Qu’est-ce qu’il y a à la télé ce soir ?
J’ai regardé pour vous deux émissions estivales de télé-réalité. J’ai compris que la télé n’était pas un aquarium, mais un vivarium...

Alors évidemment mes proches m’ont dit : « Mais non, tu ne vas quand même pas écrire sur la télé-réalité, c’est vulgaire, ça fait mauvais genre... ». Une copine normalienne, brune et ironique, m’a demandé si je cherchais par hasard à intégrer la rédaction de Télé Câble Hebdo. Un ami de la famille, pompier volontaire à Vesoul, a ricané bêtement. Un pote journaliste de gauche m’a prévenu : « FX... d’un côté tu ne peux pas défendre Arrêt sur images dans Libé, et d’un autre côté gloser ainsi à propos de la télé-réalité... tu n’as vraiment aucune morale ! ». Un honorable correspondant américain, démocrate et humaniste, m’a même conjuré d’écrire plutôt un papier hagiographique sur Al Gore ou une violente tribune sur le Darfour... Je lui ai écris un long mail pour lui expliquer gentiment que la plupart des Français ne savaient absolument rien ni de l’écolopoliticocinématographe ni de cette région de l’Afrique frappée par les désastres...
Non... entre juillet et août les Français laissent leurs cerveaux au magasin des accessoires, ils font leurs valises pour les plages, les pavillons bleus, les cabanes à frites... Ils briquent les rutilantes boules de leur dispositif porte-caravane, ils surveillent d’un œil angoissé leurs jeunes filles adolescentes qui auraient des tendances pénibles à se faire tripoter sous la tente, au camping des Flots-bleus, par quelques hussards festivaliers. Mais globalement les Français ne s’en font pas. On appelle ça les congés payés. On file à toute blinde sur l’autoroute des vacances, l’autoroute du soleil, en écoutant des conneries à la radio, on se met en pilote automatique, sans les mains... On écoute des flashs d’info locale sur Fréquence Fécamp, entre La Belle de Cadix (moi j’adore...), un tube FM californien, le bulletin de météo marine, et des publicités pour les promos exceptionnelles sur les merguez à l’Auchan de la ZAC de Fécamp Sud, où il faudra s’arrêter pour faire quelques courses, et le plein de Super sans plomb, en short et en espadrille. Autant dire qu’ils s’en foutent pas mal, les Français, d’Al Gore et du Darfour...
Entre juillet et août, les Français laissent leurs cerveaux au magasin des accessoires. La télévision a bien compris les tenants et aboutissants de ce grand relâchement neuronal de la période estivale : ils se mettent en mode « Camping TV ». Et qu’est-ce que la « Camping TV » ? Outre une certaine tendance à la diffusion de programmes à faibles coûts (programmes multi-diffusés, best-of, etc.), on observe l’efflorescence des programmes de télé-réalité. La télévision française nous a habitué, depuis le fameux Loft de M6, à diffuser régulièrement ces programmes de flux, hard-discount, où des individus souvent sans aucun intérêt vivent 24 h/24 h sous le regard morne de quelques cameramen blasés, intermittents de l’anti-spectacle, privés de soleil pour l’occasion. En général, dans le courrant de l’année, les chaînes de télévision françaises diffusent des programmes de télé-réalité à dominante musicale (Nouvelle star sur M6 et Star Academy sur TF1), fortement soutenus par des stratégies marketing de produits dérivés (éditions de disques, concerts, etc.) et ils réservent aux périodes estivales les plus pauvres de leurs programmes de télé-réalité.
C’est dans ce contexte de « Camping TV » que TF1 nous gratifie cette année de pas moins de trois programmes de télé-réalité... Outre la très répétitive robinsonade Koh-Lanta, qui nous permet de suivre la dégradation physique et mentale de quelques petits rigolos, socialement caricaturaux (le patron de PME saura-t-il préparer un ragoût de criquets en allumant un feu avec ses mains ?), au fil d’une aventure absolument dénuée d’intérêt... la première chaîne diffuse aussi deux programmes de flux basés sur le principe de la télé-réalité... L’un étant orienté famille, Secret Story, composé d’un module quotidien d’une heure en access-prime-time et d’une seconde partie de soirée le samedi ; l’autre étant réservé à un public légèrement moins familial (recommandation d’interdiction aux moins de 10 ans par le CSA ), L’Île de la tentation, diffusé chaque semaine en seconde partie de soirée.
J’ai regardé ces programmes, à plusieurs reprises. Histoire de voir... histoire de savoir, vraiment. On a trop écrit que la télévision ressemblait à un aquarium... Elle ressemble en réalité à un vivarium, plein de monstrueux reptiles enlacés. Je vais dire pourquoi...
J’ai d’abord regardé Secret Story. Il s’agit d’une production Endemol (la société qui avait produit jadis Loft Story) : pour faire simple Endemol est une multinationale de la production télévisuelle qui a appartenu à de nombreux groupes d’envergure (dont l’Espagnol Telefonica), et qui serait sur le point d’être revendue au groupe Mediaset de Silvio Berlusconi et à l’institution financière Goldman Sachs. La branche française d’Endemol englobe de nombreuses petites sociétés de production appartenant à des animateurs (dont PAF Production de Marc-Olivier Fogiel ou La société du spectacle de Karl Zéro). Sauf erreur, la part de la télé-réalité dans le CA d’Endemol France est en dessous de 20 %, l’essentiel étant réalisé par les jeux et programmes de divertissement.
Le principe de Secret Story est une variante de celui de Loft Story. Les candidats sont coupés du monde durant dix semaines dans une maison appelée « maison des secrets », dans un domaine comprenant piscine, jacuzzi, salon avec baignoire, salle de bains avec douche collective (on notera la connotation « prison », avec savon à ramasser et tutti quanti), une chambre pour les garçons et une chambre pour les filles (un peu comme à la colo...). Toutes les pièces (à l’exception des toilettes) sont équipées de caméras vidéo. Une « voix » peut parler à tout moment aux candidats grâce à des enceintes. Chacun des candidats doit dissimuler un secret qui le concerne pour remporter une certaine somme d’argent.
Les candidats, dont la moyenne d’âge doit tourner autour de 25-30 ans, ont des secrets pseudo-subversifs à protéger, mais soutenus par la pensée dominante : « Je veux changer de sexe », « Je suis nudiste », « Je suis policière le jour mais je fais du strip-tease la nuit », « Je suis une pute (pardon, une escort girl) », « Je suis une playmate »... autant de secrets - tous à forte connotation sexuelle - destinés à faire vibrer le Français en vacances, au camping des Flots-bleus. Le plus intéressant dans le visionnage de séquences de ce programme réside dans l’apparence et l’attitude des candidats : combien de mots composent leurs vocabulaires ? Peu. Assurément moins que la moyenne nationale. Vulgarité à - presque - tous les étages, interjections familières (mais télévisées), tournures « banlieues », comportements suggestifs, attitudes « sexuellement explicites » comme disent les Anglo-Saxons... Jeunesse « représentative » ? Certainement pas. Mais attention, Endemol n’est pas la Sofres... Leur métier n’est pas de constituer des panels représentatifs..., mais de vendre du temps de cerveau disponible à Coca-Cola... Alors, évidemment, la jeunesse de Secret Story ne ressemble pas à la véritable jeunesse de France, à celle que nous connaissons tous... Une chose est troublante : c’est une jeunesse terriblement tactile, reptilienne, presque tout le temps entrelacée... une jeunesse qui parle beaucoup de sexe, très peu d’amour, mais n’arrête pas de se toucher, de se caresser...
L’autre programme star
de TF1 pour l’été est L’Île de la tentation, produit par la très
dynamique société GLEM (fondée par le producteur Gérard Louvin)... des
couples mettant à l’épreuve la solidité de leur union au contact de
« célibataires » ayant pour mission de les séparer... Nous n’en dirons
guère davantage. L’univers général n’est pas très éloigné de Secret
Story : culte du corps dénudé (et body-buildé), éloge de l’érotisme débridé, profils atypiques (professionnels du monde de la nuit, barmaid, strip-teaseur, mannequins, etc.), philosophie rudimentaire de l’« ici et maintenant », défense du plaisir sans conséquence comme boussole interne.
Quelles leçons tirer sérieusement de ces futiles « instantanés » tirés de quelques séquences de cette atroce « Camping TV » estivale ? La jeunesse française doit-elle se réduire à ces quotidiens reptiles, rutilants et entrelacés, outrageusement tactiles... qui s’offrent dans nos écrans ? Qu’est-ce qu’un jeune Français au-delà de ces terribles représentations télévisuelles abusives et caricaturales ? La réponse sera peut-être donnée en dehors du champ des « écrans »...
En attendant, il pleut sur le camping des « Flots-bleus ». Parole. Il faut penser à retourner à l’Auchan de Fécamp pour faire des courses et prendre de l’essence. Le drapeau est orange sur la plage. Il fait froid sur le sable et dans les âmes. Qu’est-ce qu’il y a à la télé ce soir ?
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