géopolitiques et humaines ordinaires.
Ce qui revient à dire qu’il serait parfaitement illusoire de croire que ce seraient des analyses purement rationnelles et raisonnées qui décideraient ou non du basculement du monde dans la guerre. Reste que les sociétés, comme les individus tombent toujours du côté où ils penchent !
Au regard de la complexité, de l’enchevêtrement et de l’interaction de la multitude de paramètres qui interviennent dans les ruptures d’équilibres ou leur conservation, ce qui tranche finalement le Nœud Gordien, est encore le glaive qu’anime la volonté la plus forte. Et l’histoire récente nous enseigne, que de la Guerre civile américaine aux conflits les plus récents d’Afghanistan et d’Irak via la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis, à l’instar des Anglais, ne cèdent jamais, exigeant sans défaillir d’impitoyables redditions sans conditions.
Hiroshima et Nagasaki font oublier les deux cents villes japonaises réduites en cendres par les bombardiers du général Curtis LeMay… Parmi elles, le brasier qui détruisit Tokyo faisant en une nuit plus de victimes que les deux engins atomiques réunis, restera gravé longtemps, en lettres incandescentes, dans la mémoire collective. L’histoire des deux derniers siècles de la démocratie américaine, émaillés de guerres d’expansion et de conquête tout comme ces deux dernières décennies, nous donne ainsi l’exacte mesure de sa détermination lorsqu’il s’agit de plier les Nations rétives à sa volonté hégémonique.
Or aujourd’hui rien n’indique que les deux grandes puissances militaires rivales des É-U que sont la Russie et la Chine disposent de ressources conventionnelles suffisantes pour défier dans un affrontement direct le Bloc euratlantique, Amérique seule + Otan ? Et si c’était le cas, prêtes à en user. Ce qui laisse à penser qu’un affrontement entre le Bloc euratlantique et l’Eurasie ne saurait être que de nature nucléaire. Ce qui donne à réfléchir même à ceux qui se placent facilement sur la diagonale du Fou.
Il est cependant aussi opportun qu’urgent de tirer toutes les leçons que l’histoire nous prodigue en portant un regard résolument clinique sur les événements en cours : quel que soit le sens du sacrifice et la qualité des armements dont dispose aujourd’hui la République islamique d’Iran, si elle se retrouve « seule » en situation de conflit, que pèsera le sens du sacrifice de ses troupes (et le soutien de la nation iranienne qui ne lui fera pas défaut) face à la guerre électronique, celle-ci conférant aux forces américaines la totale maîtrise de l’espace aérien sur les zones de guerre ? Que pourra l’Iran face à une guerre à outrance que lui livreront des robots et satureront ses défenses aériennes, missiles de croisières, drones Predator et Hellfire ? Que pourront ses flottilles de vedettes armées fauchées par le mur de métal dressé par les systèmes Phalanx*** de défense mer-mer ? Quels exploits pourront accomplir les unités d’élites des Gardiens de la Révolution si ce n’est se sacrifier en vain comme nos cuirassiers chargeant sous le feu des mitrailles à la bataille de Reichshoffen ?
Aujourd’hui, à Washington, théoriciens de la guerre et idéologues de l’expansion savent pertinemment que la fenêtre de dominance ne restera pas éternellement ouverte pour les É-U. L’accord tripartite qui fait de ses alliés turcs et Brésiliens des associés de l’Iran, est à ce titre un avertissement dont ils doivent tenir compte. Tout comme l’Organisation de coopération de Shanghaï, quoique encore en ébauche, qui concrétise un certain rapprochement sino-russe, est déjà un caillou gênant dans la chaussure yankee !
Un avertissement à ne pas laisser passer le moment opportun alors que les pays émergents manifestent des velléités de court-circuiter les passages obligés tracés par les É-U. Ce pourquoi l’effet plus ou moins immédiat de la convention tripartie de Téhéran sera de durcir les positions américaines, voire de précipiter (la pire des hypothèses) la course à l’abîme. D’autant plus que - cela n’est plus un secret pour personne - le dossier nucléaire iranien n’est qu’un prétexte au même titre que l’étaient les prétendues armes de destructions massives du régime baasiste… Qui d’ailleurs croirait sérieusement à la capacité de l’Iran de se doter de têtes nucléaires opérationnelles avec de l’uranium enrichi à seulement 20%.
Et dès lors que le jugement n’est plus obscurci par le réflexe de peur que suscite l’évocation de l’armement nucléaire, la volonté américaine de brider - contre les termes mêmes du Traité de non prolifération - le programme iranien, s’éclaire d’un jour nouveau. L’Iran dont l’influence devient chaque jour plus insupportable pour Washington (et Tel-Aviv) en ce qu’elle commence à s’étendre au-delà du Proche-Orient, en particulier en Afrique sub-saharienne (a priori en concertation avec la Chine). Si, de plus, l’Iran entend devenir à terme le chef de file d’une sorte de nouveau mouvement des Non-Alignés en diffusant dans les pays du Sud les techniques du nucléaire civil (instrument de souveraineté énergétique) hors des circuits contrôlés par les Anglo-Américains, comme peut le laisser supposer cette entente inédite avec Ankara et Brasilia, alors rien ne va plus.
Parce que qui contrôle les sources d’énergie, contrôle du même coup les peuples… Pour l’Amérique qui voit loin, il importe de barrer la route à l’indépendance énergétique future des pays émergents. Et cette indépendance énergétique passe nécessairement par le nucléaire. De ce point de vue, la collusion entre l’Iran et le Brésil a certainement révélé l’un des pots aux roses, l’un des non-dits majeurs, du « dossier nucléaire » iranien. Dossier qui fait une large place aux risques de prolifération, mais si « prolifération » il y a, c’est celle d’une autonomie énergétique nucléaire du Tiers-monde, laquelle à terme minerait les fondements même de la puissance américaine basée sur la le contrôle des flux d’énergies fossiles. N’oublions pas que la pérennité du Dollar est liée au fait qu’elle est la monnaie prévalant dans les transactions touchant aux énergies fossiles. Une situation qui demain devra être plus ou moins reconduite avec la filière nucléaire …
La grosse colère de Mme Clinton à l’encontre du président Lula da Sylva à la suite de l’accord tripartite, ne serait alors pas dicté par l’impérieuse obligation faite aux É-U d’interdire tout rapprochement et toute concertation entre les États du Sud hors de sa tutelle en matière de coopération énergétique nucléaire.
Au demeurant l’issue de la crise iranienne se jouera au final sur une partie de poker tricontinentale. L’Amérique abattant ses cartes avec le revolver sur la table, la Russie et la Chine s’interrogeant avec anxiété sur la part de bluff que les gens de Washington et de Tel-Aviv (récemment rabibochés après des fâcheries relatives au mépris trop ouvertement affiché par les dirigeants israéliens à l’égard du droit et de la morale internationaux) font intervenir dans ce jeu délétère, se demandant quant à eux jusqu’où ne pas aller trop loin. Savants calculs et savants dosages, jeu de bascule pour Pékin et Moscou entre le ralliement affecté à la politique de garrottage de l’Iran poursuivie par Washington et l’aide discrète apportée au régime de Téhéran, entre autres sous forme d’armements. La Russie n’a-t-elle pas déclarée qu’elle ne renoncerait pas envers et contre tout à livrer des S-300 à l’Iran, redoutables missiles de défense anti-aérienne susceptibles d’entraîner des pertes significatives chez d’éventuels assaillants ?
Ajoutons que Russes et Chinois partagent déjà des intérêts stratégiques sur l’Iran, notamment en raison d’une sorte de « condominium » dans le commerce gazier, lequel inclut l’Iran, les premiers se réservant le marché gazier européen, les seconds, l’Asie. Là également, les enjeux géostratégiques sont considérables : le projet américain de gazoduc Nabucco se heurtant frontalement aux programmes russes North Stream et South Stream. La guerre économique faisant déjà rage, il est certain que les États-Unis, même en se réservant la part du lion dans l’exploitation des réserves iraniennes, cela dans l’hypothèse d’un changement de régime, promettront de concéder de substantielles quotes-parts à ses « partenaires » en échange de leur prudence ou de leur réserve à l’égard de la politique poursuivie d’asphyxie de l’Iran théocratique. Tout marchandages et chantages composant le subtil cocktail de mensonges et de bluff que sont les négociations entre puissances rivales et où, double jeu et double langage sont de rigueur pour tous.
Les choses ne sont évidemment pas jouées. Mais, insistons sur ce point, la sortie de la crise iranienne reste tributaire de facteurs échappant largement à la rationalité ordinaire. État de fait qui rend inutile toutes tentatives de se rassurer en tablant que les kriegspiel d’Écoles de guerre (laborieux calculs des forces en présence, simulations diverses ou savantes considérations sur la capacité des uns d’agir, des autres de subir) sont destinés à emporter le choix final en statuant sur le faisable et le non faisable. Car les vrais critères de choix ressortent en définitive plus de la physique quantique, essentiellement probabiliste, que du logiquement prédictible. Car le passage à l’acte ou le dénouement miraculeux dépendent en effet de nano-déplacements de pouvoir et d’influence entre les factions décisionnaires à Londres, New-York et Washington. Paradoxalement, mais de façon cohérente, ce ne se sont d’ailleurs ni le Pentagone et ni Langley (la CIA) qui actuellement seraient les plus favorables à une montée aux extrêmes.
De toute manière, la décision ultime ne sera pas « technique » mais « politique ». Reste que la guerre n’est pas encore tout à fait inéluctable (ainsi Curtis LeMay n’est jamais parvenu à lancer la guerre nucléaire préventive contre l’Union soviétique, des frappes qu’il appelait pourtant de tous ses vœux), même si ce sont les plus acharnés, c’est-à-dire les plus « durs », qui finissent généralement par l’emporter…
** Le paléocortex mammalien ou deuxième cerveau, cercle d’un limbe le paléocortex reptilien. Le système limbique intervient essentiellement dans la régulation des comportements, des instincts, des émotions et de la mémoire.
*** Phalanx est un système d’artillerie multitubes utilisé sur les navires de surface pour la défense aérienne à très courte portée. L’affût comporte six tubes de 20 mm tirant chacun à la cadence de 4500 coups par minute et dressant face à l’assaillant un véritable mur d’acier. En tir horizontal, sa portée est d’environ 1500 mètres, Phalanx est à ce jour un outil inégalé pour contres les attaques de missiles air-mer type Exocet et surtout contre les petites embarcations rapides dont est dotée en grand nombre la marine iranienne.