Guillotinons les guillotineurs
C’est le samedi soir vers 23h30 chez Ruquier dans On n’est pas couché. Y siègent les procureurs Eric et Eric. Version sèche et pépère, l’un se défendant d’être critique l’autre se défendant d’être sectaire. Le duo dédaigneux assène au bon peuple, à qui il tourne le dos, ce qu’il convient d’apprécier ou de détester.
Du survivant de télé-réalité qui pousse la chansonnette aux réalisateurs chevronnés en passant par le journaliste qui aura eu le malheur de faire une biographie de ministre, d’écrire avec les pieds ou défendre une communauté : Les créateurs, qu’ils aient 50 ans ou 2 semaines de carrière, sont des justiciables comme les autres, soumis au même traitement, avec comme défenseur commis d’office, Laurent Ruquier et ses calembours moisis.
Signe télévisé que flotte dans l’air de France comme une envie de guillotine, en deux années, sur la base d’une émission par trimestre (faut pas pousser non plus), j’ai vu cette routine stérile du taclage de notables, où l’audience complice n’a le droit de citer qu’en frappant des mains ou en beuglant son mécontentement, passer du stade de la chronique pour constituer le carburant essentiel des 3 heures de show. C’est à ce point haineux que Ruquier peine désormais à contrebalancer (n’est pas Drucker qui veut) les scuds paramétrés à bassesse exponentielle des harponneurs de proies faciles.
Prospère car aisée et pas chère (pour peu qu’il y ait une caméra, deux connards, une table et trois chaises), la critique du spectacle est à son tour un spectacle, un bucher des vanités avide d’œuvres à broyer. Les artistes, les faiseurs, au prétexte qu’ils ne seraient pas assez artistes ou trop malfaisants sont les sacrifiés rituels des nouvelles stars de l’inquisition qui, depuis les deux Eric, se multiplient sur les ondes du câble au hertzien. Rendons leur grâce, le duo des samedis représente le haut du panier. Jusqu’à eux, l’inquisiteur télévisé était blonde, elle avait 25 ans. Ses deux principales qualités étaient la connaissance exhaustive des rebondissements de la vie littéraire parisienne et de la literie des responsables d’antenne.
Les inculpés, eux, arrivent à la barre tendus ou têtes baissées, coachés pour les plus guerriers, flageolants pour les plus inquiets, résolus aux constats suivants : 1 / Un show de Ruquier fait 3 millions de spectateurs, une bonne sortie littéraire c’est 20.000 exemplaires. 2 / Une publicité même mauvaise reste de la publicité. 3 / Drucker ne pouvant pas inviter tout le monde, si l’on veut vendre un peu, au pays d’A prendre ou a laisser et des Z’amours, mieux vaut faire parler de soi mal et tard à la télé au risque de se faire piétiner, que de végéter dans les méandres des initiés du réseau.
Première interrogation : Derrière le festival du mot qui flingue, le duo auto-satisfait aide-t-il vraiment le lecteur à faire son choix au rayon librairie d’une grande surface qui ne propose que la vingtaine de bouquins vus à la télé ?
Pas sûr.
Patrick De Carolis me répondra offusqué : " - Oui mais Eric et Eric, c’est culturel, c’est une mission de service public." Patoche, ne pas confondre critique de la culture avec exercice ou même stimulation de la culture. Affirmer que Luc Besson a inventé à des fins cinématographiques la machine à faire de la merde ne fait pas pour autant de moi un passionné d’Angelopoulos. Dans ce genre de show, la culture a la même valeur qu’un aphorisme de Jean-Claude Vandamme, la bravitude ou un string qui dépasse du pantalon de Rihanna : C’est avant toute chose de la matière première à ricaner.
Seconde question : Eric et Eric donnent-ils seulement envie de lire à un seul de leurs spectateurs ?
J’en doute et c’est une des raisons de leur succès : Ils dédouanent les spectateurs de ne pas lire. Eric et Eric ont une mission fondamentale par temps de paupérisation intellectuelle généralisée : Faire croire à l’individu qu’il est culturellement intéressé et, par ricochet, socialement intéressant en lui insufflant de bons arguments politiquement compatibles avec l’une des deux grilles de lecture autorisée à la télé : Socialiste ou UMP, la bipolarité des compères étant un autre moteur du spectacle.
A ma droite, le plus fin des deux Eric, mélange de Sainte-Beuve et du Lucien de Margerin. Il reste en mode d’analyse mono-maniaque, déclinant avec talent au fil des mitraillages les 3 ou 4 terreurs qui le hantent depuis l’adolescence. Il trouvera derrière le moindre tirade de Rap une injure faite à Rimbaud*, derrière chaque intermittent un dynamiteur de ligne TGV, derrière chaque femme une atteinte à sa virilité. Quant aux questions de races et de religions au sujet desquelles il enfile d’une chaine à l’autre les perles du zapping section bourdes et énormités, il est la preuve par défaut qu’à la télé ce n’est ce qui est dit qui est répréhensible mais bien qui n’a pas carte blanche pour l’énoncer.
Encore à ma droite mais un peu plus à gauche, l’autre Eric. La bonhomie péremptoire, il pourfend les imposteurs : Vaste Programme. Le regard aiguisé, il oublie pourtant systématiquement de s’ajouter à la liste. Pour peu qu’un inculpé s’aventure à lui répondre avec plus de 3 phrases (ce qui semble impossible sur ce type d’émissions coupées toutes les 7 secondes par une blague à Toto), le stoïcien revenu de tous les combats abattra sur l’outrecuidant son courroux avec des arguments dignes d’un élève de CE2 à qui Mattéo aurait piqué sa Nintendo, camouflant par la harangue un propos aussi conventionnel que les facilités stylistiques qu’il est tout fier de dénoncer.
Pas vraiment de grands écrivains, pas vraiment de grands critiques mais assurément de grands lecteurs avec bagages référentiels, Eric et Eric, c’est le triomphe de ceux qui savent un peu sur ceux qui ne savent rien. Ils sont la preuve en plateau que la lecture enrichit plus que la télévision et qu’en ce royaume, médiocres et apparentés dominent toujours la situation.
Les deux Eric sont la réponse télévisuelle de l’intelligentsia parisienne crachée à une classe moyenne dépossédée de son éducation et de ses espérances, réduite au pouvoir d’acheter, sombrant dans la débilité et ayant besoin qu’on lui mâche ce qu’il faut penser d’œuvres que pour la plupart, faute de temps, d’argent, de vocabulaire, de courage ou d’intérêt, elle ne lira jamais.
Dans la société des apparences, l’important n’est pas de lire mais d’avoir lu. Il s’agit de soutenir 5 minutes de conversation à la machine à café. Du travail artistique ne se retiennent que la couverture, la posture ou l’imposture, dénoncés ou plébiscités au gré de leurs affinités ou non de chapelle, par nos deux flics ami ami. Grâce à ces plaidoiries du samedi, le spectateur a de quoi donner le change en passant pour un érudit.
Attention, les deux Eric n’ont pas qu’une mission d’assistance à sens critique en danger. En pleine montée de la colère sociale, à 2 smics l’émission (estimation basse sur la base de ma rencontre fortuite avec la fiche de paye d’un des deux Eric sur une autre émission**), les envoyés spéciaux du peuple au cœur de l’arène people sont là pour fusiller avec ce qu’il faut d’à propos, sans effusion de sang, sans que personne n’ait à bouger de son canapé, la nouvelle aristocratie*** qui fait saliver tout autant qu’elle exaspère, une audience rongée par ses perspectives sociales en cul-de-sac.
Siégeant à domicile et en surélévation par rapport à l’inculpé, chaloupant de l’éloge à l’acide, s’arrangeant pour s’accorder sur rien : Ils déstabilisent l’inculpé qui ne contre-attaque jamais longtemps. Semaine après semaine, nos deux procureurs ne trouvent que peu de contradicteurs leur arrivant à hauteur de tabouret.
Avant la prochaine étape de ce type d’émission, le passage à tabac des écrivains avec, une fois ces derniers à terre, une rasade supplémentaire de coups de santiags de la part d’un petit Eric déclinant du Céline, j’attends ce jour où l’un des inculpés se rappropriant son statut d’auteur à qui son œuvre tient à cœur, les soufflettera tel qu’ils le méritent et que, dans cette époque de confusion des valeurs, au moins pour un samedi soir chacun soit réassigné à son rôle :
Que les créateurs ne s’excusent plus de créer et que les petits juges enivrés par leur notoriété soudaine apparaissent comme ce qu’ils ont toujours été : Les parasites de la création des autres.
* Rimbaud qu’il aurait sûrement descendu avec les mêmes armes et sur le même ton s’ils avaient été contemporains.
** Cumuls non dénoncés par nos Torquemada des connivences : Tandis que l’un des Eric cachetonne d’un plateau à l’autre du privé au public pour donner son avis sur tout, l’autre anime sur une chaîne du satellite, une émission à table ronde fermée sur fond bleu (comme 99% des shows français depuis la saison pré-électorale de 2007) sur le principe radicalement novateur du bloc-notes critiques à blondes intégrées.
*** Large spectre allant de Mickael Vendetta à Ingrid Betancourt, en passant par Zidane et Jacques Attali)
24 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON