Qui veut tricher pour gagner des millions ?
Le grand rendez-vous des millions avec Jean-Pierre Foucault sur la Une est très prisé des Français, mais, curieusement, il apparaît que le jeu n’est pas aussi honnête qu’il n’y paraît. Jean-Pierre Foucault aiderait-il les candidats ?
Je me souviens d’avoir regardé l’émission de TF1 il y a quelques années chez mes parents en vacances. Déjà, quelques soupçons. Ma mère était devant le poste. C’était l’occasion d’échanger quelques remarques banales, en essayant de répondre ou en moquant le candidat séchant sur une question évidente. Du quotidien tout simple, qui n’engage aucune option politique. De la détente, comme celle du bistrot avec ses joueurs de belotes tapant les parties puis le pastaga aux frais des perdants. Souvent, ma mère, comme toutes les vieilles dames dotées d’un esprit vif mais obtus, pestait contre Jean-Pierre Foucault : « ah, ça, c’est pas vrai, il aide le candidat, il connaît les réponses, c’est truqué… t’as vu, comme il essaye de l’influencer... »
Cette émission, cela fait des années qu’elle repasse régulièrement avant le JT de 20 heures. Une émission qui doit certainement plaire et que j’avoue regarder de temps à autres pour me distraire. Et puis le volet intéressant, c’est de voir dans l’écran des gens d’ici, des Français de toutes origines, professions, bref, se sentir familier et ma foi, même si c’est une hérésie pour les intellectuels, regarder ce genre de divertissement nous ramène à une humaine quotidienneté, comme du temps de cette émission qui s’intitulait les gens d’ici, juste après l’élection de Mitterrand, quand la télé se rêvait en radio libre. L’émission fut supprimée, faute d’audience. Les stars ont envahi l’écran, y compris pour faire semblant d’œuvrer, de donner leur temps précieux, pour des associations en posant leur cul devant le pupitre des millions de Jean-Pierre. Du cirque promotionnel. No comment. On aime ou on déteste. Moi je déteste !
Revenons au jeu dans sa version standard, avec des candidats qui passé l’épreuve de sélection, parfaitement équitable, se retrouvent face à JPF pour une série de questions. Avec comme objectif, que tous atteignent, le premier palier à 1 500 euros. Les questions sont pour ainsi dire une formalité, conçues pour permettre à n’importe quel quidam de franchir quatre étapes. Des questions faciles, parfois amusantes, parfois grotesque, du genre, parmi ces titres, lequel est un journal célèbre, A : Ici Paris ; B : Là-bas Moscou ; C : Chez JP New York ; D : Demain Berlin. En général le candidat répond instantanément, sans hésitation et JPF valide. Mais il arrive que le candidat se fourvoie, répondant par exemple, Demain Berlin. Alors, au lieu de valider, JPF fige son regard, et repose la question, après un temps d’hésitation. Le candidat comprend immédiatement qu’il se passe quelque chose, un grain de sable, il doute et JPF de lui proposer de ne pas prendre de risque, mettant à l’aise le candidat, avec son sens de la bonhomie bien rodé, une petite remarque, pour rassurer, ne pas ridiculiser, du genre on ne peut pas tout savoir et puis, les jokers, c’est fait pour ça. Du coup, le joker du public est utilisé et, ouf, voilà le premier palier des 1 500 euros atteint. Allez, on ne va pas crier au scandale, d’ailleurs, cette séquence est inutile, sauf à mettre un peu de fun et justifier un minimum d’effort pour atteindre les 1 500 euros. La morale est sauve, le joueur a travaillé pour gagner son premier palier, à l’époque du gagner plus. D’ailleurs, au travail ! C’est parfois la formule que prononce JPF quand le candidat est sélectionné. Quoi ! Comparer un jeu à du travail ? Si vous lisez Roger Caillois, fin observateur des comportements humains, vous apprendrez que jouer et travailler sont de même essence.
Le jeu devient plus sérieux à partir de 1 500 euros. Le candidat doit valider sa réponse par cette phrase aussi cérémoniale que peut l’être l’amen quand on récite les formules évangéliques à la messe. Cette fois, on peut penser que le jeu est lancé, sans trucage, un jeu aussi limpide que peut l’être une partie de bridge ou la roulette au casino. Eh bien non, cela ne se passe pas de cette manière, mais un peu comme sur un champ de course, quand les parieurs parviennent à empocher la mise en ayant bénéficié de ces fameux tuyaux. Subrepticement, subtilement, JPF aide le candidat quand il hésite sur une ou deux questions. C’est flagrant à certains moments. Il semble orienter le candidat en fonction de l’état de sa réflexion, qu’il sollicite d’ailleurs, ce qui est contraire à l’esprit d’un jeu où chacun devrait être seul face à l’enjeu d’un questionnaire, sans aucune aide pour prendre les décisions, répondre, appeler un joker, utiliser le 50/50, le switch, le public. C’est flagrant, JPF influence le candidat, du moins pour les questions permettant d’arriver jusqu’à cette somme colossale, dixit le maître de séance, des 48 000 euros. Après, c’est coton, et personne n’a atteint le million ni les 300 000 euros. Car la chaîne française est près de ses sous, contrairement à son homologue britannique qui a tiré la première et qui a eu au moins un millionnaire. Car les questions sont assez difficiles et bien calculées pour que nul n’arrive au million. Là, on peut parler d’une arnaque bien ordinaire, après tout, personne ne force les gens à venir, comme personne ne force les gens à téléphoner pendant les émissions pour répondre à des questions à la con et gagner des lots à la con, du genre un écran plat, une place de foot ou 500 euros.
Ce qui paraît condamnable, c’est cette connivence entre l’animateur qui forcément connaît les réponses et le candidat hésitant sur les premières questions importantes. Certes, il y a des échecs, parce que le candidat y met du sien, ou à la faveur du hasard, mais, souvent, JPF est d’un secours utile pour quelques hésitations, mettant en confiance le candidat qui doute en ayant exprimé son choix que l’on sait être le bon, alors qu’il sème le doute lorsque ce même candidat formule un choix qui n’est pas la bonne réponse. Souvent, JPF suggère d’employer le 50/50 et, bingo, ça élimine un choix qui avait été pressenti. Comme ça tombe bien. A une heure de grande écoute, la combine se trouve pour ainsi dire banalisée. Personne ne s’en scandalise. Comme si c’était inhérent à la société française (l’italienne aurait fait pire) la tricherie légitimée sur grand écran. Comme pour mieux refléter ce sens des petits arrangements, ces petits détournements, typiques de la culture française et, osons le dire, universelle car si le jeu est universel, la tricherie aussi. Une tricherie bien franchouillarde qu’on voit sur le petit écran avant le JT, une tricherie assez discrète, qui ne lèse personne, qui ne fait pas de tort à quelqu’un, mais qui traduit bien cet esprit français fait de combines et de maternage car JPF, il les materne ses candidats. Et puis, en poussant un peu plus loin, ce signe, cette représentation de la combine, elle peut donner des idées, elle peut induire des comportements, elle peut légitimer en chaque Français la possibilité de trouver quelque aide pour contourner les règles du système. Au bout du compte, on se demande où est la morale et si ce populisme bon enfant des millions n’est pas une illustration d’une revanche du peuple sur l’implacable loi de l’Etat. Mais aussi l’antichambre de la combine et du chacun pour soi. En fin de compte, le trucage ne semble pas une bonne chose, délitant peu à peu les fondements de la société équitable, de la concurrence non faussée, du libéralisme politique.
Pour conclure, c’est bien l’esprit de notre société qui se dévoile à l’occasion de ce jeu gentiment truqué pour la bonne cause populaire. Ça ne mange pas de pain, ça participe du pain et des jeux, ça reflète bien une culture ancrée depuis des siècles. Et cela ne scandalise pas. Le jour où cette gentille tricherie sera contestée et débattue à l’antenne, nous serons dans un autre monde, un autre temps, une autre société.
62 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON