Du passé, faisons table rase
Il n’y a pas si longtemps, ce slogan était un guide. Nous l’avons inversé : avec le passé, empêchons le présent.

D’une manière générale, nos valeurs sont cycliques, alors que tout le monde les croit droites, incréées, éternelles, permanentes. Ce renversement, qui s’est fait lentement en un demi-siècle, disons, appartient, d’une certaine façon à un sens de l’histoire (sens cyclique et non linéaire et cumulatif). La conscience que ce phénomène prend place dans un cycle et non dans un progrès cumulatif de la morale politique, peut aider à y échapper et à prendre des options plus fécondes. Pour en finir avec ce : « Du passé, embouteillons l’espace public des discours. »
Certes, il est impossible de faire taire le passé et le slogan ancien n’avait aucune chance de se réaliser. Mais l’idée de se passer du passé, est un moteur, un idéal, vers l’avenir. C’est du côté d’un dépassement du passé. On peut en rire, cela a apporté bien des crimes, mais cela a apporté aussi tout un service social extrêmement appréciable (vacances, gratuité des soins, retraite, pensions de veuvage, indemnités de chômage…etc.)
Ce slogan avait un autre avantage : la possibilité de discuter et de débattre. Dans la perspective perdue de la lutte des classes, la société se tissait dans le travail et les relations dans les entreprises ; les luttes étaient dynamiques (syndicats, grèves, manifs…), les places mouvantes, et dans une certaine mesure, rien n’était acquis à l’homme, ni sa force, ni sa faiblesse. Le présent était la matrice du futur. Et il fallait travailler dedans pour le rendre meilleur.
Maintenant, c’est le contraire : le présent est présenté comme le déchet d’un passé qui ne contient que du mal et ce mal est créé par certains groupes. Ces groupes humains auraient agi en pleine connaissance de cause, et continuent d’être les bénéficiaires de leurs exactions (ils sont tellement retors et subtils que quand c’est fini, ça n’en a que l’air : en fait, ça continue). Chacun est réparti, selon sa naissance, du côté des machos ou des femmes dominées, des colonialistes ou des colonisés (décoloniaux donc), des esclavagistes ou des descendants d’esclaves. Chacun est réparti ainsi selon sa naissance. On ne peut pas changer sa naissance, on ne peut donc pas évoluer ; on ne peut même pas parler. Que dire ? Si on est né du mauvais côté, on peut (il faut) se ranger dans le discours des victimes et le reprendre à son compte. Ça marche moyennement : les victimes ou descendantes des victimes préfèrent cette attitude mais ne croient pas vraiment en sa sincérité, ce qui est bien normal.
Comme il s’agit d’identités (de naissance) il n’y a plus de mouvement (même si le mot existe pour celles et ceux qui organisent ce type de discours, on ne peut pas employer le mot de « statique » qui serait plus exact). Plus de contradiction. Avouez que notre situation déplorable vous est due. C’est vous les coupables. Avouez. Chacun est assigné à sa culpabilité ou à sa victimisation. Ce système est figé. Il est figé dans un déterminisme morbide : le temps s’est figé dans le rapport colonisateur-colonisé, rien ne peut se passer, que le renversement du rapport de force. Que fera-t-on quand les pays colonisateurs auront présenté leurs excuses ? En quoi quelque chose aura avancé ?
Kamel Daoud écrit cette assignation : « Étrangement, j’ai découvert depuis quelques années qu’en Occident, si je ne joue pas au colonisé en colère, je cesse presque d’être visible et crédible. » Discours du 7 février 2020 au Maghreb-Orient des livres. Bien plus tôt, en 2004 Gaston Kelman écrivait : Je suis noir et je n’aime pas le manioc. Il a le droit de ne pas toujours être ramené à son origine.
Actuellement, ce passé définitif et bloqué dans son interprétation obstrue le présent et le tue comme une embolie pulmonaire. Pas question de discuter ces vieux faits, plus question de les contextualiser : la condition des esclaves au XVIIIème siècle n’était pas très éloignée de celle des ouvriers de l’époque. Mais justement, les ouvriers avec leur volonté de conquête du pouvoir et d’égalisation n’ont plus la cote. Le but n’est plus de faire la révolution, mais de nettoyer le passé. Ce sont les victimes qui portent l’interprétation du passé à lessiver et qui déclareront le moment où cette tâche sera accomplie. Autant dire qu’en l’absence de tiers arbitre, ce ne sera jamais fini.
Une telle représentation de notre monde se bâtit par certains arrangements avec la vérité des faits, qui lui sont absolument nécessaire.
Au cours de l’Histoire, la colonisation est permanente : l’empire romain, l’empire ottoman, l’Irlande, la Corée, le dépeçage permanent de la Pologne… A partir du moment où le peuple d’un territoire arrive à avoir un sentiment de son unité, il va tâcher d’occuper les voisins. La constitution historique des nations est la même chose que la conquête ou domination d’autres nations. Et parfois ça marche. Les nations se sont constituées par intégration des marches (marges si vous préférez). Il y a des colonisations internes qui ne portent pas ce nom, mais enfin, la Corse, la Bretagne, le Pays Basque ont des choses à dire sur leur relative francité. Il en va de même de l’esclavage.
L’esclavage est permanent comme la colonisation : Les peuples de l’Europe centrale sont dits slaves parce qu’ils ont été tout au long de leur histoire razziés par les arabo-musulmans qui en faisaient des esclaves. Cervantès fut esclave. Et Robinson Crusoé, avant la solitude sur une ile déserte que tout le monde connaît, est esclave. Il se peut que l’esclavage soit un crime contre l’humanité, mais alors tout le monde ou presque l’a commis.
Il serait bon de préparer l’avenir et non de prétendre laver le passé. Pour ces deux raisons : que l’avenir d’aujourd’hui sera le présent bientôt ; et que pour laver le passé, il faudrait le considérer dans sa totalité et ne pas faire de choix dans les horreurs que les humains s’infligent les uns aux autres. Les choix qui sont faits ne relèvent pas de l’erreur, il est nécessaire de trafiquer le passé pour prendre l’attitude victimaire : si on ne fait pas une sélection bien organisée, on voit que ce que l’on veut réparer est malheureusement commun et partagé au cours de l’histoire de l’humanité… et qu’il faudrait réparer tout le monde quasiment.
Bref, il nous faudrait non pas des victimes (tournées vers un certain récit de l’histoire) mais des héros, vaillants et actifs (tournés vers la solution des problèmes qui se posent à nous maintenant).
29 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON