Un nouveau rideau de fer ?
25 ans après la fin de la Guerre froide qui avait vu la victoire du camp occidental, la 2ème mi-temps est sur le point de commencer.
Revue des forces en présence, des dynamiques en cours et des lignes de front en cours de constitution.
Les Etats-Unis : hyperpuissance à ambition monopolistique sur le déclin
Grand vainqueur de la Première Guerre Froide et seul Géant survivant à la disparition de l’URSS, les Etats-Unis ont cherché à développer leur hégémonie dans le Cadre du « Nouvel Ordre Mondial » puis à la défendre (théorie du « choc des civilisations »).
S’appuyant sur une Ligue de Délos moderne (OTAN, OTASE), ils ont cherché à asseoir leur domination stratégique et économique (les accords de libre-échange en cours de négociation, TPP, TAFTA, en sont des exemples éclatants).
> Illustration du champ d'influence US : les résultats du vote de la résolution 68/262 du 27 mars 2014 sur l'intégrité territoriale de l'Ukraine : https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_du_Donbass#/media/File:UN_Resolution_regarding_the_territorial_integrity_of_Ukraine.svg
Si le "Pour" l'emporte largement (plus de 100 voix), les Etats abstentionnistes sont nombreux et de nombreuses puissances émergentes sont présentes (Inde, Chine, Brésil...)
Puissance « tricéphale » émergente : Russie, Inde et Chine, animatrices de l’Organisation de Coopération de Shanghaï (OCS).
Pour faire pièce à l’unilatéralisme américain, plusieurs Etats eurasiatiques sont en cours de regroupement. Le cadre de cette structuration régionale a été initié en 2001 avec la création de l’organisation de Coopération de Shanghaï, regroupant initialement 6 pays autour de la Chine et de la Russie. Cette organisation est en passe de devenir un formidable contrepoids à l’influence américaine mondiale, par l’intégration décidée en juillet 2015 de l’Inde et du Pakistan.
Le regroupement de 4 puissances économiques, démographiques et nucléaires telles que la Russie, la Chine, l’Inde et dans une moindre mesure le Pakistan, regroupant à elles seules 3 milliards d’individus et talonnant le PIB occidental, est une donnée inédite dans le paysage géopolitique du 21ème siècle.
Cette évolution induit des dynamiques nouvelles qui vont avoir une influence sur le positionnement de nombreux pays sur l’ensemble des continents. L’attraction n’est plus seulement réservée à la sphère étasunienne en perte de vitesse, et le multipolarisme acquiert peu à peu une réalité tangible.
> Carte de l'Organisation de Coopération de Shanghaï. Initialement limité à l'Asie du Nord (Russie-Chine-Asie centrale), l'organisation s'étend en 2016 vers l'Océan indien : https://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_de_coop%C3%A9ration_de_Shanghai#/media/File:SCO_%28orthographic_projection%29.svg
Les puissances relais actrices de la multipolarité
Dans cette configuration inédite, une série de puissances moyennes vont acquérir une importance stratégique dans les mois et les années à venir.
Elles disposent d’atouts économiques avérées, bénéficient d’une croissance économique solide et se trouvent parfois placées sur les zones de confrontation des deux sphères.
Tout d’abord, les puissances du « bloc moyen-oriental », extrêmement hétérogènes : Turquie, Egypte, Iran, Arabie Saoudite. Traditionnellement proches de l’influence américaine, la Turquie étant membre de l’OTAN et l’Arabie Saoudite soutenue depuis des décennies par les Etats-Unis.
L’affaiblissement de l’influence US (surtout depuis la guerre en Irak), la montée des rivalités entre puissances régionales (entre Qatar, Arabie Saoudite et Iran notamment) et l’émergence d’un nouvel acteur oriental a contribué à la déstabilisation interne de plusieurs pays (Egypte, Syrie, Irak…) et annonce une nouvelle phase d’équilibre, où les Etats-Unis seront beaucoup moins présents.
Outre l’Iran, membre de droit de l’OCS depuis 2005, la Turquie et l’Egypte sont attentives à l’évolution du Grand Jeu régional : la Turquie semble faire le deuil d’une intégration sans cesse repoussée à l’Union Européenne et considérer tout l’intérêt de s’allier avec les autres peuples turcophones d’Asie centrale : les discussions avec l’OCS se sont accélérées depuis 2013.
La nouvelle Egypte issue de la révolution de 2011 construit peu à peu une politique nationaliste, marqué d’événements spectaculaires (élargissement du Canal de Suez notamment) et peut tout à fait prendre ses distances avec Washington qui contrôle de moins en moins la région. L’évolution des relations avec la Russie est de ce point de vue tout à fait intéressant.
L’Arabie Saoudite, allié traditionnel des Etats-Unis, regarde avec inquiétude le développement de l’extraction du gaz de schiste qui peut à terme mettre en péril ses ressources principales.
Ailleurs, dans le monde, les autres puissances émergentes, Brésil, Indonésie et Afrique du Sud, cultivent de plus en plus leur éloignement tant géographique que politique et culturel avec les Etats-Unis auxquels ils étaient traditionnellement très proches. L’ouverture de leur marché aux entreprises chinoises et indiennes notamment est une preuve de leur volonté de compter dans le paysage multilatéral en cours de constitution.
La perte d’influence des Etats-Unis dans ces pays, si elle se révèle durable, va provoquer des conséquences sur une série de petites puissances régionales nombreuses à même d’accélérer le déclin de l’influence US : Pakistan, Irak et Afghanistan. Aujourd’hui soutenus à bouts de bras (et à bouts de forces) par le gouvernement américain, leur perte géostratégique signifiera rien de moins que la fin de la présence américaine sur le continent eurasiatique.
Le Kirghizstan a fait fermer en 2014 la seule base américaine d’Asie Centrale, ouverte après les attentats du 11-Septembre. Les dirigeants irakiens et afghans sont notoirement soutenus par les fonds du gouvernement américain et n’hésitent pas à développer la corruption locale pour se maintenir, ce qui est mal vécu par les populations. Et le Pakistan s’éloigne peu à peu de la pesante tutelle américaine : une base navale chinoise doit ouvrir à Gwadar, quasiment à l’entrée du détroit d’Ormuz. La Chine étend donc son « collier de perles » jusqu’au Golfe Persique, ce qui est inédit dans l’Histoire.
Les Etats-Unis tentent de répondre, au moyen d’accords sur le nucléaire civil ou de projets de pipelines concurrents, mais leurs tentatives apparaissent à chaque fois plus inefficaces et désespérées. Aux confins de l’Himalaya, du Caucase et de la Mésopotamie, un tournant crucial est sans doute en train d’être pris pour les décennies à venir.
Les nouveaux terrains de jeux géopolitiques : Europe, Afrique, Amérique du sud.
3 continents sont à la veille d’être le théâtre de confrontations majeures pour le contrôle des ressources et des populations du 21ème siècle.
Au Nord, l’Europe, sous protection américaine, constitue le prochain lieu des rivalités entre Est et Ouest.
La géopolitique des pipelines, où rivalisent projets russes et américains, cristallise cette rivalité. De mêmes, les crises internes à l’espace européen, en Grèce et en Ukraine notamment, constituent un facteur d’instabilité et de fragilisation de la région qui pourra servir l’un ou l’autre grand bloc.
Au centre, l’Afrique, continent souvent en marge des confrontations, où la Chine a développé de solide relations économiques depuis 20 ans, et où les Etats-Unis tentent de prendre pied en remplacement des anciennes puissances coloniales, la France au premier chef.
Au Sud enfin, l’Amérique latine, longtemps « arrière-cour » des Etats-Unis et en proie à l’émergence de puissances régionales (Brésil, Argentine) de moins en moins enclines à se voir dicter leur stratégie par le grand frère américain, et la consolidation de gouvernements locaux ouvertement critiques aux yankees : Vénézuela, Equateur, Nicaragua et dans une moindre mesure, Bolivie et Uruguay.
Nul doute que sur ces trois théâtres, et dans la perspective d’une consolidation des nouveaux blocs en formation, le ménage sera fait à l’intérieur de chaque sphère d’influence. Les Etats-Unis vont chercher à circonscrire puis éliminer les poches de résistances géopolitiques situées dans leur pré carré, fidèles à leur doctrine du « containment » (endiguement). Ils peuvent déjà compter sur l’alignement plein et entier d’un certain nombre de petits pays, par opportunisme politique ou économique, comme les Etats baltes, le Mexique, la Colombie ou le Chili, pour lesquels aucune action particulière n’est nécessaire.
Ailleurs, les Etats-Unis ont déjà initié leur endiguement, d’abord par la manière douce, notamment à Cuba (rétablissement des relations diplomatiques et levée imminente de l’embargo contre ouverture du marché cubain), dans certains Etats africains (on pense au Kenya cher à Barack Obama et stratégiquement bien placé) et dans une certaine mesure en France (par l’ouverture des marchés du Moyen-Orient au Rafale contre un alignement diplomatique). Ils le feront de manière moins pacifique ailleurs, où des tentatives de coups d’Etat ou de déstabilisation ont déjà eu lieu et auront lieu à nouveau en Ukraine, au Vénézuela et en Bolivie.
De l’autre côté, on assiste à une stratégie relativement similaire quoique plus prudente et peut-être plus opportuniste : il n’existe pas à ce jour de « plan » global pour consolider un bloc dont la philosophie est par essence multipolaire, le cœur encore en formation et les contours non stabilisés. L’OCS ne dispose pas à ce jour d’une gouvernance intégrée bien qu’il constitue en lui-même un embryon d’institution internationale alternative aux structures pro-américaines.
Les acteurs principaux de la Tricéphale s’appuient d’abord sur la consolidation et le développement de leurs relations commerciales avec des partenaires plus nombreux, et en cela, l’embargo sur les produits russes décrétés début 2014 par l’UE a clairement accéléré le processus pour la Russie, habituellement en marge des échanges avec les pays du Moyen-Orient ou d’Afrique. Cela passe notamment par une « dédollarisation » partielle et croissante des échanges commerciaux, et l’émergence du yuan et du rouble comme monnaies d’échange internationale apparaît de plus en plus crédible.
Ils bénéficient aussi des écueils de la politique américaine en Asie Centrale : après l’échec des révolutions de couleur, de sa politique d’isolement de l’Iran et de ses projets de pipelines contournant la Russie par le Sud, les Etats-Unis sont clairement en perte de vitesse dans cette région. Leur dernière base en Asie Centrale a été fermée en juin 2014. L’Inde et le Pakistan rechignent à développer un partenariat stratégique, et la Turquie, traditionnellement allié et membre de l’OTAN depuis sa création en 1955, n’hésite plus à déployer une diplomatie de plus en plus indépendante de son protecteur. La Chine et la Russie suivent attentivement ces développements qui pourraient signifier à terme un accès direct aux mers du Sud et aux champs pétroliers du Moyen-Orient, garants de leur indépendance énergétique durable.
Enfin, les puissances émergentes n’hésitent pas à réprimer toute tentative de déstabilisation dans l’espace eurasien qu’elles considèrent de plus en plus comme leur « étranger proche ». La guerre de Géorgie en 2008 en a constitué une préquelle, avec l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, uniquement reconnues par Moscou et quelques Etats latino-américains. La répression de l’indépendantisme ouïghour, qui a suivi les révolutions de couleurs dans les républiques turcophones d’Asie Centrale, répond à une nécessité de sécuriser la Route de la Soie, stratégique, et devant servir de trame à la construction du plus long chemin de fer du monde, début 2015, entre Berlin et Beijing via la Russie. Enfin, la crise ukrainienne et sa conséquence immédiate, l’insertion de la Crimée dans le giron russe, et la sécession de la région la plus industrialisée (et la plus riche) d’Ukraine, continue de dresser un certain nombre de lignes rouges qui sont autant de points du nouveau front en cours de constitution en Europe.
Récapitulatif de la situation
Deux blocs sont en cours de constitution, sans compter la présence de quelques puissances régionales isolées et (encore) non-alignées :
- Une hyperpuissance américaine à visée unipolaire à son apogée, entourée de ses satellites (notamment en Europe occidentale et centrale) qui constituent son glacis stratégique,
- Une puissance tricéphale en voie de constitution, autour de la Chine, de l’Inde et de la Russie, porteuse d’une vision multipolaire du monde, appelée à prendre le contrôle de l’ensemble eurasiatique jusqu’aux confins du Moyen-Orient.
- Une ligne de front en cours de constitution semble en voie de s’imposer, de la Finlande à l’Asie du Sud Est, où les dynamiques jouent clairement en faveur du bloc eurasiatique et au détriment d’une influence américaine déclinante, de la Syrie au Yémen en passant par l’Afghanistan et l’Irak.
- Il est à prévoir, dans le cadre de la constitution de ces blocs, une consolidation des régimes alliés à l’une ou l’autre puissance, ce qui peut passer par une limitation de la démocratie politique sous couvert de sécurité nationale ou d’impératifs stratégiques. Dans ce cadre, la lutte idéologique va faire son grand retour aux côtés de la lutte pour l’accès aux ressources naturelles. La théorie du « Choc des civilisations » est particulièrement bien placée pour remplir cet office.
- Il apparaît de plus en plus improbable que des nations historiques comme l’Allemagne, la France ou la Grande-Bretagne soient à même de disposer d’une diplomatie et d’une stratégie indépendante de celle de leur bloc d’appartenance : leur intégration au cœur de l’Union Européenne et de l’OTAN est telle que tout changement serait très mal vu et vécu par les Etats-Unis, et en même temps pourrait être la source d’un rééquilibrage stratégique au niveau régional, sans doute au profit du bloc eurasiatique.
- L’Europe, l’Afrique et l’Amérique du Sud vont constituer les prochains terrains de confrontation entre les grands rivaux, l’un étant en perte de vitesse (mais jusqu’à quel point ?), l’autre étant au début de sa phase d’expansion (mais jusqu’à où ?).
Les années qui viennent promettent d’être aussi passionnantes que redoutables.
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