Le second degré de Secret Story
Secret Story est un digne objet de pensée... Vous en doutiez ?
I- Parmi les nombreuses manières existantes de se sentir ’’plus intelligent ou éclairé’’ que la moyenne (ce qui, en soi, ne signifie déjà pas grand’chose), il en est une qui consiste à abhorrer, avec majesté et aristocratie, la Télévision.
Un ami me faisait il y a peu une drôle de remarque selon laquelle je regardais trop la télévision, la honte même des intellectuels. C’est que je ne me sens pas plus éclairé de l’éteindre... Il me semble, au contraire, qu’il est nécessaire d’observer le flux constant de son contenu.
On phantasme beaucoup, a contrario, sur le ’’nouveau pouvoir du Net’’, sur ce média alternatif, où la parole et l’écoute seraient plus libres, averties, intelligentes. (Une preuve par neuf de cette affirmation, que chaque auteur d’Agoravox n’a pas manqué de remarquer, c’est la qualité toujours bienveillante et lucide des commentaires... N’est-ce pas ? )
Le pouvoir du Net, dans la structure d’ensemble de notre société, est en réalité tout à fait minoritaire. L’Objet premier de notre société reste la Télévision, la grande pourvoyeuse de propagande opiacée. Il ne s’agit donc pas d’éteindre le téléviseur, si l’on veut comprendre quelque chose à ce monde. A moins de vouloir jouer les Sages en Eveil et Illumination solitaires. Mais il s’agit au contraire d’apprendre à observer ce qui s’y joue, s’y trame, et finit par structurer une sorte d’inconscient collectif. Comme toujours, l’essentiel ne se tient pas dans l’objet auquel le regard s’intéresse, mais dans le regard lui-même, porté sur l’objet.
Le fond de la poubelle télévisuelle, aux dernières nouvelles, serait constitué par l’émission ’’Secret Story.’’
On soutiendra la thèse suivante : Secret Story est l’émission télévisuelle la plus intéressante qui nous soit donnée de voir, ces derniers temps. De très loin... Par comparaison, l’ensemble du reste de la production télévisuelle est fade, sans saveur, atone, de l’ordre de la resucée, du déjà-vu et entendu. Le reste de cette production est bien plus dangereuse, à vrai dire, pour l’esprit libre (à l’exception, bien entendu, de vos émissions préférées) parce qu’il est d’ores et déjà assimilé par l’esprit comme naturel.
C’est le même esprit, parfois, qui dira de Secret Story que l’émission constitue la ’’honte merdique’’ de la Télévision et qui se nourrira par ailleurs d’un journal télévisé comme la vache de sa rumination mécanique. En réalité, les structures de propagande d’un tel journal, apparemment lisse et objectif, au métronome des faits et des vérités, sont largement supérieures à celles de Secret Story. Car elles sont intégrées sans broncher par l’ensemble des spectateurs. Le parfait cérémonial y aide, et finit par donner l’habitude aux uns et aux autres que c’est cela, la réalité, l’objectivité, et puis la vérité (comme si, soit dit en passant, on pouvait identifier ’’réalité’’ et ’’vérité’’...).
Dès qu’il y a, au contraire, un débat sur l’intérêt ou la déontologie d’une émission, l’on peut être sûr que quelque chose se passe, ici, dont les ressorts donneront à penser à ceux qui le veulent bien. C’est exactement le cas de Secret Story. Quelque chose s’y fait voir, qui ne se rapporte pas tant au Jeu lui-même qu’aux conditions télévisuelles en général. Secret Story n’est pas tant un jeu qu’une émission sur la Télévision, en elle-même. Nous allons voir pourquoi.
Avant cela, bien entendu, on rétorquera à cet éloge de la trash-TV qu’un tel point de vue est d’analyse. Et qu’il néglige totalement les hordes débilitantes de spectateurs et de SMS générées par l’émission. Sans aucun doute ; mais est-ce une raison, parce qu’un jeune Biactol, une Miss Closer, ou une célèbre et anonyme « ménagère de moins de 50 ans » sont fascinés par le premier degré de cette production, pour ne pas en saisir le second degré ? En général, une réflexion est toujours la compréhension d’un second degré derrière les apparences, une interprétation. Le jeune Socrate se demandait, un jour de doute, s’il y avait une Idée de la boue. Tel est Secret Story, une Idée pure de la boue.
Secret Story est l’Inconscient à ciel ouvert de la propagande opiacée télévisuelle. D’où que l’on ne puisse qu’estimer un tel objet de réflexion, un tel condensé de merde flattant notre palet, si finement produit, et si révélateur des phénomènes médiatiques télévisuels, leur quintessence. Secret Story, est ce moment où l’on atteint à la pornographie du télévisuel. Ce pour quoi l’attitude de tout intellectuel, mais aussi bien de toute personne, qui s’en détournerait sous prétexte du puant apparent de l’émission ne serait guère plus intéressante que celle du spectateur candide qui l’admire au premier degré, l’envoûté...
Secret Story est un objet de pensée.
II- Alors, très bien, dira-t-on, mais qu’y a-t-il, au juste, et concrètement, qui puisse donner à penser dans le grand bazar d’Endemol ? A peu près tout :
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La grande originalité de l’émission consiste en ceci que le Télévisuel montre jusqu’au bout sa tendance à l’auto-réflexivité. Celui qui se souvient de la télévision d’ il y a 15 ou 20 ans se souvient d’une certaine naïveté, d’une approche aussi instinctive et immédiate que le permet ce genre de média. La télévision d’aujourd’hui, au contraire, est marquée par une sorte de retour sur soi, qui peut prendre des aspects divers. La télévision se regarde elle-même. On oserait dire, parodiant les philosophes, qu’elle en est venue à son auto-conscience. Il y a le mode narcissique-nostalgique (les 100 meilleurs moments...) décliné pour vous jusqu’à la nausée répétitive par la Première Chaîne, les samedi d’inaction ou de solitude plus ou moins familiale. Mais il y a aussi, et plus fondamentalement, une ruse infinie qui s’ensuit. Dès lors que la Télévision se prend pour objet, elle réfléchit à ce qu’elle est, à ses effets. Elle devient perverse, ne se contentant plus de ce minimum d’écart qu’induit déjà toute représentation visuelle et verbale, mais se mettant à calculer son propre pouvoir d’action. La pensée de second degré structure alors, de part en part, le premier degré, en laissant croire à la naïveté ou l’immédiateté, feintes, de ce premier degré. Ceci a d’ailleurs des conséquences essentielles dans la manière dont la Télévision traite de la politique.
A cet égard, Secret Story est cette plaisanterie de laisser paraître cette tendance croissante. De la caricaturer, l’exhiber. ’’La Voix’’, cette chaude et grande manipulatrice, la divinité du Jeu - de la Prod, comme on dit - est cette puissance constante de refaire comme elle l’entend les règles du jeu. Secret Story n’a pas de règles, au sens où n’importe quel jeu, pour valoir, doit définir une fois pour toutes de telles règles, immuables. Mais, ici, il y a la Voix, qui décide comme elle l’entend de la suite, distillant ’’missions’’ et ’’surprises’’ au gré de ce que la Prod comprend comme meilleur effet possible pour l’Audimat. Il s’ensuit un système généralisé de la manipulation des candidats, et de la vision que les téléspectateurs peuvent avoir de l’un ou de l’autre. Un tel (François-Xavier) est une pute d’orgueil une semaine ; un pauvre Caliméro la semaine suivante, injustement dénigré. Le Q.I d’Einstein de Jon en arrive à la conclusion - la Prod feintant de laisser traîner un papier confidentiel - que le secret de Cindy est d’appartenir à l’Académie Française ! Didier doit soudain décider des nominations des filles à lui seul, tandis que la règle était jusqu’alors collégiale, etc.,etc. Autant dire que la Voix et la Prod façonnent les personnages en vue de la meilleure rentabilité possible en termes d’audience à venir. C’est une gestion brillante des êtres, en termes purement utilitaires, capitalistes, qui doit en même temps maintenir le sentiment qu’à la surface tout est naturel... Et n’est-ce pas cela, notre époque ?
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Le parc humain des marionnettes, ces candidats... Où l’on croise, évidemment, les pulsions voyeuristes et exhibitionnistes de tout un chacun. Le tout dans la grande célébration des look invraisemblables et des corps sexy, le culte par excellence. De torse nus virils en deux-pièces. De lunettes noires en lits bordés et occupés à deux ou trois, etc., etc. Et le grand ’’confessionnal’’, où les autres participants ne vous entendent pas, et où vous pouvez exhiber vos sentiments et pensées comme vous exhibez vos formes ou vos tétons. Le tout dans ce décorum de vacances perpétuelles, dont vous êtes cependant le doré prisonnier. L’inaction et le divertissement élevés au rang de sens de la vie. Le culte de votre personnalité, de votre singularité (FX, Jon, Cindy, Angie), de tête et de corps, d’esprit et de chirurgie esthétique, ou de pause homo ou bi-sexuelle, devenu essentiel, et cependant parfaitement manipulé par la Prod. Sur ce, un soupçon de morale à dix balles - Léo expulsé parce que mettant une claque à ce même FX, que tout téléspectateur trouvera cependant ignoble deux semaines plus tard. D’hygiénisme à un Mars : cigarettes floutées, insultes bipées, quand s’expose constamment le corps dans sa quasi-nudité d’athlète ou de midinette. Quand la machine Endemol amasse sa tune. Le parc humain visuel, où le désir d’être Sujet, - de l’être "suprêmement" parce que vu par des millions de personnes (de l’intérieur) - consone avec la simple manière dont la Prod fait de vous (extérieurement) ce qu’elle veut, héros ou minable. Où les psychologies naissent et périssent, où les déclarations d’amitié se nouent et se dénouent, où les couples, très prisés, sont artificialisés. Où tout dégouline de cette sorte d’émotion sirupeuse qui serait le nec plus ultra de l’honnête homme ou de la femme d’exception de ce temps.
3. Avez-vous un secret ? Non ? C’est que vous êtes de peu d’intérêt. Un secret (fils de millionnaire, survivante du Tsunami, ancien SDF, médium en relation avec l’âme de Dalida, simple bi-sexuelle), voilà ce qui fait d’une personne la valeur. Voilà donc qui simplifie la psychanalyse, dont l’effort authentique est de nous apprendre à nous concevoir au-delà des qualités apparentes. Lorsque l’âme est réductible à un secret, c’est que, décidément, tout peut être pensé et qualifié, même le plus ’’profond’’ de l’expérience humaine. En réalité, le culte du secret est la réduction de la personne à peu de chose. Elle est, effectivement, un produit.
4. Comme tant d’autres d’émission, Secret Story promeut la vox populi. Ce vendredi soir, c’est le public – et lui seul – qui décide démocratiquement qui doit sortir, c’est-à-dire disparaître. Angie, la blonde créature échappée de la clinique du Docteur Maure, dont la chirurgie est intégrale. Ou bien la naturelle Sabrina, la secrète Pucelle, la douce gitane de l’intégration et la Jeanne d’Arc du PAF. Nul doute qu’il n’y ait rien à dire, et que la substance même de la splendeur démocratique se reflète dans ce pouvoir des masses à décider du destin des individus en vitrine. Ainsi voit-on à quel point notre système démocratique est la vérité et la justice incarnées. En réalité, notre structure politique actuelle ne diffère qu’en apparence d’un tel Prime. Le pouvoir télévisuel s’amuse ici, se fait plus sérieux pour les Présidentielles. Mais le processus est, pour la masse, le même. La plastique d’Angie ou le naturel de Sabrina. Le volontarisme d’un Sarko, ou les ’’désirs d’avenir’’ de Ségo. Ainsi en reste-t-on à ce culte de la ’’vérité’’ démocratique du pourcentage, en réalité hautement orientée par les seuls dispositifs télévisuels qui font relai abstrait entre le concret de mon existence et la Figure exposée.
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Enfin, il y a le fond inapparent de l’affaire. Il y a ce qui ne doit pas être vu, ni su, et qui fait de l’ensemble une machine d’exploitation aussi cynique que le capitalisme courant. Des secrets douteux (FX est moins le fils adoptif d’un millionnaire que le voleur de chéquier de ce dernier, qui a porté plainte contre lui, et Sabrina (heureusement, du reste) n’a pas eu à passer un examen gynécologique d’embauche, et le Q.I d’ Einstein de Johnatan ne semble pas savoir ce qu’est l’Académie française.) Des résultats ’’électoraux’’ vaguement certifiés par un fantôme d’huissier. Une gestion financière des candidats sortis qui poussent certains d’entre eux à faire la grève (Romain) et à boycotter le Prime. Une réelle exploitation de l’image des candidats sans contrepartie.
Si vous rassemblez ces éléments, vous obtiendrez les traits les plus frappants de notre époque, et de son rapport au médiatisme :
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La gestion cynique et habile des êtres, doublée d’une illusion de transparence offerte aux spectateurs.
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La manipulation devenue assez intelligente et habile pour se faire passer pour une surface diaphane. Le ON en réalité orchestré par le OFF. Ce qui ne manque pas de prolonger mes remarques antérieures sur cette question.
- L’éloge de la majorité, du choix des masses, de cette splendide démocratie à la fois secrètement dirigée et applicable à la plus dérisoire des décisions (Angie ou Sabrina ?) Ce qui ne manque pas d’affaiblir la signification citoyenne que nous mettrons dans le choix des urnes. La dérision de la politique, ainsi propagée, et d’autant plus que le vote devient, sans cesse, un ’’droit’’ en réalité dérisoire sur tout et n’importe quoi.
- Le moralisme hygiénique pour toute éthique, accompagné du culte du corps et de l’individu narcissique.
Voilà en quoi il faut parler de propagande opiacée. Et de la constitution d’un inconscient collectif par des moyens à la fois très rusés et à demi inconscients, eux-mêmes, de propager de l’idéologie, ou plutôt indifférents à cette question, qui n’est pas d’audimat ni de finance. L’Idéologie, dont on dit qu’elle a disparu, heureusement, dans nos démocraties, et que l’on oppose aux communismes de jadis, a simplement changé de forme. Elle matraque rarement au marteau, ni ne découpe à la faucille. Elle n’est pas centralisée, mais diffuse. Elle est d’atmosphère. Et il est d’autant plus difficile, par là même, d’y échapper... Car on ne peut combattre que ce que l’on parvient d’abord à identifier.
PS : en passant par-là, vous trouverez quelques ressources complémentaires sur cette question de la propagande opiacée, et un lien vers une émission net, de second degré, qui décrypte avec humour et profondeur la machine Story. Pour ma part, il est grand temps que je m’installe dans mon fauteuil pour savourer l’émission du jour. Vous l’aurez compris : je suis littéralement fan. C’est tellement bon, la propagande opiacée...
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