Un réacteur nucléaire perdu au fond d’un tiroir ?
Bon, on y est, c’est sûr cette fois, on a les preuves, il paraît : la Syrie aurait tenté de fabriquer un réacteur nucléaire pour pouvoir fabriquer des bombes atomiques, et les vaillants aviateurs israéliens ont empêché tout ça il y a sept mois maintenant dans un remake de l’opération Opéra du 7 juin 1981 contre le réacteur Osirak irakien.
Manque de chance pour eux, le leader du groupe d’avions, Ilan Ramon, n’était plus là, il est mort depuis, dans l’accident du vol STS107 de Columbia, le 2 février 2003, et les F-15 israéliens sont à l’origine des mêmes frayeurs chez leurs pilotes que chez les Américains, qui ont été obligés de les contraindre au sol après la destruction de l’un d’eux en plein vol pour des raisons de fatigue de structure (nous en reparlerons bientôt ici même). La belle histoire contée avec talent ici-même par Charles Bwele n’a peut-être pas été ce qu’on a bien voulu en dire, mais ce n’est pas pour une histoire d’avions. Mais à nouveau pour la même utilisation abusive de Photoshop et des présentations Powerpoint avec des images 3D entièrement fictives. Et même cette fois la découverte de Google Earth par l’administration bushienne. Le même logiciel qui ne saurait pas nous montrer les bunkers intacts de Tora Bora, que ces soldats utilisent pourtant aujourd’hui. Manque de chance pour nous les avions retrouvés via ce même logiciel.
Car, en effet, on a eu le droit ce week-end à un remake de la scène grand guignolesque de l’ONU. Cette fois-ci, Colin Powell jouant les retraités milliardaires, c’est un autre ponte de la CIA cette fois qui s’y colle, ou plutôt même trois, et tout aussi maladroitement que le 5 février 2003. D’abord avec un panoramique tout droit sorti de Google Earth, dont on sait l’inadéquation dans le temps, et la propension à ne monter que ce qu’il veut (encore une brillante démonstration signée Charles ici). Puis un bâtiment, qui est le fruit de l’imagination d’un graphiste avant d’être quelques photos volées, qui révèlent des murs assez minces pour un réacteur nucléaire. Très minces même. Moi qui connais bien le blockhaus d’Eperlecques, je puis vous dire que si l’on savait déjà fabriquer en 1944 une usine chimique résistant aux bombardements de bombes monstrueuses de 10 tonnes, il est étonnant de voir un bâtiment contemporain sensible aussi cacochymique. Des murs épais comme des feuilles à cigarette de l’extérieur et qui semblent bien plus épais de l’intérieur, une explication donnée par Washington étant que ces fameux murs sont des "rideaux" censés cacher le contenu... quitte à faire dans le camouflage, on a du mal à comprendre pourquoi le faire en dur et en béton ! Et, en prime, si c’est pour camoufler, on ne comprend pas la bêtise des Syriens consistant à IMITER à ce point un réacteur déjà existant : le moindre satellite qui passe et ça y est ils sont découverts !!! "Mais bon sang mais c’est bien sûr, c’est un Yongbyon 2 !!! Venez voir, chef, c’est bien ça !!!" Camoufler, comme ça, laissez-moi rire ! Ils auraient pu au moins penser à mettre les ombres dans le bon sens : croyez-vous, même pas ! Dans plusieurs clichés montrés comme "preuves", des bâtiments se retrouvent avec deux ombres portées au lieu d’une... ou des changements inopportuns !!! Ou bien encore lorsqu’il s’agit de "prouver" la réunion entre un ingénieur coréen et le directeur des recherches syrien, où le montage photo façon meilleure époque du communisme est patent. A vouloir trop "prouver", les apprentis graphistes de la CIA se sont une nouvelle fois mélangés les pinceaux, ou plus exactement ont trop forcé sur la palette graphique !!! Incorrigibles magouilleurs !!! Selon beaucoup, ce fameux directeur travaille bien sur des recherches de ce type, mais sur des projets connus de tout le monde comme le précise Joseph Cirincione, directeur au Center for American Progress. "It is a basic research program built around a tiny 30 kilowatt reactor that produced a few isotopes and neutrons. It is nowhere near a program for nuclear weapons or nuclear fuel", dit-il. "Over a dozen countries have helped Syria develop its nuclear program, including Belgium, Germany, Russia, China and even the United States, by way of training of scientists", ajoute-t-il encore.
Des murs censés protéger ou cacher ou en tout cas pour la cuve censée contenir un réacteur... à l’acier déjà rouillé, ce qui n’est pas pour surprendre dans un région... désertique. Passe encore, pourquoi pas, arrive ensuite la longue explication de l’eau nécessaire à l’engin, avec une longue canalisation qui serpente et un "buried water tank" peint à la main en bleu pour bien montrer que c’était bien de l’eau là, en dessous, et qu’il faut bien en stocker pour refroidir le monstre. Evidemment, rien ne résiste à l’analyse : c’est bien joli d’avoir un tuyau, et un "réservoir enterré" qu’on ne voit pas, encore faut-il que cette eau arrive jusque-là. Et là rien, on imagine qu’elle va monter toute seule jusqu’au réacteur, sans doute. Comme dans une paille tordue dans un verre de lait. L’explication donnée d’une station de pompage à côté ne tient pas la route : personne ne se risquerait à bâtir un réacteur de ce type à cette distance du flux d’eau nécessaire : trop dangereux, l’apport en eau doit être intensif, et la canalisation ne mène même pas à la station de pompage, mais directement au réacteur. Les Coréens, eux, ayant fait comme tout le monde en implantant leurs centres au fil de l’eau comme quasiment toutes les centrales nucléaires de ce type, gourmandes en eau.
Reste quelques vues vite faites des torons de combustible, puis les photos de l’après-bombardement où la cuve s’est soudainement transformée en cuve en acier brillant, et les explications selon lesquelles les Syriens auraient recouvert le site au bulldozer "en raison des radiations". C’est grotesque, en fait : rien ne tient debout dans cette histoire de réacteur nucléaire. Pas un détail donné n’est valable. Encore moins l’image montrant un dirigeant syrien accolé à un ingénieur coréen. Même un débutant en mise en pages fait mieux. Pour David Sanger, du New York Times, c’est une explication de pure propagande, qui en rappelle une autre période : "the feel of a cold-war-era newsreel about the Korean War". Le compte-rendu intégral de l’exposé savant de la CIA étant ici.
A y regarder de près, c’est bien en effet de propagande dont il s’agit. Tout d’abord, il faut noter que les Syriens sont de profonds imbéciles, à acheter une technologie qui date d’au moins cinquante ans maintenant. Le réacteur de Yongbyon de type Magnox, imaginé en 1953 en Angleterre, est en effet complètement dépassé aujourd’hui. "It ís a gas-cooled graphite-moderated reactor similar in technology and configuration to the Yongbyon reactor". Une technologie rétrograde que tout le monde a abandonnée depuis. Les Pakistanais, à Kushab, ont construit un nouveau réacteur en 2000, mais aussi une énorme station de fourniture en eau. C’est un autre type de réacteur, à eau lourde. La dernière étape avant ceux à eau pressurisée actuels. A moins de l’avoir d’occasion, genre seconde main... or la Corée n’en a qu’un seul, et il ne semble pas à vendre, et un réacteur utilisé est rarement déplacé contamination oblige. Et la moindre photo de sa carcasse montre à côté une tour de refroidissement obligatoire. Or, sur le site Syrien, pas une tour, pas même la moindre cheminée. Pour les barres de contrôle en boron et acier, une simple calcul démontre que le réacteur en construction ou les images que l’on nous montre est plus petit en taille que celui de Yongbyon, 60 % environ selon les estimations. Plus petit et donc plus facile à protéger : or, dans la démonstration américaine, il n’y a même pas un barbelé autour du site pour le protéger ! On imagine mal à partir de là que le site puisse contenir quelque chose de radioactif ou de sensible ! Il n’y a jamais eu la moindre protection autour !!! Un site militaire sans affût de DCA ou de lance-missiles ? Incroyable bévue syrienne ! Ce n’est pas un site important, c’est un véritable attrape-bombes ! Les Syriens auraient dû dessiner sur le toit une cible, à ce rythme. Autant faciliter la tâche de l’ennemi.
Quand bien même on a un réacteur, il manque en effet toujours le combustible : le "yellow cake", dont on devrait trouver trace d’import quelque part. Or, il n’y en a pas de donné par les Etats-Unis. On a bien essayé, il y a plusieurs mois, de faire croire qu’on pourrait extraire l’uranium de phosphates, en oubliant qu’il faudrait un énorme complexe à côté pour réaliser cette séparation. Les Iraniens, à côté de leurs réacteurs, ont construit le centre de Natanz. Là rien. Même si d’aucuns proposent bien Homs comme facilité pour mettre en place ce procédé qui revient aujourd’hui plus cher que le yellow cake. De s’être mélangé les pinceaux avec le yellow cake nigérian soi-disant acquis par Saddam Hussein, les pontes de l’administration bushienne se méfient aujourd’hui, et n’osent plus en parler. Un réacteur sans combustible dans ce cas peut-il être un danger ? La question n’est même pas posée dans le rapport, qui n’évoque en rien un quelconque combustible.
Si bien qu’une fois détruit par l’aviation israélienne, on se retrouve avec un deuxième problème : selon les Etats-Unis, la cuve a été recouverte de terre en raison des "radiations". Très bien : le problème c’est que le site n’était visiblement pas en état d’avoir déjà reçu son combustible... comme l’indiquent les assertions de la CIA ce jour dans le fameux rapport : "The reactor was destroyed in an Israeli air strike early in the morning of 6 September 2007 as it was nearing completion but before it had been operated and before it was charged with uranium fuel". L’explication de l’enfouissement anti-radiation ne tient pas, surtout que, dans le même film, on montre après qu’un nouveau bâtiment a été bâti au-dessus de la première installation, connue désormais de tous et des avions israéliens. Irradié, et même recouvert de sable, le site demeurerait inaccessible sans équipement spécialisé de décontamination. Ridicule.
Les Israéliens ont donc bombardé, il y a sept mois, quelque chose, certes, mais qui n’était pas ce que décrit le rapport de la CIA : tout au plus une centrale ou un centre de recherche, car, pour l’instant, on n’en est qu’aux suppositions tant les preuves ne proviennent que d’un seul côté. Et, en fait, on pense de plus en plus que ce n’était pas l’objectif qui importait : ce qui était visé, dans la manœuvre, c’est le tracé de la route d’attaque vers l’Iran, future cible potentielle, en cherchant surtout à affoler les nouveaux missiles russes disposés le long du trajet pour les "faire parler". Grâce à leur système Senior Suter. "Senior Suter is a Big Safari-managed special access program. Big Safari itself is a shadowy Air Force unit that has developed small numbers of specialized reconnaissance systems, including drones, in what are often classified programs. The Suter technology was developed during the last several years by BAE Systems and involves invading enemy and computer systems, particularly those associated with integrated air defense systems (AW&ST Aug. 16, 2004, p. 24 ; Nov. 4, 2002, p. 30). Suter 1 allowed U.S. operators to monitor what enemy radars could see." Aviation Week, en révélant le pot aux roses de l’opération, annonçait clairement qu’il s’agissait bien d’un test grandeur nature pour une future attaque iranienne.
En les détectant et en les brouillant, les Israéliens, guidés par leur tout nouveau satellite, se sont en fait préparés à attaquer l’Iran, si Washington leur en avait laissé le feu vert. Ce qu’il a dû faire aussi pour l’attaque syrienne, tant on imagine mal les Awacs de la région ne pas être au courant du moindre décollage d’avions possédant des nacelles Lantirn de guidage laser pour bombardement précis. Dans ce cas, les Etats-Unis faisaient l’économie des tests d’anti-missile russes qui n’ont pas bronché, alors que ce sont les mêmes dont venait juste de s’équiper l’Iran.
Maintenant ne reste qu’une seule question en fait : c’est bien joli tout ça, mais pourquoi ne le dire que sept mois après seulement ? Et, là, on tombe sur la vraie explication de tout ce remue-ménage à partir de photos-montages. Comme pour l’Irak, les fausses photos servent à un seul but, et c’est ici à contrecarrer les avancées diplomatiques de ces derniers mois en Corée du Nord : le meilleur moyen de torpiller les discussions en cours était bien de charger à mort la dictature coréenne, en l’accusant de faire proliférer la menace nucléaire. Beaucoup voient dans cette posture la main de Dick Cheney, faucon d’entre les faucons, toujours tenté par une confrontation militaire ici ou ailleurs. Comme si ça ne suffisait pas encore, on apprend ce week-end par la bande que le régime de Corée du Nord creuse quelque part un tunnel de 6 km de long pour y cacher ses avions de chasse. L’explication donnée par les informateurs de la CIA étant bien entendu "le renforcement décidé après le raid israélien en Syrie " ! La nouvelle couche de diabolisation coréenne est bien sur les rails. La nouvelle arrive en supplément d’un réacteur d’occase vendu en pièces détachées. Demain, on accusera Kim Jong-II de vouloir annexer la Lune, logiquement à ce rythme. Pour appuyer encore un peu plus le coup, on va même jusqu’à annoncer ceci : "In another tunnel, this one under Mount Myohang, the North Koreans have kept as a museum piece the Kalashnikov assault rifle and pistols sent as gifts from President Hafez al-Assad of Syria to Kim Il-sung in the early years of their friendship". Alors, là, effectivement, si on construit des tunnels entiers rien que pour y mettre une mitraillette dorée... s’y ajoute des allégations de photographies satellitaires montrant des morts lors de manipulations de missiles Scud... sans qu’on n’ait accès à ses images, bien entendu. En fait, la charge contre la Corée du Nord n’est pas fortuite, comme le signale un journal australien d’ABC :
"Everything I’m hearing from my own sources in Washington is that what you have now is a kind of push back by Vice-President [Dick] Cheney and his office and other hardliners who are opposed to diplomatic dealings with North Korea," he said."[They are] hoping that by making public these allegations of nuclear cooperation it will torpedo the diplomatic process." Un torpillage en règle des négociations en cours et rien d’autre en effet.
Car, il y a sept mois, notre W. Bush était nettement moins prolixe sur la question. Un journaliste de NBC, David Gregory, qui avait flairé le coup de l’attaque comme voie tracée vers l’Iran, lui avait posé intelligemment la question : “Sir, Israeli opposition leader [Benjamin] Netanyahu has now spoken openly about Israel’s bombing raid on a target in Syria earlier in the month. I wonder if you could tell us what the target was, whether you supported this bombing raid, and what do you think it does to change the dynamic in an already hot region in terms of Syria and Iran and the dispute with Israel and whether the U.S. could be drawn into any of this ?” Ce à quoi Bush avait alors répondu : “I’m not going to comment on the matter. Would you like another question ?” Le journaliste se faisant insistant : “Did you support it ?” Bush : “I’m not going to comment on the matter.” Le journaliste s’accrochant à un Bush qui savait déjà tout et ne voulait rien dire (Bush a du mal à cacher qu’il ment et finit par éluder la question passablement agacé) : “Can you comment about your concerns that come out of it at all, about for the region ?” Bush : “No. Saying I’m not going to comment on the matter means I’m not going to comment on the matter. You’re welcome to ask another question, if you’d like to, on a different subject.” Se faire rembarrer sept mois avant pour se faire dire sept mois après ce dont tout le monde se doutait, imaginez où on en est des principes de propagande de la Maison-Blanche, qui a le tiroir à dossier facile quand ça l’arrange. Et quand je pense que certains ont pu à propos du bombardement parler "d’opération du siècle" je me dis que des mouches aussi grosses que celle des armes de destruction massives en Irak, on peut bien encore une fois tenter de nous les faire gober, présentations Powerpoint à l’appui, mais, avec le temps, les ficelles deviennent un peu grosses à la longue. L’attaque décrite par la CIA sur un objectif fabriqué de toutes pièces à grands coups de palette graphique ne sort que maintenant non pas parce qu’on vient seulement d’élucider l’affaire : on le fait maintenant pour faire capoter un espoir de règlement d’un autre conflit qui s’éternisait. La Corée s’étant engagée à fermer son site nucléaire et est en pleines négociations à ce jour pour obtenir en compensation une aide alimentaire ou logistique pour pallier les graves insuffisances de son économie. Preuve que, dans l’administration Bush, ce n’est pas la paix qu’on recherche, mais bien la guerre. Karl Rove parti, c’est Dick Cheney le spécialiste des coups diplomatiques dans le dos. Il vient encore de frapper. Quand, éméché, il ne tire pas dans le dos des gens à la chasse, il tire sur un espoir de paix. Avec la même hargne et le même rictus rageur.
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