La France Big Tartuffe
Samedi 7 mars, Alain Finkielkraut recevait dans son émission Répliques Laurent Obertone venu parler de son livre La France Big Brother paru chez Ring au mois de janvier dernier. Face à lui, Laurent Joffrin campait l’objecteur avec, semble-t-il, un certain mérite puisque, de son propre aveu, il ne comprenait pas grand-chose aux propos d’Obertone. Les voici en substance : la France vit sous le régime de la pensée unique que des officiants appointés se chargent de faire respecter sous couvert de libre parole. Aux yeux de Joffrin, la France demeure une grande et belle démocratie, les médias y sont au service du peuple et la liberté d’expression y est de rigueur. Tout comme Zemmour, Obertone ne serait donc qu’un oiseau de malheur, venu faire sa fortune en divulguant des idées tristes dont les Français n’auraient en fait pas à s’enticher. Alors, « France Big Brother » ou pas ? « France Big Tartuffe », ça c’est certain.

On ne pratiquera pas ici la recension du livre en question. On s’attachera plutôt à mettre en évidence en quoi Monsieur Joffrin est représentatif de ces privilégiés bon teint qui s’ignorent, et que décrit Obertone. Et tout d’abord, on ne le présente plus tellement ses responsabilités professionnelles et ses engagements politiques sont connus des habitués des débats médiatisés. Il est de ceux dont la visibilité est entretenue en permanence, non seulement comme patron de presse, mais comme intellectuel. Un exemple ? Pas plus tard que le 28 février dernier. Dans un reportage de France Télévisions, à l’occasion du bicentenaire du débarquement de l’Empereur à Golfe-Juan, Laurent Joffrin était interrogé en tant que – je cite – « spécialiste de Napoléon ». Or les vrais spécialistes de Napoléon, eux, ne passent pas à la télévision à une heure de grande écoute. Mais il faut croire que Monsieur Joffrin fait partie des incontournables, sans avoir l’air de s’en rendre compte. Autre exemple ? Il y a quelques mois il faisait partie, avec Franz-Olivier Giesbert, Jacques Julliard et Jean-François Kahn, du staff de la première « Croisière des idées ». Pour la modique somme de 980 euros par personne, le magazine Marianne et la compagnie Costa vous conviaient à un périple passionnant en Méditerranée lors duquel les susmentionnés s’engageaient à débattre sur « l’Europe, la France et la société de demain ». Qu’il le veuille ou non, Laurent Joffrin fait bel et bien partie des meubles ; il est, en France, ce que l’on peut appeler communément un intellectuel organique, apte à délivrer la bonne parole.
De ce genre de choses, un Laurent Obertone ne se rend pas coupable. C’est un pur produit du net, un alevin n’ayant pas grandi en vase clos. Il n’a donc ni les manières ni l’entregent de son vis-à-vis, et ceci n’est peut-être pas étranger, tout polémiste qu’il soit, au succès qu’il rencontre sur les médias alternatifs. En mettant côte à côte ses deux principaux ouvrages (La France Big Brother et La France Orange Mécanique), il peut paraître s’être fait un fonds de commerce du genre de constats qu’il dresse. On pourra lui reprocher également sa sociologie de la chiffraille, à double tranchant, comme chez Zemmour. Toujours est-il qu’il pointe du doigt l’effet intellectuellement anémiant et moralement injonctif des principaux médias, et que c’est suffisamment rare pour le mentionner. La critique passe nécessairement très mal car elle implique une pensée dominante, garantissant à ses apôtres l’omniprésence médiatique et un accaparement des grandes tribunes, qui plus est avec le généreux consentement de l’État.
Il faut être beau joueur. Les journalistes doivent s’habituer à la réprimande, celle-là même qu’ils infligent complaisamment au personnel politique sans jamais avoir eux-mêmes à rendre des comptes. L’hypocrisie est de même nature dans ces deux sphères du pouvoir, il ne faut pas avoir fait Sciences Po pour le constater. D’un côté la présence du Front national sur l’échiquier politique sert de brevet démocratique sans que nos élus proprets n’aient à s’exposer aux affres de la représentation proportionnelle à l’Assemblée. De l’autre, Éric Zemmour témoigne d’une liberté d’expression de façade, vendant des milliers d’exemplaires de son dernier livre précisément parce qu’il n’est que l’arbre qui cache la forêt ; pour la galerie il est rendu nécessaire de tolérer un Zemmour, mais le microcosme des médias n’en tolèrera pas deux. La médiatisation de Zemmour est la caution d’une mise en scène, celle du sempiternel combat contre la bête immonde. Et pour celles et ceux qui attendaient du quatrième pouvoir un peu plus de profondeur : « circulez, y’a rien à voir ».
Aux côtés des journalistes et éditorialistes les plus en vue, bon nombre d’intellectuels officient en chaires médiatiques. À chaque département sa vedette. Laurent Joffrin reprochait à Laurent Obertone son manque d’exemples : en veux-tu en voilà. S’agit-il de parler de l’islam sur un ton bonhomme ? Malek Chebel interviendra. Des horreurs du colonialisme ? Pascal Blanchard s’y collera. De l’Algérie victime de la France ? Benjamin Stora ne demandera pas mieux. De la cause homosexuelle ? Incontournable Caroline Fourest. Du danger que constitue le Front national pour la démocratie ? Claude Askolovitch reste à pied d’œuvre. Et lorsqu’il faut donner son avis sur tout et n’importe quoi ou distribuer bons ou mauvais points, des gens comme Christophe Barbier (qui a son rond de serviette chez Yves Calvi), Edwy Plenel, Aymeric Caron ou le graphomane Jacques Attali trouveront toujours un endroit où s’exprimer. Que pèse le dissident Éric Zemmour face à tant d’humanistes assemblés ?
Alain Finkielkraut, pour sa part, n’a jamais caché une certaine aversion pour l’Internet, officine du ressentiment, « univers de psychotiques » selon ses dires dans la même émission. Lecteur assidu de Tocqueville, il a parfaitement senti que ce média pouvait être porteur du pire, drapé dans le relativisme. Il a en revanche du mal à accepter qu’il puisse aussi être porteur du meilleur et d’un peu de fraîcheur. Si la chape de plomb idéologique – qui échappe à Laurent Joffrin, et pour cause – doit un beau jour se rompre, il y a en effet peu de chances que cela vienne des médias mainstream, là où règnent le prêt-à-penser mollasson et le copinage professionnel. Et plus l’on tardera à se rendre compte que le magistère intellectuel de la télévision est périmé, plus s’agrègeront sur la toile le meilleur et le pire sans qu’aucun débat n’ait porté sur les moyens (intellectuels et non juridiques) de faire le tri.
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