L’influence des blogs : changer le regard
J’ai été assez calme récemment, cela méritait bien un nouveau billet fleuve. Rassurez-vous, je vous y parle de vous. Car à force, vous l’aurez remarqué, je suis un peu obsédé par la difficile question de l’influence des blogs.
D’abord,
parce que c’est une question nouvelle et inexplorée, et qu’au XXIe
siècle, on n’a pas beaucoup d’occasions de réfléchir à un sujet auquel
personne n’a pensé avant nous.
Ensuite, parce qu’on constate souvent
une certaine naïveté dans la blogosphère, consistant à considérer que
ça y est, les blogs vont changer le monde, et ça donne envie de
calmer les ardeurs.
Enfin, parce que ce qui se passe sur le Net est tout simplement passionnant en matière de mouvements d’opinion.
L’étude Edelman / Technorati
Maintenant que je me suis justifié, je peux attaquer. L’influence des blogs est un sujet qui vient d’être assez abondamment traité dans la blogosphère elle-même, notamment en raison de cette pauvre étude Edelman / Technorati (1).
C’est assez drôle de voir comment il suffit de faire une conférence de presse en disant : « On a une étude », pour que la presse embraie. Et si la presse embraie, c’est bien connu, les blogueurs embraient. L’étude Edelman / Technorati a donc connu son petit moment d’actualité.
Mais franchement, qu’est-ce que cette étude apporte, par rapport à d’autres classements des blogs ? Celui de bonVote me semble, certes intuitivement, mais assez franchement mieux fait, même si l’un porte sur tous les blogs et l’autre sur les blogs politisés (ce qui a le mérite de proposer un minimum de cohérence dans l’objet étudié). Et puis, il y a aussi par exemple ce classement-là. Alors, pourquoi s’affoler sur l’étude le classement Edelman / Technorati ? A cause de la conférence de presse, pardi !
Le regard du blogueur sur son influence propre
Donc, la publication d’une étude, puis d’articles de presse, puis de billets de blogs, assez axés sur le concept d’influence - un terme qui, au passage, fait l’unanimité contre lui.
On a grosso modo trois sensibilités possibles du blogueur par rapport à son influence :
- « on essaie, on espère » (à la Koz)
- « on ne change rien » (à la Guillermo)
- « on s’en fout » (à la Christophe Ginisty)
Notons que le « on s’en fout » ne s’inscrit pas nécessairement dans la famille du « on ne change rien ». On ne sait pas si c’est un « on est influent mais on s’en fout » ou un « on n’est pas influent et on s’en fout ».
Comme se le demande Jules, de What’s Next, il faut en revenir à la définition de l’influence. Guillermo dans le titre de son billet parle de "pouvoir de conviction". Stéphane Guerry propose : « un vrai pouvoir de changer au moins les représentations de ses lecteurs ou auditeurs (à défaut d’en changer directement les opinions) ». Ce n’est pas mal.
Dans un commentaire chez Jules, je me suis permis la définition suivante : « la capacité à diffuser une idée qu’un public saura s’approprier alors que cette idée n’était pas la sienne au départ ». C’est un peu moins joli. Mais grosso modo, on va dire que c’est changer le regard.
Cette définition fait interagir deux pôles : le blogueur et son public.
Qu’est-ce qui met le blogueur en position d’être influent ?
La prose habituelle se focalise sur le blogueur, et généralement sur des notions très quantitatives : son audience. Son autorité. Sa régularité. Certes, tout cela peut aider. Mais je serais tenté de dire que ce sont des notions qualitatives, donc subjectives, qui conditionnent le mieux l’influence : la qualité. L’originalité. La séduction. (Lire Alav à ce sujet).
A la suite de ce que je viens de poster sur Faim d’un monde, on ne va pas dire que qualité, originalité et séduction garantissent audience et autorité. Mais elles permettent mieux de toucher les publics qui comptent.
Car c’est là que réside réellement la capacité d’influence : la capacité à laisser une empreinte (digitale) dans l’esprit de celui ou de celle qui passe par là et qui peut faire quelque chose de cette information, de cette opinion ou de cette proposition.
DSK, lors du premier débat de la première audition des candidats socialistes, mentionne l’idée des nouvelles villes moyennes à la campagne. On peut assez sérieusement faire l’hypothèse que l’idée a été puisée par les conseillers de DSK chez José Ferré qui l’avait déjà proposée quelques mois plus tôt. Et ça, pour le coup, c’est de l’influence.
Cette idée n’avait pourtant pas eu plus d’influence qu’un pet au sein de la blogosphère - on en revient au concept de la bouteille à la mer, cher à Adorno et Laurent. Il suffit donc d’un visiteur avisé et influent pour devenir soi-même influent. L’audience n’est pas une condition sine qua non de l’influence.
Il faut ainsi distinguer l’influence sur la représentation (changer le regard) et l’influence sur l’action (cf. José / DSK). Dans le premier cas, le blogueur qui se veut influent à intérêt à viser une clientèle large et molle (voir plus loin) ; dans le second cas, il a intérêt à viser une clientèle ciblée, avisée et possédant un pouvoir de décision ou d’accès aux médias de masse : les politiques.
L’influence dépend surtout du public... Mais que sait-on des lecteurs de blogs ?
Le public, justement. C’est donc de lui que dépend l’influence. On peut même aller jusqu’à dire que la capacité d’influence d’un blogueur dépend de sa capacité à réunir autour de lui un public influençable. Mais les lecteurs de blogs sont-ils influençables ?
Pour le savoir, il faut se demander ce qu’on sait des lecteurs de blogs. Typologie.
1. Il y a les lecteurs qui commentent. Et là, on le voit tout de suite, ce sont à 90% des blogueurs. Or, qu’ont de particulier les blogueurs ? Le fait d’avoir un certain nombre d’opinions qu’ils entendent bien diffuser autour d’eux. Quand on se décide à bloguer, c’est quand même en général davantage parce qu’on pense avoir des choses à dire que parce qu’on pense avoir des choses à apprendre.
Il est assez raisonnable de dire que la très grande majorité des blogueurs a ses opinions toutes faites sur la plupart des sujets de discussion, la discussion pouvant faire évoluer certaines opinions à la marge, mais pas de façon fondamentale.
Conclusion, ce n’est pas cette catégorie 1 qu’on va beaucoup influencer. Comme le dit Guillermo : « Nous n’écoutons que rarement les autres, et personnellement je dois reconnaître que je n’écoute presque jamais ceux qui ne sont pas d’accord avec moi ; par contre j’adore rechercher dans mes lectures l’expression de mes opinions, partagées par d’autres qui pensent comme moi, et bien souvent mieux formulées. »
2. Il y a une énorme frange de lecteurs qui arrivent via moteur de recherche pour environ 1/10e de seconde, en quête de sites pornos ou après une association de mots-clés qui n’ont rien à voir avec le résultat proposé par Google. Conclusion : la catégorie 2 n’a aucun intérêt.
3. Il reste les vrais lecteurs qui ne commentent pas. C’est là que réside l’inconnue. Nous n’avons ni une bonne idée de leur nombre (en valeur ou en proportion des lecteurs d’un blog), ni de leur perméabilité.
Mais comme le disait Frednetick sur Radical Chic : "Qui
aujourd’hui peut dire qu’il dispose d’une info suffisamment pertinente
et objective ? Lire des posts qui traitent d’un même sujet sur deux blogs
et défendant deux conceptions différentes, c’est aussi se donner les
moyens de modifier sa propre opinion basée sur une info tronquée ou
orientée..."
Conclusion : un certaine influence est peut-être possible auprès d’une partie de nos lectorats que l’on connaît mal.
Autrement dit, ça fait beaucoup de précautions avant de pouvoir se définir comme influent. Mais ça peut justifier de jouer le coup (Koz va nous dire que "ce qui compte c’est d’avoir été là"), et c’est ça qui est passionnant à mon sens : on est en train de découvrir, d’explorer des nouveaux territoires. Je continue à penser comme ici que les blogs français n’ont rien montré de fondamentalement influent jusqu’à aujourd’hui, mais le cap de la présidentielle sera fatidique pour confirmer ou infirmer.
Le public des blogs « non politisés » n’est-il pas plus influençable ?
On peut aussi envisager la question sous l’angle de la nature du public concerné : politisé ou pas très politisé. J’ai à ce titre une théorie absolument effrayante : celle que Loïc Le Meur serait bel et bien, comme dans le classement de bonVote, le blogueur politique le plus influent (sachant qu’il n’est déjà pas loin d’être le plus fluent, avec ses runs et ses disclosures).
Pourquoi ?
Parce que le public de Le Meur n’est pas a priori en recherche d’information ou de débat politique. La ligne éditoriale de Le Meur a essentiellement consisté à décrire les nouveaux usages du Net (et à parler de lui-même) pendant un temps assez long, avant de commencer progressivement à glisser vers les sujets politiques.
Parce que son lectorat n’est pas un lectorat très politisé, il est peut-être plus influençable que celui des blogs plus spécialisés, où l’on ne parle que de politique. Autrement dit, quand Le Meur dit : "Je vote Sarko parce que c’est le candidat des entrepreneurs", ses lecteurs, qui ne sont pas venus pour ça au départ, reçoivent le message. Une bonne partie des commentaires sur cette annonce a d’ailleurs été assez favorable.
C’est la vulgarisation de la politique : on mélange les genres pour capter une audience peu politisée et plus influençable, mais dont les votes comptent autant. Si vous voulez être influent en politique, faites du Le Meur : commencez par fidéliser un public assez divers, puis parlez-lui de politique.
Une petite note d’espoir : je ne donne pas cher de la crédibilité de Loïc Le Meur dans la blogosphère dans quelques mois. L’émergence de l’excellentissime Loïque Jemeur, les annonces pour la SNCF qui l’auto-décrédibilisent et le cassage de plus en plus systématique de LLM par des blogueurs sont de bons signaux.
La question de la mesure de l’influence
Comment mesurer cette influence ? Nombreux sont ceux qui veulent quantifier l’influence alors que la notion est à la fois qualitative, subjective et rétroactive. Si un classement croise des données quanti comme le nombre de liens entrants, le nombre de commentaires, la régularité de l’écriture... Soit. J’ai de grandes réserves sur la quantification de l’influence, mais deux idées sur la moins mauvaise façon de le faire :
- interroger un panel de blogueurs pour leur demander qui les influence et pourquoi (mais il faut se donner la peine de le faire...)
- ne pas se contenter des liens entrants mais établir un indice qui prenne en compte l’autorité des liens entrants (à vrai dire, j’hallucine que l’étude Edelman / Technorati n’ait pris que le « premier niveau » de liens entrants).
La question me paraît d’autant plus épineuse que l’influence ne se mesure réellement (et encore) qu’a posteriori (2). Et elle est plus facile à estimer quand on voit émerger ou se propager dans l’opinion une idée nouvelle ou minoritaire, promue par le blog X ou Y au départ. D’où l’idée que les blogs gagneront leurs lettres de noblesse en étant forces de proposition.
Dans la fameuse vidéo montrant Bourdieu tailler un serre-tête à Ségolène Royal, le sociologue commence à répondre à la question de Pierre Carles : « Pour vous, qu’est-ce que c’est, la gauche et la droite ? », en disant tout simplement : « Ben, ça se voit bien, non ? ».
Finalement, je me demande si cette réponse ne vaut pas aussi pour la question : « Qui est influent ? ». L’influence ? Ca se voit bien...
Et le blogueur influençable, dans tout ça ?
Une dernière réflexion : on parle beaucoup du « blogueur influent » mais pas beaucoup du « blogueur influençable », ce qui trahit certainement une vision descendante de l’information dans la blogosphère, alors qu’il s’agit plutôt de "conversation" et qu’il n’y a pas de raison qu’un de mes savants lecteurs ne réussisse pas à changer l’une de mes représentations, parce que je le veux bien.
Le blogueur influençable, c’est, par exemple, moi (3) : je blogue avec certaines certitudes mais aussi pour structurer ma pensée, et mes commentateurs m’y aident. En l’occurrence, je ne sais absolument pas pour qui je vais voter en avril. Avis aux influenceurs, il y a une voix à prendre. On en reparle bientôt.
En résumé : l’influence, c’est le pouvoir de changer le regard d’une partie de son public. Cela dépend certainement du blogueur, mais aussi de son public, que l’on ne sait pas analyser : impossible d’évaluer la part "influençable" de son public. Mais il suffit que le bon lecteur traîne au bon endroit et au bon moment pour devenir influent. Ce qui n’autorise pas à mesurer l’influence a priori et nous laisse avec notre subjectivité. C’est plus simple comme ça, non ?
(1) A noter : je me situe ici essentiellement dans le champ du débat politique. L’opinion sur les marques, par exemple, c’est encore autre chose.
(2) Il faudrait tout simplement cesser d’utiliser le terme "influence". On pourrait très bien dire "top 50 des blogs politiques" tout court.
(3) Ne pas y voir une contradiction avec le passage plus haut qui dit : « Il est assez raisonnable de dire que la très grande majorité des blogueurs a ses opinions toutes faites sur la plupart des sujets de discussion » : je ne pense pas que mon cas soit très réprésentatif de l’ensemble des blogueurs « politiques ».
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