Terrorisme : une approche géo spatiale

Ces relais, surtout au niveau économique, ont une dimension internationale. Les pays du golfe, et surtout l’Arabie saoudienne, où l’ordre règne, sont autrement plus dangereux que, par exemple, la Somalie, enclave de non droit sans système bancaire, sans ports d’envergure, sans connexions internationales sérieuses. Comme jadis certains mouvements insurrectionnels, les mouvances islamiques sont caractérisées par deux aspects qui influent sur leur action : d’une part ils se greffent là où il existe déjà un conflit (militaire, politique, social, de paupérisation de l’Etat, etc.) mais surtout là où on veut bien les envoyer, participant à des jeux géopolitiques qui les dépassent. En effet, pratiquement sans exception, ces groupes sont manipulés, utilisés, instrumentalisés par les Etats ou des secteurs d’Etats (services secrets, armée, émirs et ministres, etc.), sans vergogne. Ils sont aussi financés par des fractions dissidentes à l’intérieur des Etats ou les clans ont organisé un Etat de droit formel, mais fonctionnent toujours avec des « coups d’état internes », des révolutions de palais, des tentatives de déstabilisation ou d’affaiblissement (chez eux et/ou chez leurs voisins) etc. Tout cela n’est pas nouveau : les brigades rouges, l’ETA, l’OLP, la Fraction Armée Rouge, les Montoneros, etc., sont passés par là et en ont payé le prix.
Dès lors que les financements se tarissent, les mouvements, cherchant une alternative, se criminalisent, comme ce fut le cas (toutes fractions confondues) au Liban. Ce qui rend la gestion de ces groupes plus « aléatoire ». Le boom de la production d’opium en Afghanistan a eu lieu après le départ des soviétiques et pendant la « guerre civile » ; la vallée de la Bekaa est devenue un haut lieu de production de drogues après que les différents clans confessionnels aient perdu leurs « parrains » respectifs et que les Etats-Unis et la France, tout comme l’Union soviétique ont pris leurs distances. Il en est de même pour les FARC : leur implication de plus en plus importante dans le processus de la cocaïne s’est faite dès lors que Cuba n’a plus joué son rôle de « financeur ». Plus près de nous, ETA et IRA se sont approprié une partie du marché de distribution (cocaïne, drogues de synthèse) lorsque les financements étrangers (USA, Lybie, URSS, etc.) n’ont plus joué un rôle pérenne de bailleurs de fonds.
On dit souvent que le terrorisme contemporain, lié à l’islam fondamentaliste est un terrorisme sans terre, sans territoire. Ce n’est pas exact, et ce pour deux raisons : d’une part, toute action terroriste vise à la « propagande armée » (cela aussi n’est pas nouveau, le Fuoco latino-américain et la guerre du Vietnam étaient basés sur ce concept). Cette « propagande armée » vise en priorité des populations et donc des territoires. Une action à New York pointe des populations au sein même du monde musulman, même si elles se trouvent à des milliers de kilomètres de l’opération. Un attentat à Karachi ambitionne l’arrêt des opérations militaires hostiles aux « territoires autonomes », le torpillage d’un navire au large de la péninsule arabique vise un espace d’autonomie au sein de la cour saoudienne, etc. D’autre part, les « sanctuaires » existent et il faut les défendre. Parfois ils sont territoriaux, parfois immatériels, parfois ils visent un marchandage ou la mise en place d’un nouveau rapport de forces. Mais leur « défense » utilise toujours les mêmes moyens : une action terroriste d’envergure, soit au cœur de l’ennemi principal soit au cœur de la symbolique de l’information globalisée.
Y a-t-il des spécificités chez « la mouvance Al Quaida ?
La vision du monde d’Al Quaïda est cocyclique. Sa mappemonde ressemble à ces pages expliquant « ensemble » et « sous ensemble » dans les livres de mathématiques scolaires. Sa dynamique est puisée sur le rapport existant entre « les terres de l’islam » et les « terres de conquête de l’islam ». Au sein des terres de l’islam, là aussi, il existe des « lieux souillés », d’autres qui le sont moins et des espaces « purs ». Il existe aussi des « espaces perdus » à reconquérir. Le lieu où résident « des musulmans » c’est une « terre d’islam » ; c’est l’homme qui détermine la dénomination de l’espace (peu importe s’il est minoritaire ou majoritaire) et pas le contraire.
Cette géographie nostalgique de l’imaginaire implique des priorités. Le message est différent par rapport au lieu où il est émis. Enfin, l’opportunisme (qui caractérise toute action terroriste) compte sur les médias et leur globalisation pour favoriser la cohérence temporelle et la continuité sémantique de ces messages qui deviennent des paragraphes d’une page écrite. Pour « relier » cette représentation, le djihad, dans sa double représentation : suivre les voies de dieu et les chemins tout court qui relient les lieux de l’islam. Ainsi, et face à la représentation traditionnelle de l’espace (continents, civilisations, Etats, etc,.), se calque celle de l’oumma, la communauté des fidèles, qui reste, en fin de compte, le destinataire final de tous les messages.
L’espace musulman n’a jamais été unifié. Pour le traverser, il fallait affronter toutes sortes de dangers, dont les conflits interreligieux et dynastiques n’étaient pas les moindres. Pour le sécuriser, et entre les « lieux purs », dès les débuts de l’expansion (militaire vers le « couchant », commerçante vers le « levant »), on installa des « ribat », sorte de complexes religieux - militaires qui jouaient aussi le rôle d’auberge pour les fidèles caravaniers.
Ces complexes (fortins –madrasas –mosquées –hôtels) garantissaient la continuité spatiale et religieuse et formaient des moines soldats pour les défendre. Le tout était financé par les fidèles, leur zakat et leurs « promesses de dons », c’est-à-dire ce qu’ils avaient promis à dieu pour échapper au danger. Ainsi, et d’emblée, la mosquée et la madrasa n’étaient pas seulement un refuge spirituel mais aussi militaire, chargé de la défense des fidèles.
La nostalgie de la ribat, remplacée aujourd’hui par la mosquée (en terre de conquête) et en camps d’entraînement dans les « espaces purs » et sécurisés, participe à la vision moderne et cocyclique du « monde de l’oumma » et de ses chemins.
Ainsi, les attentats, qui dans la phraséologie terroriste sont synonymes de « frappe » ou de « raid » (et conjuguent modernité - bombardements - et tradition - incursions) visent, en termes décroissants, les « dynasties et les espaces souillées », la protection des « espaces et des fidèles purs », les « lieux et les hommes infidèles », et enfin les « espaces de reconquête ». Mais toute action a comme destinataire final l’oumma et un message de « reconquête du chemin ». Pour la nébuleuse d’Al Quaida, les actions en Arabie Saoudite ou au Pakistan (et quelle que soit notre réaction), sont plus importantes que celles menées en Afghanistan. Mais ces dernières sont plus importantes que Charm el-Cheik ou Bali, qui sont plus importantes que le 11 septembre ou Londres. Cependant, l’intensité de la « frappe » n’ayant que l’importance que lui donnent les médias, Al Quaida, bien ancrée dans la réalité de la globalisation, complexifie sa « propagande armée ». L’effondrement des tours jumelles vise aussi la chute de la dynastie saoudienne, les attentats de Londres font partie du champ de bataille iraquien, les attentats en Arabie saoudienne visent de surcroît « l’armée des croisés américains », ceux de la Tanzanie et du Kenya « protègent », aussi, les populations des fidèles « opprimés » (côte africaine de ces deux pays). Madrid, « espace de reconquête » dans l’imaginaire terroriste, mais aussi allié des Etats Unis en Iraq, conjuguait, elle aussi, plusieurs messages.
La géopolitique « modernisée » de cet « islam nostalgique » contient ainsi certaines indications qu’il ne faut pas sous-estimer, et se porte à faux aux déclarations des leaders occidentaux. Lorsque les Etats Unis déclarent qu’en Iraq il « fixent » hors d’Amérique l’action terroriste, il oublie qu’il souille une terre musulmane qui, certes, devient prioritaire aux yeux du terrorisme islamique mais qui à son tour envoie des signaux de ralliement au Djihad à l’ensemble de l’oumma. Quand Blair déclarait que les attentats à Londres n’ont rien à voir avec l’Iraq, il fait monter, dans la hiérarchie fondamentaliste, son pays d’un « espace de croisés infidèles » à « un espace de protection des fidèles en danger » prioritaire et « unifié spatialement » à celui des Etats-Unis (et ce quelque soit par ailleurs le discours apaisant portant sur la communauté musulmane). Au sein de « l’occident infidèle », des pays comme la Hollande ou le Danemark sont considérés comme « irrespectueux » car ils sont considérés comme affirmant une politique disproportionnée par rapport à leur « puissance », valeur hautement respectée en islam. Enfin, l’affirmation que la quasi-totalité des musulmans réprouve le terrorisme, même s’il est parfaitement vrai, renvoie chez Al Quaida mais pas seulement, à des conflits eschatologiques et dynastiques qui, dans l’histoire de l’islam, ont toujours été tranchés par la force, des conquêtes et le Djihad. Elle pousse à renforcer, par la « propagande armée », par des nouveaux attentats, la mobilisation et l’adhésion des fidèles « purs » et la « punition » des impurs.
Ainsi, un langage belliciste (guerre au terrorisme) une importance disproportionnée donnée aux attentats en terre d’occident, une sous-estimation de ces mêmes attentats en terre d’islam (ainsi que des victimes de ce même terrorisme par rapport aux touristes ou aux intérêts occidentaux), renforce l’islam nostalgique de Al Quaida, même si l’action policière arrive à la contenir au niveau « militaire » et l’affaiblir au niveau de son « noyau dur ».
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