Le 11-Septembre sur Arte : un complot américain « n’est pas inenvisageable »
Samedi 4 janvier 2014, Arte consacre une soirée entière au thème (un peu usé, mais sans doute encore porteur) des sociétés secrètes. Trois documentaires, de 50 minutes chacun, sont diffusés successivement. Le premier s'intitule "Les masques des comploteurs", et s'interroge sur le succès de certaines "théories du complot" (expression dont vous avez compris qu'elle peut désigner, dans son usage grossier, des choses très différentes, allant du délire pur et simple jusqu'au questionnement prudent et parfaitement légitime). Quatre sujets sont abordés : le Prieuré de Sion et la supposée descendance de Jésus ; les Protocoles des Sages de Sion et le fantasme du complot juif mondial ; les attentats du 11-Septembre ; et enfin, l'homme qui n'aurait pas marché sur la Lune. A priori, on se dit que c'est une énième émission indigente (comme Europe 1 nous en avait déjà donné un exemple), qui concourt pour la Palme de l'Amalgame et de l'Enfumage. C'est presque vrai.
Trois de ces sujets sont traités de la manière attendue ; ils sont franchement discrédités (à raison). Mais l'un d'eux bénéficie d'un traitement assez étrange : le 11-Septembre. Tout commence de manière classique (pour nos grands médias), avec un lien tissé immédiatement avec les Protocoles des Sages de Sion, qui nous mène à la fameuse rumeur sur les Juifs qui ne seraient pas allés travailler dans les Tours Jumelles le matin des attentats. Rumeur émanant d'Al-Manar TV, amplifiée par Al-Jazira, à laquelle personne (ou presque) n'a jamais cru en France (dès mars 2002, Meyssan lui tord le cou sur LCI), mais dont on nous rabat les oreilles à chaque reportage sur le sujet. D'ailleurs, le documentaire n'essaie même pas de nous faire croire qu'elle bénéficie du moindre crédit en Europe, et l'on se reporte uniquement à la situation dans le monde arabe, en Egypte notamment, où la haine des islamistes envers Israël permet d'entretenir ce genre de récit légendaire. A quoi bon perdre du temps à enquêter sur cette rumeur grotesque ? On se le demande... Peut-être justement parce que nulle enquête n'est nécessaire pour en venir à bout. Faut pas trop se fouler non plus...
On enchaîne sans transition sur "l'avion manquant" du Pentagone, dans une séquence sans aucun intérêt, puisque n'apportant strictement aucune information. L'historien Marian Füssel, qui joue le rôle de l'enquêteur dans ce film, se contente de nous rappeler que si l'avion n'apparaît pas sur les images de la caméra de surveillance du parking, c'est que la caméra ne filmait pas en continu. Ce qui est "troublant" (pour un téléspectateur informé), c'est que ce propos insipide semble être le résultat d'une réflexion, voire d'une enquête de la part de Füssel... alors même que n'importe quel internaute curieux dispose, depuis des années, de cent fois plus d'informations sur ce sujet précis. Pourquoi n'avoir pas évoqué, pour accréditer le crash du vol 77, les nombreux témoignages oculaires, plutôt que cette pseudo-explication technique ? Ou encore, si l'on s'intéresse réellement aux doutes que cet événement suscite, pourquoi ne pas avoir évoqué les compétences de pilote - étonnamment faibles - d'Hani Hanjour ? On se demande quel est l'intérêt d'aborder une nouvelle fois ce sujet rebattu, sans apporter la moindre plus-value... et même en en disant moins que ce que tout le monde sait déjà.
Un intrus parmi les experts
Mais le moment vraiment curieux survient lorsque l'on convoque, en guise d'expert, Daniele Ganser, cet historien suisse qui n'a jamais caché ses doutes (pour le moins) au sujet de la "version officielle" ; en décembre 2006, il déclarait ainsi : "L’histoire officielle sur le 11 septembre, les conclusions de la commission, ne sont pas crédibles". Les experts, d'ordinaire convoqués dans ce type de programme, viennent contredire résolument les "théories du complot". Pourquoi cette exception ? Ganser va aborder deux thèmes : la chute du WTC 7 et les délits d'initiés. Voici une retranscription de la séquence :
Voix off : Les poutres métalliques ont-elles vraiment ployé sous l'effet de la surchauffe ? Ou le bâtiment a-t-il été dynamité ? Et pourquoi certaines chaînes de télévision ont-elles annoncé son effondrement une heure avant qu'il ne se produise ? Depuis des années, on s'interroge sur les tenants et les aboutissants de cette affaire. Pour Daniele Ganser, le rapport de 2008 sur l'affaissement de la troisième tour n'est pas concluant.
Daniele Ganser : Aujourd'hui encore, on ignore pourquoi ce bâtiment s'est écroulé. Quand on regarde les vidéos, on a l'impression qu'il a été dynamité. (...) J'ai parlé à des experts en bâtiments qui m'ont assuré qu'on avait fait sauter l'immeuble. Alors bien sûr, on peut se demander si l'on sait vraiment ce qui s'est passé le 11-Septembre.
Voix off : Un autre fait étrange s'est passé à Wall Street. La veille des attentats, des investisseurs anonymes ont parié sur une chute massive du cours d'American Airlines et de United. Ils ont eu raison. Les avions détournés appartenaient bien à ces deux compagnies. Certains ont dû gagner des fortunes en étant informés de la mort imminente de milliers de personnes.
Daniele Ganser : Il est clair que quelqu'un devait savoir ce qui se passerait. Il y a bien quelqu'un qui a organisé les attentats, ce n'étaient pas des éléphants ou des girafes, c'étaient des hommes. Donc certaines personnes devaient savoir ce qui se tramait. Mais là encore, pour savoir qui a commis un délit d'initiés, il faut aller à la Security Exchange Commission, la SEC, c'est elle qui conserve ces informations, mais elle refuse de les divulguer.
Voix off : Le gouvernement américain était-il informé des attentats ? Les a-t-il même orchestrés, comme certains l'avancent ? Une terrible accusation, mais qui n'est pas inenvisageable. Les militaires américains ont eux-mêmes suscité cette méfiance. En 1962, ils soumettent un plan machiavélique au président des Etats-Unis, John Fitzgerald Kennedy. L'opération Northwoods prévoyait entre autres des attaques terroristes contre Washington et sur le trafic aérien civil. Fidel Castro devait être ensuite tenu responsable de ces attentats. Kennedy a refusé.
A ce moment-là, on reste interloqué : Ganser, qui semble convaincu du dynamitage du WTC 7, n'a pas été contredit, et le narrateur du documentaire semble même accréditer l'idée que des délits d'initiés ont eu lieu (officiellement, il n'y en a pas eu). Mais plus incroyable encore, l'idée d'un laisser-faire américain, voire d'une orchestration des attentats par le gouvernement "n'est pas inenvisageable", nous dit-on, autrement dit est envisageable. Et l'on fonde cette suspicion sur le précédent de l'opération Northwoods. Evidemment, tout cela est très léger, bien d'autres informations auraient pu être apportées au débat ; mais qu'un documentaire diffusé par Arte laisse ouverte la possibilité d'une implication de l'administration Bush a de quoi laisser coi... surtout lorsqu'on se souvient de ce que la chaîne nous avait offert sur ce thème il y a quelques années.
La suite du propos semble essayer de ramener le téléspectateur à la raison, après cette autorisation de douter, quelque peu cavalière. Dès l'évocation de l'opération Northwoods terminée, l'enquêteur reprend la main :
Marian Füssel : Une fois la confiance du peuple dans le pouvoir politique entamé, il est difficile de revenir en arrière. Ce type de situation est apparu durant la Guerre froide notamment. A cette époque, on a conduit sciemment une politique de désinformation, ce qui a débouché sur un climat de suspicion. Dans ces conditions, les théories du complot ont trouvé un terrain particulièrement propice, parce qu'on remettait tout en question et qu'on n'avait plus confiance en l'Etat. C'est dans de tels moments que les théories conspirationnistes connaissent leur heure de gloire, qu'elles sont particulièrement populaires et plébiscitées.
Autrement dit, c'est parce que les politiques ont sciemment désinformé aux Etats-Unis pendant la Guerre froide que le peuple est devenu méfiant, et même un peu parano... Mais cette réflexion est-elle censée discréditer les doutes au sujet du 11-Septembre, qui sont survenus tout de même assez longtemps après la fin de la Guerre froide ? La chose n'est pas claire.
A la fin du film, les quatre sujets abordés sont mis dans le même panier (jolie tambouille...), et tout s'achève sur ces mots :
"Les thèses les plus fantaisistes trouvent un écho favorable à une époque où les gens manquent de repères. Certains y voient les instruments de puissances occultes qui opèrent derrière leurs hauts murs à l'abri des regards : Eglise, gouvernements, sociétés secrètes. Aucune théorie du complot n'est trop aberrante pour ne pas se propager à travers le monde. Au contraire, plus elle est aberrante, plus on y croit."
Ce documentaire, globalement superficiel, qui commet surtout l'erreur de mêler un sujet sérieux avec d'autres qui le sont moins, nous laisse donc dans un certain embarras. Car qu'est-on censé en retenir ? Qu'il n'est "pas inenvisageable" que le gouvernement américain ait eu une responsabilité dans les attentats du 11-Septembre ? Puisque c'est ce que le narrateur affirme, et que l'expert "hérétique" convoqué n'est pas contredit ? Ou est-on censé avoir la mémoire courte et ne se fier qu'aux dernières paroles du film, qui créent un amalgame général et destructeur ? Avec Internet, en tout cas, nous n'avons pas la mémoire courte... et nous prenons note.
Entre deux rives
Mais au fond, tout cela a-t-il grande importance ? Faut-il, pour s'interroger de nos jours, quêter encore la reconnaissance et l'approbation de grands médias qui, en tout état de cause, n'en savent pas plus que nous, et même souvent (beaucoup) moins ? Que nous importe l'avis d'une chaîne de télé, ou d'un historien qui semble à peine découvrir le sujet dont il parle ? Et qui nous refait un film tel qu'on en a déjà vu tant depuis dix ans, copies - de plus en plus pâles - les uns des autres ?
Dans le monde d'hier, dominé par la télévision et la presse, il était certes indispensable d'être reconnu et légitimé par ces autorités, et repris par elles si l'on prétendait peser sur l'opinion. Car c'est elles qui modelaient l'opinion. Mais dans le monde qui vient, dominé par Internet, cela aura-t-il encore un sens ?
En fait, nous sommes actuellement entre deux mondes, sans la totale certitude que nous allons basculer définitivement dans le nouveau - l'ancien s'accrochant de toutes ses forces et s'efforçant de domestiquer la Toile, de la transformer en une grosse télé. Et Benjamin Bayart dit bien que des sociétés différentes sont engendrées, soit par la télévision, soit par Internet :
Dans la société qui se construit autour d'Internet - réseau dépourvu de centre -, nous pouvons prétendre nous émanciper ; dans la société dont la télévision trace les contours, nous sommes voués à passer par un centre, qui nous renseigne (à sa façon) sur l'état du monde et de l'opinion.
En nous préoccupant de ce que dit la télévision de tel sujet polémique, nous avons encore des réflexes du monde d'avant (de ce monde qui meurt, mais qui tient encore) ; nous nous soucions, en vérité, de savoir ce que l'ensemble de la population pense - et la télévision est censée nous donner la réponse, car tout le monde la regarde et s'y conforme plus ou moins.
L'évolution pour sortir de son emprise n'est pas finie ; elle ne fait que commencer. Nous sommes aujourd'hui entre deux rives. Prendrons-nous le large ? Ou le ressac aura-t-il raison de nos rêves numériques ?
L'hypothèse d'une trouble collusion
Sur le Net, justement, je découvrais, presque au même moment où Arte diffusait son navet, un peu par hasard, la dernière intervention du géopolitologue Aymeric Chauprade, à l'occasion . Une rencontre improbable, voire impensable avant Internet, les sites de partage de vidéos et les réseaux sociaux, car je n'aurais jamais eu l'idée de me brancher directement sur cette radio à la réputation si... négative. Tant d'oeillères qui sautent en ligne... Et je notais, vers la fin de cette très longue émission de 3 heures, ce bref - mais néanmoins intéressant - passage concernant le 11-Septembre :
Aymeric Chauprade : Finalement, depuis 2001, le pays qui a eu intérêt à projeter les Etats-Unis dans la zone, c'est essentiellement l'Arabie saoudite, qui a voulu d'abord casser l'Irak (...). S'il y a une puissance au Moyen-Orient qui a eu le plus intérêt aux conséquences du 11 septembre 2001, c'est sans doute l'Arabie saoudite. C'est sans doute du côté d'une collusion entre l'Arabie saoudite et certains éléments de ce que j'appelle l'Etat profond américain qu'il faudrait un jour s'interroger par rapport au 11-Septembre. Davantage peut-être que les hypothèses qui avaient été évoquées par rapport aux Israéliens (...). Aujourd'hui, l'une des puissances qui sème le plus la guerre et qui, n'oublions pas... Qui a créé Al-Qaïda ? c'est le renseignement saoudien. Qui finance la radicalisation du Caucase, des franges de la Russie ? c'est le wahhabisme saoudien. Donc les deux pays, ou les deux services qui ont joué un des rôles les plus graves du point de vue du renforcement du fondamentalisme, c'est le renseignement saoudien et le renseignement pakistanais, qui a joué aussi bien sûr un rôle très trouble...
Philippe Conrad : ... qui sont très connectés d'ailleurs.
Aymeric Chauprade : Si vous voulez, moi je crois qu'il faut chercher, il faut être très prudent quand on est chercheur, on ne prétend pas avoir toutes les conclusions abouties, mais c'est dans cette hypothèse de la collusion trouble entre certains éléments américains et saoudiens qu'il faudra s'interroger un jour sur la responsabilité de ce tremblement de terre au Moyen-Orient, depuis le 11 septembre 2001 en particulier.
— Emission intégrale : partie 1, partie 2, partie 3 et partie 4 —
Rien de très nouveau, certes, par rapport à ce que Chauprade avait déjà pu dire, même si l'Arabie saoudite est plus directement pointée du doigt ici. Le géopoliticien rejoint sur ce point le sénateur Bob Graham (ancien président du Comité du Renseignement du Sénat) qui, depuis bien longtemps, réclame une nouvelle enquête en pointant la complicité des Saoudiens. Dans le Huffington Post du 11 septembre 2012, il écrivait ainsi :
"Dès le début de la Congressional Joint Inquiry, l'enquête parlementaire sur le 11-Septembre, il a paru peu plausible que les pirates de l'air (...) aient pu réaliser seuls ce complot abominable. Les investigations ont montré la justesse de ces soupçons, et un chapitre de 28 pages dans le rapport est consacré aux sources de soutien étranger pour certains de ces terroristes quand ils étaient aux Etats-Unis. Mais ce chapitre reste censuré, son accès refusé aux Américains.
Hélas, ces 28 pages ne représentent qu'une fraction des preuves de la complicité saoudienne que notre gouvernement continue de cacher au public, sous forme d'un programme de classification tronquée, qui semble surtout faire partie d'un effort systématique pour protéger l'Arabie saoudite de la responsabilité de ses actions."
Si jamais l'hypothèse de Chauprade était valide, celle d'une trouble collusion, on comprendrait mieux la logique de cette censure... Comme il le dit lui-même, il faudra s'interroger un jour sur ce sujet... un jour...
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