Choisir la mort (compte rendu presque imaginaire)
« A quoi ça sert d’avoir été élu avec l’image du jeune cadre dynamique qui allait tout réformer si c’est pour compter les vieux qui clamsent dans les maisons de retraite et gérer une pénurie de vaccins ? Vous allez vous sortir les doigts du c.. et me changer cette image de merde rapidement. Les présidentielles, c’est demain, et ce n’est pas en visitant les hôpitaux et les morgues que je vais récolter des voix ! ».
L’homme à qui s’adressait cette injonction reposa doucement son portable et regarda par la fenêtre la tour Eiffel qui s’illuminait en cette soirée morne de couvre-feu. Il était habitué aux emportements de son jeune client et temporisait, n’était-ce que pour la valise de billets provenant des fonds secrets qui arrivait après chaque emportement et qui signifiait « j’ai besoin de vous ».
« Vous », c’était ce quinquagénaire fringant dont la couverture officielle était le « conseil aux entreprises », pas le plombier du coin, mais celles qui peuvent faire et défaire une politique, choisir un ministre, fomenter un petit coup d’Etat militaire, se débarrasser d’un dirigeant, ou en installer un autre qui réformera dans l’intérêt du commerce mondial et de lobbies de tous poils. Autant dire qu’il n’occupait pas par hasard cette fonction mais avait été choisi pour son savoir-faire politique et son agilité à constituer des dossiers sur tout le monde, des fois que… Il faisait le lien entre ses commanditaires, habitués du raout de Davos, et les « Etats légitimes ». A l’occasion, il trouvait un point de chute dans les Conseils d’administration de multinationales ou de banques pour les Présidents et les Ministres sur le retour, ça pouvait toujours servir…
Il appuya sur un bouton et quelques secondes après apparu son plus proche collaborateur qui remplaçait celui qui était décédé malencontreusement d’un accident il y a quelques mois, juste après la révélation d’un scandale financier dans la presse.
« Charles-Hubert, en tant qu’ancien énarque et HEC, plus aucun des mécanismes publics et de ceux de la cotation des actions de nos mandants ne vous sont étrangers. Le Président est furax. Il est dans la merde à un an des élections ; Pour une fois qu’on en tient un bon, il faut l’aider, en lui construisant un argumentaire que le populo gobera tout en organisant l’inaction de l’appareil d’Etat et en continuant le travail de sape contre « l’Etat Providence ». Merde enfin, il n’y a pas de raisons pour que ce pays soit le dernier à dépenser un pognon de dingue et à tout fermer dès qu’un virus à la con apparaît ! »
Fort de cette « lettre de mission » Charles-Hubert se retira dans son bureau, passa quelques coups de fil, donna ses instructions et se rendit dans un clandé où il avait ses habitudes ou après avoir dégusté du homard bleu, il pourrait s’adonner à ses plaisirs favoris en compagnie des hôtesses du lieu avant de commencer à réfléchir.
Quelques jours plus tard, dans la salle de réunion sans fenêtres du « siège », le Conseil stratégique chargé d’examiner les propositions se réunissait. Charles-Hubert avait demandé à Marie-Eglantine, sa collaboratrice préférée, qui partageait avec lui le goût pour les soirées chaudes, de plancher sur la commande.
« Voilà, dit-elle, en projetant le premier slide sur l’écran, les trois axes du plan 3 D que je vous propose de découvrir : Décroissance, Disruption, Destruction créatrice ».
Dans l’attente d’éléments, le « Conseil » se contentait de regarder en se disant que la petite avait un certain talent pour communiquer en utilisant d’emblée le mot choc, en reprenant ensuite le terme préféré du Président et enfin envelopper le tout dans l’expression favorite du monde des affaires.
« Décroissance, je ne vous fait pas un dessin, elle est là. Le PIB s’est cassé la gueule et nos profits avec. Encore heureux que le Président nous ait écouté et qu’il ait mis en place des filets de sécurité, destinés à maintenir nos activités et l’ordre social avec le chômage partiel. C’était bien le moins après ce qu’on avait fait pour le faire élire. La semaine dernière, il a à nouveau « pris son risque » en refusant aux médecins pétochards et aux traînes lattes de son Gouvernement qui visent sa place, de nouvelles mesures de confinement. On croise les doigts, mais ça ne peut plus durer comme ça, les prêteurs vont finir par lâcher l’affaire. La disruption est indispensable. Il faut faire avaler le concept aux médias qui se chargeront de faire le SAV auprès du petit peuple en invitant sur leurs plateaux les économistes fayots qui auront une érection rien qu’en prenant connaissance des deux premiers axes du plan ».
Un murmure teinté d’approbation et de reconnaissance parcouru l’assistance. L’état des lieux était là, le pays courrait à la faillite, et il fallait complètement changer de cap par la « disruption », c’est-à-dire en bouleversant l’ordre des choses. A ce stade, le mot tabou de « réforme » ne devait pas être utilisé, car trop connoté et susceptible de mettre le feu aux poudres : les gilets jaunes, merci ! On avait déjà donné ! D’un autre côté, le pays s’était peu ou prou laissé bercer par les décisions du « Conseil de Défense » qui, mine de rien, sapait les fondements démocratiques de la Constitution en reléguant le rôle du Parlement au vote de lois sur la « glottophobie » sur le patrimoine rural à préserver (le chant des coqs et l’odeur de la bouse) ou bien encore la protection des animaux. On était dans l’attente d’une loi JP Pernaud sur la préservation des derniers sabotiers du Cantal ou du Chouchen Breton…. Le pays était mûr pour entendre une part de vérité, pas toute…
« Comme vous l’avez compris, repris la charmante Marie-Eglantine, les deux premières phases de notre plan, décroissance et disruption, sont destinées à foutre la trouille à tout le monde, à attendrir la viande comme on dit dans les commissariats quand on cuisine les prévenus, pour faire accepter la purge contenue dans le troisième volet qu’il découvriront une fois qu’il sera trop tard. Je vous rassure tout de suite, la « Destruction créatrice » ne concerne pas les aides de l’Etat en faveur des entreprises, comme la baisse de l’impôt sur la production intégrée dans le plan de relance (acquiescements dans la salle…) ou le retour de l’ISF pour combler le trou de la Sécu (éclats de rire dans la salle…). Ce volet joue sur la peur collective, celle des petits épargnants en premier, qui ont mis un pognon de dingue chez l’écureuil pendant la crise parce qu’ils rechignent à se faire spolier pour la bonne cause (la nôtre) en investissant sur le marché boursier (nouveaux rires…). »
A ce stade de la réunion, le boss décida d’une pause autour que quelques mignardises arrosée de champagne. A la reprise, on sentait l’impatience croitre parmi l’assistance.
« Dernier volet du plan, la destruction créatrice, pas celle de Schumpeter qui ne concerne que les emplois, mais celle qui consiste à diminuer drastiquement le nombre de vieux, ceux qui se goinfrent sur notre dos avec leurs pensions mirifiques, ne sont jamais là pour garder leurs petits-enfants, creusent le trou de la sécu et qui voudraient en plus qu’on les aime ! Le moment est idéal pour s’attaquer aux vieux : regardez le débat dans les médias entre les étudiants qui dépriment dans les cités U et les vieux qui auraient massacré la planète, creusé la dette, j’en passe et des meilleures, alors qu’ils ont fait comme toutes les générations, se soumettre aux lois de l’économie, nos lois ! Un boulevard s’ouvre devant nous, à condition de ne pas mollir. Bon, bien évidemment, pas question d’euthanasie comme dans le film « Soleil Vert », mais comme disent les économistes au cul serré « d’infléchir la courbe de la durée de vie en bonne santé » donc de diminuer l’espérance de vie, le choix de la mort, quoi ! Un exemple ? Les USA, sous Trump avec les régressions de l’Obamacare et l’absence de gestion de la « grippe chinoise » comme il disait, ça nous a tout de même fait l’équivalent en morts américains lors de la seconde guerre mondiale ! Et je ne parle pas des pertes de chances pour les autres malades à cause des hôpitaux débordés, ni des 80 000 morts en 2020 par surdoses d’opioïdes, faciles d’accès. Tout cela réuni, ça nous fait tout de même une bonne diminution de l’espérance de vie alors qu’en France on en est encore au stade du bricolage et on tortille du cul : allongement qui ne dit pas son nom du nombre de trimestres travaillés, bricolages sur les lits d’hôpitaux, diminution des crédits sur la recherche, pénuries ponctuelles de médicaments,… Bon, un peu de lumière dans ce sombre tableau, je viens d’apprendre que le plan grand âge venait d’être reporté. Ne reste plus qu’une bonne loi sur la légalisation de l’euthanasie qui serait vraiment la cerise sur le gâteau ! On y travaille ! ».
« Il faut donc passer à la vitesse supérieure. Le retard des livraisons de vaccins anti-covid est une première victoire à mettre à notre crédit, ça nous fera quelques morts de gagnés. Après, il s’agira de convaincre l’industrie pharmaceutique d’organiser de manière plus pérenne les pénuries de médicaments contre le diabète ou les anticoagulants, à exiger des prix suffisamment élevés pour les traitements anti cancer pour éviter qu’ils soient pris en charge par la sécu, et continuer à dérembourser des médicaments. Le must, ce serait comme pour notre « fleuron national de la pharmacie », qui a raté son vaccin, de pouvoir continuer à bénéficier du Crédit Impôt Recherche, tout en continuant à licencier des chercheurs en France (j’en ris encore !). Avec tout ça, il faut relancer des campagnes publicitaires sur le tabac et l’alcool, « produits relaxant en période anxiogène », arrêter de légiférer sur la malbouffe et la protection de la planète et autres conneries bobo écolo, comme les algues vertes ou la pollution » Avec tout ça, ce serait bien le diable si la courbe de mortalité ne monte pas.
Pour conclure, quelques résultats attendus de ces mesures : un vieux qui crève plus tôt, c’est un héritage qui se transmet plus vite (merci pour les jeunes), des pavillons « sam-suffit » qui se retrouvent sur le marché (merci pour les agences immobilières), qui peuvent être rasées plus vite pour construire des immeubles (la fête du slip pour les promoteurs), des frais de notaires et des droits de mutations supplémentaires pour les collectivités locales et je ne parle pas de la croissance dans le secteur des pompes funèbres, des liquidités des assurances vie ou des PEL anciens qui coûtent un bras en matière d’intérêts et qui se retrouveront sur le marché, ni des taxes perçues par L’Etat au passage. Ajoutons à cela les économies pour la sécu, pour les caisses de retraites (raccourcissement de la durée de versement des pensions). Tout en continuant, bien entendu, à déréguler le marché du travail et à détricoter les statuts…
Bref, si on se démerde bien, on pourrait même négocier une réduction sur les cotisations patronales pour les retraites et la Sécu, éponger avec ce système une grande partie de la dette et rééquilibrer le budget de l’Etat ! Merci qui ?
Notre business plan est valable pour le prochain quinquennat. Il suffira de faire bouger les curseurs chaque année si l’objectif intermédiaire n’est pas atteint ».
Un tonnerre d’applaudissement et des commentaires flatteurs accompagnèrent ces derniers mots. Personne avant Marie-Eglantine et Charles-Hubert n’avait osé franchir le tabou de la mort pour élaborer et justifier une théorie économique. Tout devrait fonctionner comme sur le plan, à condition que les dirigeants politiques ne soient pas soupçonnés d’avoir intrigué pour sa mise en application. Tout cela devait apparaître comme une loi inéluctable du marché, sa fameuse « main invisible ».
En sortant de la réunion, Charles-Hubert proposa à Marie-Eglantine de fêter leur succès lors d’une soirée sado-maso organisée par une de ses connaissances. Elle déclina au motif qu’elle était crevée et qu’elle se contenterait d’une soirée objets connectés en distanciel avec son date de Tinder.
Plus tard, dans la soirée, sur leurs portables sécurisés, le Président et l’orchestrateur de cette réunion échangèrent longuement.
Il fut convenu du dépôt d’une nouvelle valise de biftons dans les 48 heures.
86 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON