DemExp : vie démocratique à l’âge de l’information
L’apparition d’internet et des nouvelles technologies de l’information ont encouragé l’expérimentation de nouvelles pratiques démocratiques. La semaine dernière l’Estonie est devenue le premier pays à permettre le vote électronique lors d’élections nationales. Ces premiers essais ne sont qu’un avant-goût de ce que pourrait être la démocratie à l’âge de l’information.
Les Grecs anciens considéraient que la démocratie n’était viable que pour une cité état ou territoire restreint, car les citoyens devaient habiter près de l’assemblée, afin de pouvoir participer aux débats. De plus, il aurait été inconcevable de réunir en un seul endroit les populations d’un territoire trop vaste, de sorte que les démocraties anciennes (cités grecques, cantons suisses, althing islandais) ne concernaient que des territoires réduits, et un nombre de citoyens limité.
La fondation des EUA, et l’adoption par les grands États européens de régimes démocratiques, ont exigé l’adaptation des pratiques démocratiques pour tenir compte des contraintes géographiques et démographiques. Au lieu de réunir tous les citoyens en un même lieu, il a été décidé de désigner des délégués, qui auraient la charge de représenter les positions d’un certain nombre de citoyens. Ces représentants se sont graduellement organisés en partis, et sont devenus les hommes et femmes politiques qui prennent des décisions au nom de leurs électeurs. Les compromis nécessaires pour permettre le fonctionnement d’une démocratie dans un grand État ont néanmoins eu des effets pervers. Ils ont conduit à l’apparition d’un nombre croissant d’intermédiaires, qui éloignent le citoyen de la prise de décisions.
Par ailleurs l’organisation de la classe politique en partis, et leur professionnalisation, ont contribué à établir l’idée que la vie politique est trop complexe et technique pour la plupart des citoyens. Ceux-ci ne comprennent souvent plus comment les décisions sont prises. Ils se sentent déconnectés de la vie politique, et estiment leurs avis ignorés lors de la prise de décisions. Pourtant, l’avènement de l’informatique et d’internet ont brutalement éliminé les obstacles géographiques et démographiques dans la communication entre les citoyens.
Les distances géographiques n’empêchent plus les citoyens de communiquer en temps réel, et les moyens informatiques actuels permettent à chacun de participer au débat, quel que soit le nombre de participants. Il serait donc théoriquement possible de revenir au système de démocratie ancien, où les décisions ne sont plus prises par des intermédiaires, mais par chaque citoyen. La question devient alors : comment construire un système informatique qui permette le fonctionnement d’une assemblée incluant tous les citoyens ? C’est le but du projet [DemExp->http://www.demexp.org/rubrique.php3?id_rubrique=2] (expérience démocratique), dirigé par David Mentré. Pour comprendre le système DemExp, on peut le voir comme un forum en ligne, dans lequel seraient posées les questions qui doivent être adressées par l’assemblée. Prenons, par exemple, la question de l’avortement. « Est-ce que l’avortement doit être interdit ou permis, et suivant quelles modalités ? » Chaque citoyen aurait la possibilité de proposer une réponse à cette question, ou de voter pour une réponse qui représente correctement son opinion. On pourrait alors imaginer que trois réponses principales se dégagent :
A - L’avortement doit être interdit B - L’avortement devrait être permis pendant les trois premiers mois de la grossesse. C - L’avortement devrait être permis.
Imaginons que la réponse B recueille le plus de votes. Elle sera donc considérée comme représentative de l’ensemble des citoyens, et devient la position officielle de l’assemblée. Elle sera la référence suivant laquelle les décisions doivent être prises. Deux remarques :
1 - La décision gagnante n’est pas simplement la majoritaire, mais la plus consensuelle parmi les citoyens. Pourquoi ? Parce que système de vote n’est pas à majorité simple, mais suit la méthode de vote de [Condorcet->http://fr.wikipedia.org/wiki/M%C3%A9thode_Condorcet]. Dans ce système de vote, l’électeur ne vote pas pour une seule réponse, mais peut voter pour un ensemble de réponses qui le satisfont, en les ordonnant, par ordre de préférence. L’avantage de cette méthode est d’éviter le vote stratégique (voter non pas pour l’option qu’on désire, mais contre celle qu’on veut éviter), et permet de dégager l’option la plus consensuelle au sein d’un groupe.
Ainsi, par exemple, lors des élections du 21 avril, les deux candidats retenus étaient Jacques Chirac et Le Pen, alors que leur nombre de votes additionnés n’atteignait pas 50%. Il est très possible que ces deux candidats aient été donc loin de la préférence de la majorité des électeurs. Le problème du vote stratégique est que, à force de voter contre quelque chose, on peut ne jamais avoir l’occasion de voter pour les idées que l’on désire. Ainsi, par exemple, on pourrait imaginer que dans un système avec deux partis majoritaires, tous les électeurs de gauche se sentent obligés de voter PS, pour ne pas laisser gagner la droite, alors que le PS ne défend pas vraiment leurs idées, et qu’ils préfèreraient des partis comme les verts, PC, etc. Avec le système de Condorcet, chacun peut voter pour l’idée qui lui tient à coeur, tout en appuyant celles qu’il estime acceptables, si sa préférée n’est pas retenue. Il n’y a donc plus de pénalité à voter pour les options qui nous sont proches, mais qui restent minoritaires.
Dans notre exemple, une majorité des électeurs de la réponse A donnerait comme préférence secondaire la réponse B, de même que les défenseurs de la réponse C. La réponse B serait confortablement désignée comme la plus consensuelle, alors que par la méthode à majorité simple, et pour peu que l’électorat soit partagé, les réponses A ou C pourraient gagner de quelques votes, bien que la majorité de l’électorat y soit opposée.
2 - Le vote n’est pas ponctuel mais continu. Contrairement aux systèmes démocratiques actuels, le vote n’a pas lieu pendant une période donnée, mais se fait de façon continue. Il n’y a donc pas d’élections dans le système DemExp. Chacun est libre de changer à tout moment ses préférences, et la position la plus consensuelle est continuellement recalculée. Cette particularité offre plusieurs avantages : - Il n’est pas possible de faire pression sur un électeur, comme ce pourrait être le cas pendant les élections classiques, car l’électeur peut changer à tout moment son vote. Pour forcer une proposition, le groupe de pression devrait pouvoir contrôler continuellement un nombre suffisant d’électeurs, ce qui est en pratique peu probable. - La tenue d’élections n’est plus un facteur d’instabilité pour la société. Il n’y a plus de paralysie des institutions en attente d’un éventuel changement de majorité, les décisions ne sont plus soumises au diktat des échéances électorales. - L’électorat est moins facilement manipulé par les médias ou la classe politique.
Les décisions prises par des élections et référendums sont souvent conditionnées par les circonstances politiques présentes au moment des élections, alors que le long terme est négligé. Les résultats peuvent être affectés par un événement médiatique récent, tandis que les scandales ou événements plus anciens sont négligés par l’électorat. Certains pourraient penser que le vote en continu pourrait être source d’instabilité, si la position la plus consensuelle change au gré de l’actualité médiatique.
Mais en réalité, combien de fois changeons-nous d’opinion par jour ? Un jeune électeur pourrait varier ses opinions pendant une certaine période, mais ses décisions deviendraient plus constantes avec l’expérience. Quel serait la portée de ce système de prise de décisions ? Le système DemExp est très flexible, et a vocation d’être utilisé à tous les niveaux, depuis l’association locale, en passant par la ville, région, État ou même le monde. Quel type de décisions pourraient être prises ? DemExp aurait pour objectif de remplacer toutes les prises de décision actuellement effectuées par les politiciens. J’imagine que les questions se bousculent dans l’esprit du lecteur : Comment aurais-je la compétence pour décider du système de transport de ma ville, ou de la politique de santé ou budgétaire de l’État ? De toute façon, je travaille, et je n’ai ni le temps, ni l’envie de suivre toutes les décisions concernant le système local d’égouts ou la réglementation du transport fluvial ! Ces doutes sont compréhensibles, mais il faut se rappeler qu’ils sont tout aussi valables pour les politiciens. Les politiciens ne sont pas plus compétents que d’autres pour connaître tous les domaines techniques, économiques, scientifiques qui jouent dans une prise de décision.
En réalité, la seule compétence dont ait fait preuve un politicien est sa capacité à recueillir un grand nombre de votes pour lui ! De plus, un politicien ministre ou premier ministre n’a absolument pas le temps ni les moyens de comprendre complètement les rouages des ministères, des institutions sous ses ordres, et le détail des questions auxquelles il est confronté. En réalité, il n’existe personne sur Terre qui ait une compréhension complète de tous les rouages d’une société moderne, et certainement aucun premier ministre ou président. Les politiciens prennent régulièrement des décisions sur l’agriculture, le système de santé sans avoir suivi aucune formation d’agronomie ou médicale. Ils dirigent les ministères des finances ou sont aux commandes de l’armée sans avoir suivi de formation économique ou militaire. Les doutes sur la compétence des citoyens à prendre des décisions sur le fonctionnement de la société renvoient aux doutes originels sur le bon sens de la démocratie.
Est ce que le peuple a la capacité de prendre des décisions raisonnables, ou doit-il être mené par une élite ? L’histoire a maintes fois montré que le peuple s’en sort très bien, et que, au contraire c’était un excès de pouvoir sans contrôle, accumulé par un petit groupe, qui pouvait conduire aux pires catastrophes. La vérité est que le citoyen doit être capable de survivre dans la société. Il doit être capable de gagner sa vie, gérer ses finances, éduquer ses enfants, suivre les lois, payer les impôts. Aucun citoyen ne peut clamer son ignorance de la loi en sa défense dans un tribunal. Il est donc absurde de prétendre que le citoyen ne serait pas à même de prendre des décisions sur les lois qu’il devra suivre. En ce qui concerne le problème du temps disponible pour participer à tous les débats possibles, la solution est simple, il peut déléguer son vote à quelqu’un en qui il a confiance pour gérer la question. On pourrait penser que c’est une forme détournée de recréation des politiciens, mais la situation est très différente : on ne délègue son vote que pour des domaines bien précis. Un citoyen peut déléguer son vote sur les questions de santé à une personnalité (disons un médecin réputé) en qui il a confiance, sauf en ce qui concerne la question de l’avortement, pour laquelle leurs avis divergent. - Cette délégation est temporaire et immédiatement révocable. Dès que le citoyen ne se retrouve plus dans les positions de cette personnalité, elle peut immédiatement lui retirer son appui. On évite ainsi l’impression de blanc-seing donnée aux politiciens pendant quatre ans suivant chaque élection.
Comment mettre en oeuvre le système DemExp ? L’idée des initiateurs de DemExp serait de tout simplement utiliser les structures actuelles pour lancer les réformes nécessaires : chaque citoyen convaincu de l’intérêt du système DemExp voterait pour des représentants DemExp. Ceux-ci deviendraient donc des politiciens, mais prendraient l’engagement d’appuyer les décisions prises par le système DemExp, quelle que soit leur opinion personnelle sur la question. Ils seraient ainsi les représentants et exécutants des positions consensuelles prises au sein des citoyens soutenant le système DemExp. Au fur et à mesure que le nombre de politiciens DemExp augmente, ils pourront commencer à réformer les institutions de la ville, de la région, de l’État, pour mettre en place le système DemExp. Il serait ainsi possible de réformer les institutions de façon totalement démocratique, et en douceur.
En conclusion, le système DemExp devrait placer chaque citoyen fermement aux commandes du processus de décision de l’État, tout en lui permettant de véritablement soutenir les idées qui lui tiennent à coeur. Objections : j’imagine que beaucoup d’interrogations viendront à l’esprit du lecteur. En ce qui me concerne, je pense qu’il est essentiel de garantir la sécurité du système, non pas à cause de la manipulation du nombre de votes, mais pour une question de confidentialité. En effet, le système doit maintenir en continu un registre de l’identité de l’électeur et le profil complet de ses votes, et donc de ses opinions. Ce serait une source d’informations formidable sur chacun, et qui pourrait devenir dangereuse pour un citoyen persécuté. Il faudra donc trouver des méthodes de sécurité crédibles, qui empêchent ce genre de profilage. Est-ce que cela fonctionne ? Le logiciel permettant de mettre en place un système DemExp existe déjà, mais est encore trop imparfait pour être utilisé par la société. en revanche, il serait possible à une organisation (association) de le mettre en place comme système de décision.
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