Clearstream : la position de Bruno Le Maire
Le ministre de l’Agriculture, ancien directeur de cabinet de Dominique de Villepin, était l’invité Jean-Jacques Bourdin sur RMC le mercredi 16 septembre et celui de Jean-Michel Aphatie sur RTL le vendredi 18 septembre. Après avoir passé en revue une actualité laitière brûlante, les questions ont immanquablement glissé vers l’imminence du procès Clearstream. L’occasion pour Bruno Le Maire de clarifier sa position vis-à-vis des deux intéressés principaux, Nicolas Sarkozy et Dominique de Villepin.
Bruno Le Maire fut le témoin privilégié de la rivalité Sarkozy / Villepin, ses écrits en témoignent abondamment et de manière subtile, loin d’un manichéisme médiatique souvent absurde. Il lui arriva même de la regretter, comme ce 24 avril 2007, à l’issue d’un énième rendez-vous entre les deux hommes et leurs directeurs de cabinet :
"Entre ces deux hommes de talent, qui se donnent l’accolade, l’entente aura été une tâche impossible, et pourtant utile à conduire : car je ne peux m’empêcher de penser que la politique, dont le champ d’action ne cesse de se rétrécir sous le poids des réalités économiques et des guerres, aurait tout à gagner dans la réconciliation, tant pour le reste, désormais, elle se réduit à peu de choses ou presque rien." (Des Hommes d’Etat, Grasset p. 448)
Car cette rivalité ne va pas de soi, pour Bruno Le Maire. Les deux hommes, de loin les plus doués de leur génération, ont plus de points communs que de différences, même s’ils conservent plus de sujets de discorde que d’accord. Philippe Corbé donnait d’ailleurs récemment à entendre sur RTL, dans un sujet court mais édifiant intitulé "Sarkozy-Villepin, l’histoire de la lutte à mort", cette phrase explicite de Bruno Le Maire :
"Moi ce qui me frappe, pour être un tout petit peu provocant, c’est la similitude qu’il y a entre Dominique de Villepin et Nicolas Sarkozy."
Et Georges Tron de renchérir, en parlant toujours des mêmes :
"C’est un jeu complexe de deux animaux politiques qui peuvent parfaitement se déchirer et parfaitement se retrouver. Ils reconnaissent à l’autre d’être au-dessus de la mêlée. Chacun est pour l’autre le seul avec lequel il ait envie de croiser le fer."
Au centre névralgique du conflit, la position de Bruno Le Maire, par son originalité, attise donc spontanément la curiosité : est-il possible aujourd’hui pour un villepiniste supposé convaincu, à la veille d’un procès sulfureux, de côtoyer sans se renier Nicolas Sarkozy, et qui plus est de servir ses intérêts au sein d’un gouvernement qu’il a nommé ? Comment Bruno Le Maire, auteur de deux livres sans lesquels la silhouette politico-médiatique de Dominique de Villepin n’aurait certainement pas atteint aussi vite sa dimension actuelle, peut-il ainsi souffrir d’être - en apparence du moins - pris en étau entre son mentor politique et néanmoins ami, Dominique de Villepin, et le Président qui l’a nommé, ennemi public n° 1 du premier, Nicolas Sarkozy ? La réponse à ces questions est en grande partie dans celles qu’il donne à Jean-Michel Aphatie, lorsque ce dernier l’interroge sur sa "fidélité" :
« - A qui va votre fidélité ce matin, Bruno Le Maire ?
- J’ai une loyauté totale à l’égard du Président de la République dont je suis le Ministre. Ça je crois que ça ne souffre pas la discussion. Par ailleurs, je le dis très franchement et avec beaucoup de sincérité, je suis très fier de ce que nous avons fait avec Dominique de Villepin. Très fier de ce que nous avons fait contre la guerre en Irak lorsqu’il était ministre des Affaires étrangères. Très fier de ce que nous avons fait dans la bataille pour l’emploi lorsqu’il était Premier ministre. Je suis un ami de Dominique de Villepin, le Président de la République le sait, ça ne l’a pas empêché ne me confier les responsabilités qui sont les miennes aujourd’hui.
- Loyauté envers Nicolas Sarkozy et amitié vis-à-vis de Dominique de Villepin ?
- On peut résumer ça comme ça."
Loyauté républicaine envers le Président, parce que justement il représente la République Française, celle au service de laquelle il a décidé d’entrer il y a plus de dix ans. Mais dans le même temps, loyauté humaine, intellectuelle et politique à Dominique de Villepin. Il n’y a aucune contradiction dans la position de Bruno Le Maire, tout au plus y a-t-il une prise de risque, celui d’être mal perçu par l’opinion française, et au-delà par ses amis villepinistes : celui qui résolut son dilemme politico-littéraire en choisissant de parler de politique au sein d’oeuvres littéraires résout ici une autre contradiction apparente. Sommé de choisir entre Sarkozy et Villepin, il choisit le service de la France, et en ceci ne trahit aucun des deux autres. De fait, c’est sans aucune gêne que Bruno Le Maire définit la situation d’opposition entre les deux hommes que recouvre le procès Clearstream, lorsque Jean-Jacques Bourdin l’appelle à se prononcer à son sujet :
"Dans cette affaire, chacun suit sa logique. Le Président de la République, Nicolas Sarkozy, a été injustement sali dans une affaire grave. Il demande la vérité et il demande la justice. Cela me parait naturel.
De l’autre côté, vous avez un Premier ministre avec lequel j’ai travaillé, sur lequel je n’ai qu’une seule chose à dire, c’est que durant les huit années où j’ai travaillé avec lui, d’abord comme conseiller à son cabinet aux Affaires étrangères, ensuite à l’Intérieur, puis comme directeur de cabinet à Matignon, j’ai toujours vu un homme dont la seule préoccupation était le service de l’Etat."
Ce que semble donc vouloir dire Bruno Le Maire, c’est qu’il est à la fois totalement légitime pour Sarkozy d’être indigné par sa citation dans une affaire de calomnie, tout comme cela l’est pour Villepin de ressentir son statut d’accusé comme une injustice, lui dont l’unique préoccupation a toujours été "le service de l’Etat". Sarkozy victime et Villepin victime, soit : mais de qui ? La seule manière de leur rendre conjointement justice resterait donc, selon toute logique, de mettre à jour le mystérieux instigateur. Ce que ne manquera pas de faire le procès qui s’ouvre lundi, si l’on en croit Bruno Le Maire, toujours répondant à Jean-Jacques Bourdin :
"Pour moi, dans une démocratie comme la nôtre, la seule instance qui peut dire la vérité et toute la vérité, c’est la justice. […] Je ne sais par définition pas tout, la justice en sait beaucoup plus long, et c’est elle qui établira la vérité dans cette affaire."
La vérité, source de toutes les convoitises à l’aube du procès Clearstream. La vérité, dont Bruno Le Maire donnait une définition si énigmatique dans l’introduction à son premier livre, métaphore magicienne à l’appui :
"La vérité obéit à d’autres règles que la morale, bien qu’elle en soit la condition. Entre les deux se joue un tour de passe-passe aussi difficile à distinguer que celui qui fait sortir du chapeau noir un lapin blanc." (Le Ministre, Grasset p. 11)
C’était il y a plus de cinq ans. Depuis, celui qui écrivait ces lignes a souffert de voir la vérité de son quotidien traînée dans la boue de prestidigitateurs peu scrupuleux. Et s’il refuse aujourd’hui, au nom du devoir de réserve implicite qui est le sien du fait de son appartenance au gouvernement, de donner son sentiment personnel sur Clearstream, il reste toujours possible de se référer à ses écrits passés, notamment à ce 21 janvier 2007, où alors directeur de cabinet du Premier ministre Dominique de Villepin, il se livrait à un constat amer mais explicite :
"Des traces de l’affaire Clearstream traînent encore dans les journaux, comme un poison qui poursuit son chemin et ternit de manière irrémédiable notre image. Le plus souvent, ce ne sont pas les faits qui accablent et rongent en politique, mais la rumeur, le doute, le sentiment de défiance du peuple, qui un jour se sent floué et bascule. Contre l’inoculation répétée et à haute dose de notes manuscrites, de fiches, d’annotations personnelles, de mises en cause verbales, notre acharnement à nous défendre ne peut rien. Comment notre filet de voix, isolé, faible, suspect, pourrait-il être entendu dans ce torrent de commentaires ? Petit à petit, l’innocence de Dominique de Villepin est devenue un simple sentiment personnel, contre l’opinion commune." (Grasset, p. 430)
Le 21 septembre prochain, l’ouverture du procès Clearstream marquera peut être un virage dans la rivalité entre deux hommes politiques hors du commun, Nicolas Sarkozy et Dominique de Villepin. S’il innocente ce dernier, ce sera nécessairement pour désigner un autre coupable. Clearstream n’aura alors été qu’une étape supplémentaire dans la relation tumultueuse entre les deux frères ennemis, dans l’attente d’un affrontement supplémentaire inéluctable - 2012, peut être ? Car ainsi que le prévoyait Bruno Le Maire en avril 2006, "le choc de ces deux personnalités hors du commun durera le temps de leur vie publique, réconciliation ou non." (Des Hommes d’Etat, Grasset, p. 406)