Entre deux tours – Crépuscule du gaullisme
La recomposition qui s’annonce à droite n’est pas un simple épisode parmi d’autres de la vie politique. Elle amorce la clôture du cycle gaulliste de l’histoire de la droite française, ce qui aura des conséquences profondes et durables pour le pays.
Indéniablement, quelque chose est en train de se passer à droite. Les presque 18% des suffrages exprimés recueillis par Marine Le Pen au premier tour de l’élection présidentielle ont déclenché ce qui pourrait s’avérer être une recomposition majeure de la droite française, et même du paysage politique dans son ensemble.
Dans l’immédiat, le président sortant est parti à la chasse aux voix Front National. Sachant que les électeurs de Marine Le Pen sont son ultime chance de pouvoir envisager une réélection, il a mis le cap à droite toute. Et ses interventions depuis le premier tour montrent qu’il est prêt à aller très loin dans cette direction… En déclarant Marine Le Pen « compatible avec la République », il ramène le FN dans la grande famille de la droite et légitime sa chasse aux voix frontistes… Ce faisant, il rompt avec la pratique passée de la droite française et lève un tabou qui tenait depuis presque trente ans. Ce n’est pas un hasard si un sondage publié le 24 avril indique que 64% des électeurs de Nicolas Sarkozy souhaitent un accord avec le FN avant les élections législatives de juin : les digues qui ont tenu tant bien que mal depuis trente ans sont en train de céder…
Il apparaît peu probable que ce racolage électoral sur voie publique permette au candidat UMP d’attirer un nombre suffisant d’électeurs frontistes pour pouvoir espérer l’emporter au second tour. D’une part parce qu’un certain nombre de ces électeurs nourrissent un ressentiment profond à son égard, ayant le sentiment qu’il les a trompés en 2007. D’autre part parce que l’UMP se trompe en partie sur les ressorts du vote Le Pen. Depuis dimanche soir on entend les responsables de la majorité insister sur le fait qu’il s’agit d’un « vote de crise », sous-entendant que ce sont les victimes de la crise économique qui, désespérés, se sont tournés vers la candidate FN et ont ainsi exprimés un vote protestataire, presque un appel à l’aide… En réponse à cet appel, le président sortant – installé à l’Elysée depuis cinq ans et chef du parti au pouvoir depuis dix ans – prétend désormais se faire le porte-voix de ceux que l’on n’entend pas, de ceux qui se sentent ignorés ou oubliés par le pouvoir… Pas sur que cela lui apporte beaucoup de voix frontistes pour le second tour, non seulement parce qu’il a un déficit de crédibilité évident dans ce rôle, mais aussi et surtout parce que ce n’est pas forcément ainsi que la plupart des électeurs de Marine Le Pen se perçoivent…
Le vote FN se nourrit bien sur de la crise économique, mais il n’est pas pour autant réductible à un « vote de crise », à un cri de désespoir poussé par les oubliés et les laissés pour compte de la mondialisation… Le vote FN était déjà élevé avant la crise de ces dernières années, et même s’il prospère sur les difficultés économiques et sociales des classes populaires il est aussi, dans une large mesure, un vote d’adhésion. Oui, les électeurs FN veulent effectivement que la France sorte de l’euro et rétablisse les contrôles aux frontières. Oui, ils veulent effectivement instaurer la préférence nationale et inverser les flux migratoires. Oui, ils rejettent la « diversité » de la France contemporaine et veulent supprimer le droit su sol, car ils pensent « qu’on n’est plus chez soi en France ». Ils ne se perçoivent pas forcément ou pas uniquement comme des victimes et n’apprécient pas nécessairement qu’on les traite comme tels. Le vote FN n’est pas ou plus seulement un vote de protestation ou de sanction, il est de plus un plus un vote d’adhésion fondé sur la combinaison de la question sociale et de la question identitaire. D’après un sondage cité par Le Monde du 24 avril, 64% de ceux qui ont voté pour Marine Le Pen l’ont fait par soutien à leur candidate plutôt que par opposition à un autre candidat (36%), et les thèmes qui motivent ce soutien sont l’immigration (62%) et l’insécurité (44%) davantage que le pouvoir d’achat ou l’emploi.
Il est donc probable que, malgré son virage à droite toute d’ici au second tour, Nicolas Sarkozy ne parviendra pas à convaincre suffisamment de ces électeurs lepénistes pour pouvoir l’emporter le 6 mai. Une fois battu, il devrait alors, s’il tient parole – ce dont il est vrai il n’est pas particulièrement coutumier – se retirer de la vie politique. En cas de défaite, « vous n’entendrez plus parler de moi » avait-il imprudemment lancé il y a quelques mois…
Il laissera alors à droite un champ de ruines, un parti sans chef et sans repères, profondément divisé entre différents courants et prétendants à la succession, et promis à une défaite cuisante aux élections législatives… C’est en tout cas ce qu’espère Marine Le Pen, qui compte alors dynamiter l’UMP et passer des alliances avec la frange la plus droitière du parti avant même les législatives de juin… Si elle réussit son pari, elle pourra alors espérer faire entrer de députés FN à l’Assemblée nationale pour la première fois depuis 1988, puis passer à l’étape suivante de sa conquête, à savoir récupérer des pans entiers de feu l’UMP et s’installer en chef de l’opposition au pouvoir hollandiste. Condition sine qua non de la réussite de cette stratégie : la défaite de Nicolas Sarkozy le 6 mai… Paradoxalement, le président sortant aura alors ouvert la voie à un rapprochement entre la droite républicaine et le Front National, qui se fera en fait sous la houlette et aux conditions de ce dernier…
La réussite de cette stratégie frontiste n’est pas certaine, bien sur, tant le succès renouvelé du FN semble lié à la nature de l’élection présidentielle et à la personnalité de Marine Le Pen. On peut ainsi légitimement penser que le parti ne serait probablement pas parvenu à s’ouvrir de telles perspectives si son candidat avait été Bruno Gollnisch… Et pour peu que l’UMP tienne bon jusqu’aux législatives et n’ouvre pas la porte de l’Assemblée aux députés frontistes malgré les risques électoraux que cela représente, le plan de Mme Le Pen pourrait être mise en échec… Mais ce ne serait probablement que partie remise, tant il est clair que la stratégie de « dédiabolisation » du FN porte ses fruits…
La jonction des droites n’étant plus taboue, elle n’est probablement plus qu’une question de temps. Il ne s’agira pas seulement d’une recomposition politique majeure mais également, et c’est beaucoup plus significatif, de la fin de la parenthèse gaulliste de l’histoire de la droite française.
Certes, il y a déjà longtemps que le gaullisme est davantage une incantation qu’une véritable doctrine politique. Il ne l’a d’ailleurs jamais véritablement été, personne n’ayant vraiment réussi à le définir précisément au delà de la fameuse référence à « une certaine idée de la France »… Depuis la mort du Général, le gaullisme a continué à être invoqué comme source d’inspiration et comme guide d’action par le parti dominant à droite, mais il n’a en fait constitué que le cache-misère intellectuel de la droite française, privée depuis longtemps de véritable fondation doctrinale cohérente et consistante. Le gaullisme a ainsi été revendiqué avec force pendant trente ans par un homme, Jacques Chirac, qui a pu successivement torpiller l’unité de son parti en 1974, se présenter en partisan du « travaillisme à la française » à la même époque, se faire le héraut de la résistance à l’intégration européenne à la fin des années 70, contribuer à l’élection de l’ancien opposant socialiste du Général à l’Elysée en 1981, se poser en champion du libéralisme économique entre 1986 et 1988, promettre de s‘attaquer à la « fracture sociale » en 1995 avant de finir en père tranquille à tendance radical-socialiste dépassé par les événements lors de son second mandat présidentiel. Son successeur à la tête du mouvement d’inspiration gaulliste s’est montré tout aussi versatile, posant au gré des vents électoraux comme libéral ou protectionniste, communautariste ou assimilationniste, amis des puissants et des « people » puis « candidat du peuple », anti puis pro taxe sur les transactions financières, etc. L’histoire de la droite française montre bien que le gaullisme, au delà d’une pratique de légitimation de l’action politique par une filiation revendiquée avec le Grand Homme, n’a plus aucune réelle substance politique depuis longtemps. L’actuel parti majoritaire, créé en 2002 pour fédérer les tendances gaullistes, centristes, libérales et conservatrices, a d’ailleurs abandonné toute référence explicitement gaulliste depuis lors.
Le gaullisme institutionnel n’est pas beaucoup plus vivace, le régime légué par le Général à la France ayant depuis longtemps été dénaturé par ses successeurs. Frappé d’obsolescence, ce régime réduit le pouvoir politique à l’impuissance et empêche aujourd’hui le pays de prendre en main son destin de manière à la fois efficace et juste.
Il est toutefois un aspect fondamental de la vie politique française que le gaullisme a, jusqu’à présent, continué à fortement structurer : la division stricte, étanche et irréconciliable entre la droite « bonapartiste » et la droite « contre-révolutionnaire », pour reprendre les catégories établies par René Rémond dans son ouvrage « Les Droites en France », ou plus simplement entre les héritiers du Général et ceux du Maréchal, entre les partisans de de Gaulle et ceux de l’OAS qui tentèrent de l’assassiner… Héritée de la seconde guerre mondiale puis de la guerre d’Algérie, cette étanchéité a perduré jusqu’à aujourd’hui. Ainsi, le refus de pactiser avec le Front National a été l’un des rares choix politiques sur lesquels Jacques Chirac n’a jamais transigé au cours de sa longue carrière. L’opinion selon laquelle il valait mieux « perdre les élections que perdre son âme », comme l’avait formulé Michel Noir en 1987, a longtemps été largement partagée à droite, les ententes avec le FN restant limitées à quelques cas locaux isolés.
C’est ce verrou là que Nicolas Sarkozy, dans sa quête désespérée de réélection, est aujourd’hui en train de faire sauter. Ce faisant, il prépare le terrain pour une future jonction au moins partielle de la droite républicaine et de l'extrême droite, qui refermera définitivement la parenthèse gaulliste. S’achèvera alors un cycle de plus de 70 ans de l’histoire de la droite française, et s’ouvrira un nouveau cycle dont la genèse sera un des éléments structurants de la vie politique du pays dans les prochaines années.
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