En 2013, la révolution se fera encore attendre
La prise de conscience d’une mutation devrait rester durable. Accroissement du doute envers la marche de la société guidée par l’inconscience philosophique, la perte des valeurs et la bataille des intérêts privés qui fracturent les équilibres sociaux autant que les dispositifs républicains. L’étude du genre psychologique humain nous a appris qu’en général, les individus s’accommodent d’une situation pas forcément agréable mais qui présente quelques avantages. Bref, c’est une question de composition avec le réel et de compromis avec les partenaires de l’existence. Ce constat, qu’on devine s’appliquer à une relation de couple ou à un contrat de travail, est bien évidemment pertinent pour décrire l’état d’une société qui, comme la France, compose avec le chômage, la précarité, la médiocrité, avec des compromis largement acceptés. Tant que le système n’est pas intenable, il ne se passera rien. La comédie politicienne sera quotidienne dans les médias, juste entrecoupée par les scènes animées du théâtre électoral dont les dates sont fixées par décret. Point de salut par la politique, c’est ce qu’on peut conclure en examinant les trois décennies passées.
Il se peut bien alors que le salut soit logé au cœur de la philosophie, ou à défaut que la philosophie montre qu’il existe une voie ou mieux encore, révèle que l’homme a pour destination de trouver son chemin. Ah, cette voie, vocable mythique pour intellectuels avertis en période de mutation avec quelques déclinaisons (je crois que je vais remettre à plus tard la suite de ce billet d’observation raisonnée), la plus connue étant celle proposée par Edgar Morin. Pour ma part, je reprendrais volontiers les pistes tracées par Leo Strauss sur la crise de la philosophie politique moderne et notamment ce constat. Pour les modernes, l’Etat et la société sont deux ensembles distincts bien qu’entrelacés. Pour Aristote ou Platon, Etat et société sont consubstantiels. Concrètement, cela se traduit par l’identification entre l’homme qui gouverne et l’homme qui vit comme sujet socialisé. Quant à la modernité, elle s’achève logiquement par la scission entre les élites gouvernantes et la société des gens qui vivent. On entend quelques cris d’orfraies affolés par la coupure entre les élites et le peuple mais le philosophe verra plutôt l’envol de la chouette de Minerve qui eut lieu il y a quarante ans lorsque la coupure fut amorcée comme le résultat logique de cette modernité et notamment d’un processus anthropologique de séparatisme social que les intellectuels n’ont pas voulu voir tant ils crurent aux lubies communistes, socialistes ou démocratiques.
La philosophie politique a sans doute raté une marche, celle de l’ontologie naturelle et sociétale. L’homme n’est pas seulement cet animal parlant et rationnel qui sait s’orienter en usant de la raison comme l’exposa Aristote dans ses textes les plus pénétrants. L’homme est aussi la seule espèce qui a pris conscience de la cité et des territoires conçus comme un milieu face auquel l’homme ne s’adapte pas mais qui représente une sorte de matériau façonnables et qui doit s’adapter aux désirs humains ainsi qu’aux volontés partagées et orchestrées autour de valeurs transcendantes comme l’Etat, la Nation et maintenant le Marché. Le monde est devenu un espace à partager et aussi à structurer. L’issue de ce processus de ségrégation sociale a abouti à la formation de zones spécifiques en rupture avec l’idéal de mixité sociale. Des zones souvent liées à des niveaux de revenus. Centres-villes protégés pour riverains exigeants, zones pavillonnaires pour classes moyennes, cités à loyer modéré pour les classes ouvrières et les sans emploi. La France a fini par ressembler aux Etats-Unis, avec par exemple l’implantation de micro-cités pour retraités fortunés, avec services sur place et sécurité drastique. Plus généralement, les sociétés modernes se caractérisent par un ensemble de divisions sociales grandissantes. Dépassées les deux classes marxistes avec les repères économiques. Les divisions sociales se font au sein des communautés, nationales, religieuses, mais surtout au niveau des différentiels dans l’accès aux biens et services du monde, dans l’exposition face au risque, dans la qualité de vie liée au logement et sur d’autres critères faisant que les ensembles sociaux ne se rencontrent que très peu sauf pour des raisons utilitaires alors que dans le champ des relations interpersonnelles, les liens sont renforcés au sein des groupes, ces liens pouvant donner lieu à nombre de comportements solidaires ou collectifs.
La séparation entre Etat et société reste opérationnelle, sauf que la société est maintenant scindée, pour ne pas dire en miettes ou du moins émiettée. Mais c’était peut-être déjà le cas il y a deux siècles ou plus, au temps des corporations et des trois ordres sociaux, ou bien aux débuts de la révolution industrielle après 1840. Ce qui suggère une hypothèse assez surprenante. La cité conçue par Aristote était réalisable mais la société moderne et égalitaire adossée à l’Etat est une illusion. A moins que la modernité ne se soit constituée en passant par-dessus bord quelques fondamentaux comme la vertu ou la morale. On peut faire confiance à Leo Strauss qui vit dans la modernité un renversement axiologique, la passion devenant un atout et une vertu alors que les anciennes vertus basées sur la tempérance furent considérées peu à peu comme un handicap. Les passions françaises de l’Ancien Régime se sont métamorphosées dans une figure grotesque, celle de la droite décomplexée.
Maintenant, il faut expliciter une situation nouvelle de la société qui a mon avis, a échappé à Leo Strauss et du reste à la plupart des penseurs politiques notoires du 20ème siècle, excepté quelques philosophes comme Ellul et Habermas. Cette situation, c’est la Technique. Si bien que l’on assiste à la mise en place d’un triplet Etat société et « dispositif incluant le Technique », lequel est démultiplié à travers diverses pratiques, la production industrielle, l’usage personnalisé des technologies, l’usage étatique de ces mêmes technologies et pour être complet, la recherche scientifique. On a tendance à l’occulter mais la Technique s’avère constituer un pole structurant pour la société. Il n’est pas exagéré de penser que l’homme s’organise autour de la Technique, comme il s’ordonna autour du Religieux il y a des siècles. Seule différence et de taille, c’est l’esprit qui gravite autour du religieux alors que c’est le désir « physique et charnel » qui tourne autour de la Technique. Et cette technique représente un Janus car elle peut devenir l’instrument d’une aliénation en rétrécissant le champ de conscience et l’horizon de la pensée. Le nez sur le guidon. Cela dit, le religieux recèle lui aussi son cortège d’aliénations diverses.
Les régimes politiques vénèrent pratiquement tous la Technique, qui fait aussi l’objet d’une adhésion généralisée mais pas totale auprès des populations. Les sociétés sont devenues technicisées. Les individus aussi. Le milieu technocosmique façonne les individus comme en d’autres temps Nature et Cosmos furent un levier pour faire de l’homme un être conscient d’être en relation avec l’univers et l’altérité. La technique modifie la relation de l’homme avec cet univers fait d’altérité et de transcendance. La technique modifie l’homme.
Au final, point de salut sans compréhension de la nature humaine telle qu’elle se présente comme résultat d’une histoire mais aussi se conçoit comme possibilité de transformation. Ces interrogations ont nourri les analyses de Strauss sur l’influence des régimes politiques sur la nature des hommes socialisés. Un régime communiste repose sur un type humain dont l’essence politique est différente de celle du citoyen dans un régime démocratique. Autre déterminant essentiel, celui de l’adhésion des membres de la société à un ensemble de valeurs, qu’elles soient idéologiques, anthropologiques, religieuses ou même matérialiste. De ces valeurs découlent la formation d’un régime politique dont la nature sera en phase avec les « adhésions fondementales » des individus. Cette proposition est néanmoins une utopie, pour ne pas dire une illusion. La modernité a créé une situation nouvelle qui ne peut plus se résoudre dans un cadre classique vers lequel Strauss s’est réfugié en toute lucidité et légitimité, eu égard aux problèmes politiques de son époque et qui ont perduré depuis. La société est fragmentée, en son propre sein mais aussi au niveau de l’Etat et du régime qui joue le répondant aux attentes sociales, tout en agissant pour son propre compte avec des instances qui orientent le monde et des médias qui façonnent les esprits en troublant la représentation.
Une révolution de la représentation ne peut se faire qu’avec une représentation de la révolution. Ce n’est pas demain que cela va arriver. Le technocosme amène l’individualisme en séparant les gens. Les hommes sont égarés. Quand ils retrouveront la voie, la révolution sera en chemin. Pour l’instant, du pain, des jeux, de la famille du travail et de la sécurité. Les citoyens ont l’Etat qui permet d’assurer à la majorité leurs aspirations.
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