Après la dissolution (8) : Michel Barnier sauveur ou fossoyeur de la Démocratie ?
« Ne parlons pas de déni de démocratie », estime la présidente de l’Assemblée nationale contrairement aux partis d’opposition pour qui l’attitude du président Macron constitue un déni de démocratie. Face à cette polémique je mettrai une citation attribuée à l’abbé Sieyès, un des inspirateurs de la Révolution de 1789 : « Il faut que la France soit une république, pour ne pas être une démocratie ».
D’après le Conseil constitutionnel[1] « le principe démocratique est explicitement consacré par la Constitution du 4 octobre 1958 à deux reprises. En premier lieu, reprenant les dispositions de l'article 2 de la Constitution du 27 octobre 1946, le dernier alinéa de l'article 2 de la Constitution du 4 octobre 1958 prévoit que la République est fondée sur le principe démocratique ainsi énoncé le “gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple” ». La démocratie n’est le plus souvent « éclairée en tant que forme d'État, sous réserve bien entendu des observations qui découlent de la comparaison de celle-ci avec d'autres formes d'État, en particulier la monarchie, l'aristocratie et le régime mixte »[2]. La démocratie est plus qu’une forme d’État. Elle est un principe qui traverse tout l'ordre social, toute la vie en société et qui organise le droit de la société. Ainsi, l’Union interparlementaire[3] définissait la démocratie comme étant « un idéal universellement reconnu et un objectif fondé sur des valeurs communes à tous les peuples qui composent la communauté mondiale, indépendamment des différences culturelles, politiques, sociales et économiques. Elle est donc un droit fondamental du citoyen, qui doit être exercé dans des conditions de liberté, d'égalité, de transparence et de responsabilité, dans le respect de la pluralité des opinions et dans l'intérêt commun. »
Si le principe républicain s’attache à la forme de l’État, le principe démocratique s'attache à l'essence du droit, c'est-à-dire à l'égalité formelle entre les personnes : égalité des droits innés et égalité des droits d'acquisition, égalité des conséquences juridiques qui en découlent. En ce sens la démocratie crée un espace de liberté où, en suivant Montesquieu, elle doit permettre la préservation de « la liberté politique, c’est-à-dire la possibilité, pour les citoyens, de n’obéir qu’à la loi, ou encore à leur propre volonté souveraine puisque la loi en est l’émanation[4] ». Cette liberté politique ne peut pas exister dans la confusion des pouvoirs ni dans leur réunion dans les mains d’un seul. On voit se dessiner alors une structure où les pouvoirs sont séparés tout en interagissant les uns avec les autres. Reste à dessiner ce que sont ces pouvoirs.
Dans la mouvance de la Révolution de 1789 l’idée était de redonner au peuple le droit de choisir les orientations de la société, la définition, l’étendue et les limites des libertés de telle façon à ce que l’opinion puisse faire entendre des choix, il fallait donc créer « un pouvoir représentatif » que Benjamin Constant nomme le « pouvoir représentatif de l’opinion », assemblée élective élaborant les lois qui doit cohabiter avec un pouvoir exécutif et un pouvoir judiciaire qui ont pour mission d’appliquer (ou de mettre en œuvre) les lois. Ainsi prend corps la démocratie c’est-à-dire « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » pour répondre aux besoins du peuple choisis par le peuple par l’entremise « de ses représentants ». Cette démocratie peut vivre sous différentes formes de l’État, l’histoire du dix-neuvième siècle français en témoigne et montre le choix ultime fait après la chute du Second Empire : la République.
La démocratie installe une vie politique sans domination où le citoyen, quasi seul maître du jeu, doit « être conscient de la fragilité, de l’imprévisibilité et de l’infinitude de l’action politique. La démocratie n’est ni un espace ni un temps finis ; comme l’exprime Cornélius Castoriadis[5] la démocratie est un processus par lequel les citoyens organisent la société et les libertés ainsi qu’ils déterminent les objectifs qui concourent, sinon au bonheur (qu’il faudrait définir), l’accession au bien-être. C’est ce qu’ont fait les Français au cours des dernières élections, européennes, présidentielles puis législatives, en exprimant assez clairement des orientations politiques.
À ce stade il faut relever le paradoxe et les ambiguïtés du « pouvoir exécutif ». Cette notion de pouvoir exécutif manque de justesse et entraîne des confusions ; peut-on parler d’un pouvoir « exécutif » alors qu’il peut décider là où les lois ne prescrivent ni n’interdisent rien : décider par décret, utiliser l’outil certes constitutionnel mais autoritaire qu’est l’article 49-3 de la Constitution. La gouvernance par décrets montre que ce qu’on appelle pouvoir exécutif amalgame en fait ce pouvoir proprement gouvernemental et une fonction administrative. Thucydide, nous dit Castoriadis, distinguait dans le pouvoir des fonctions législative, judiciaire et gouvernante.
La posture : celle de la transformation du pouvoir exécutif par une fonction gouvernante[6] et l’action d’Emmanuel Macron, déjà lors de la dissolution puis après les élections législatives dans le choix d’un Premier ministre, objective l’espace d’imprécision de la notion tant de pouvoir exécutif que celle de fonction gouvernante. La situation que nous vivons en France après « la dissolution » outre qu’elle accroît la précision que nous venons de citer, semble conforter l’idée évoquée par Hannah Arendt suivant laquelle[7] la liberté se sépare dorénavant de la politique et que sans que le citoyen disparaisse totalement dans la culture politique occidentale on assiste à une nouvelle « promotion de l’action politique ». N’a-t-on pas donné trop de pouvoir à « la fonction gouvernante » ? On peut trouver une réponse à cette question dans les propos de Hannah Arendt : « C’est la liberté de la société qui requiert [aujourd’hui] et justifie une certaine restriction de l’autorité politique. La liberté se situe [maintenant] dans le domaine du social, la force ou la violence devient le monopole du gouvernement[8] ». Ainsi, le citoyen disparaît derrière l’individu qui lui-même se noie dans la foule. Cela conduit à ce que la société s’organise (ou pas) autour (ou avec) des « individus privés qui entendent voir leurs intérêts protégés contre toute interférence de la part des affaires humaines », il s’ensuit un rejet par les individus privés des affaires publiques. Pour Hannah Arendt, dans ce contexte, le citoyen n’existe plus. Cela ouvre une voie royale à un gouvernement autoritaire et mono centré de la société : c’est Jupiter. Puisqu’il n’y a plus de citoyens, remplacés qu’ils sont par des individus privés et dissociés les uns des autres, l’action politique peut être pensée dans un espace de marketing tendant à promouvoir les seuls intérêts « du chef » et/ou mettre en œuvre son idéologie.
Si la participation des Français aux dernières élections législatives a été massive, l’implication de ces mêmes Français dans l’action publique notamment pour porter la contradiction à une décision « de chef » est quasiment inexistante comme en témoigne l’adhésion à un parti politique ou à un syndicat, et la participation à des manifestations... Or, il ne peut pas y avoir de démocratie sans une implication très forte des citoyens tout au long du processus de constitution de celle-ci c’est-à-dire une implication sans faille, sans rupture et sans interruption. La seule participation aussi massive soit-elle à des élections ne permet pas au processus démocratique de construire l’espace politique nécessaire à l’organisation et au fonctionnement harmonieux de la société. Sans une présence et un travail politique constants des citoyens (notamment grâce à ce que l’on appelle les corps intermédiaires et les partis politiques) la démocratie demeure inaboutie ce qui permet à Emmanuel Macron de répondre[9] qu’il y a dans la démocratie « une forme d’incomplétude, car elle ne se suffit pas à elle-même. Il y a dans le processus démocratique et dans son fonctionnement un absent. Dans la politique française, cet absent est la figure du Roi, dont je pense fondamentalement que le peuple français n’a pas voulu la mort » ; du coup Emmanuel Macron a voulu, à lui seul, remplacer le vide démocratique et combler la place de « l’absent ». Devenant monarque il lui fallait une cour et des « spadassins » : le mouvement En Marche se chargea de trouver et d’instruire les courtisans, ce qui a abouti à placer ainsi aux avant-postes du pouvoir l’un des représentants des plus doués des élites (en d’autres temps nous aurions parlé de bourgeois) en réponse Au désir de démocratie qui a animé la campagne présidentielle de 2017[10]. En fut-il autrement en 2022 ?
L’élection puis la réélection d’Emmanuel Macron ont marqué la mort de la démocratie consubstantielle à la Constitution de la Ve République comme l’écrit Roland Gori[11] : « Ici se termine la volonté d’une démocratie et commence la résignation à une République dont la “présidentialisation” du régime et des institutions est rendue possible. Tel est le cas de notre Ve République, telles sont les possibilités qui s’ouvrent lorsque le pouvoir personnel du président s’impose davantage. »
Michel Barnier ne ressuscitera pas la démocratie malgré ses discours lénifiants. Il est pleinement un homme de la Ve République, obéissant au « prince » ce qui se traduit par le concept de loyauté ; pour être loyal il faut au préalable avoir accepté la mission. Alors que la décision de Macron de le nommer Premier ministre est marquée du sceau de la trahison de la parole des électeurs, donc un déni de démocratie, Michel Barnier en acceptant la fonction de Premier ministre conforte Macron dans sa position, que ne ferait-on pas pour un maroquin, n’irait-on pas jusqu’à tenter de faire croire au peuple qu’on n’est mu que par la seule recherche de son bien-être ?
Avec leur volonté d’instaurer, plus que de susciter le compromis, et celle de vouloir colmater les brèches de la société en voulant rassembler (sans d’ailleurs jamais dire ce qu’ils veulent rassembler) ne vont-ils pas a contrario de l’essence même de la société démocratique que Paul Ricoeur définit ainsi : « Est démocratique, une société qui se reconnaît divisée, c’est-à-dire traversée par des contradictions d’intérêt et qui se fixe comme modalité, d’associer à parts égales, chaque citoyen dans l’expression de ces contradictions, l’analyse de ces contradictions et la mise en délibération de ces contradictions, en vue d’arriver à un arbitrage. » La démocratie c’est d’abord un espace de conflit et de délibération pas celui d’une volonté qu’on impose aux autres et c’est le respect des choix de chacun. Le conflit est le propre de la démocratie disait Ricoeur, car le conflit est l'antidote à la violence. La condition est la délibération sur les désaccords et il y a des méthodes de construction de désaccords pour bien distinguer le désaccord du malentendu... La première étant de ne pas créer de malentendu.
Dans le fond tout cela n’est-il pas qu’illusion ? Roland Gori parle beaucoup d’illusion et je rattache volontiers ses propos au fait que la démocratie n’est peut-être que « la façon la plus séduisante d’organiser le pouvoir dans une société[12] », les citoyens se sont laissé séduire puis se sont abandonnés aux plaisirs matériels de la vie oubliant de penser leur existence.
[2] Carl von Rotteck, Principe démocratique, élément et intérêt démocratiques, conviction démocratique, Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, 2006/2 n°24
[3] LA DÉMOCRATIE : PRINCIPES ET RÉALISATION
Publication élaborée par l'Union interparlementaire, Genève 1998
L'UIP est l'organisation mondiale des parlements nationaux. Fondée en 1889 par un petit groupe de parlementaires qui se consacraient à la promotion de la paix par la diplomatie et le dialogue parlementaires.
[4] Marie-Hélène Caitucoli-Wirth, La vertu des institutions : l'héritage méconnu de Sieyès et de Constant, Histoire@Politique 2012/1 n°16 / https://shs.cairn.info/revue-histoire-politique-2012-1?lang=fr
[5] Cornélius Castoriadis, la cité et les lois, Seuil.
[6] Chacun, et cela a souvent été relevé par la Médias et les chercheurs, a pu remarquer notamment pendant le premier quinquennat, les parlementaires macronistes n’étaient qu’un « copié-collé » de Macron.
[7] FRANCIS MOREAULT, Citoyenneté et représentation dans la pensée politique de Hannah Arendt, Sociologie et sociétés, 31(2), 175–190. / https://doi.org/10.7202/001511ar
[8] Citée par FRANCIS MOREAULT.
[10] Cf idb
[11] idb
[12] Dictionnaires des Idées et notions en sciences politiques, édition de Encyclopédie Universalis.
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