Fractures parlementaires (II) : intérêts particuliers contre intérêt général
La première partie de ce billet s’appuyait sur un tableau qui comparaît l’origine socioprofessionnelle des députés avec les données de l’Insee sur la répartition des actifs selon leur CSP. Nous avons constaté une crise de la représentativité. Dans ce second volet, nous verrons en quoi les intérêts particuliers ont triomphé de l’intérêt général.
- Conséquences de la sur-représentation des catégories socioprofessionnelles
Très clairement, le déséquilibre introduit par la sur-représentation de certaines catégories socioprofessionnelles conduit les formations politiques à défendre le clientélisme et le corporatisme au détriment de l’intérêt général. Lorsque la gauche est au pouvoir, elle mène une action en faveur des fonctionnaires, en multipliant leur nombre afin d’accroître le potentiel d’électeurs et de représentants, sans se soucier des équilibres économiques. Lorsque la droite est au pouvoir, elle favorise les professions libérales et les entrepreneurs pour les mêmes raisons. Par exemple, si l’on nous vend le droit opposable comme une mesure progressiste, on oublie de signaler qu’elle multipliera le recours à la justice, donc augmentera les revenus des avocats. Ceux-ci ont déjà progressé de 16,7 % en euros constants sur la période 1995-2005, alors que leur nombre a cru de 33,4 % entre 1997 et 2005 (source : ministère de la Justice). Dans le même ordre d’idée, la ministre Rachida Dati a promis aux avoués un régime spécial de retraite en échange de la suppression de quelques tribunaux d’instance, à l’heure où l’on abolit d’autres régimes spéciaux ! Le ministère de la Santé, quant à lui, a reculé sur l’obligation faite aux médecins de s’installer dans des zones sous-médicalisées. Il a proposé des primes à l’installation et autres avantages. Pourquoi ne pas jouer sur le numerus clausus et augmenter ainsi considérablement le nombre de médecins pour faire jouer la concurrence ? Ces exemples, comme ceux que pourraient apporter les lecteurs, prouvent qu’il y a un lien direct entre la représentation des couches sociales - et certaines sont invariablement oubliées - à l’Assemblée nationale et la politique de la nation ; que cette dernière ne se réclame pas de l’intérêt général, mais des petits cadeaux entre amis.
L’idée d’améliorer la représentation des Français au-delà de leur couleur politique progresse dans les élections locales, mais selon deux critères : sexuel et ethnique. On promeut en effet les femmes et ce que l’on appelle pudiquement « les candidats de la diversité », le terme de « minorité visible » ayant été abandonné. Or ces critères ne modifieront pas radicalement le débat d’idées et la politique de la nation. On dit les femmes plus douces, pourtant Margaret Thatcher fut surnommée « la Dame de fer ». On soupçonne les Noirs d’Occident attachés à leurs lointaines racines africaines, pourtant Condoleeza Rice agit uniquement pour les intérêts de son pays, pas pour le continent africain. Un ingénieur, qu’il soit homme ou femme, Noir, Blanc ou Arabe, votera avant tout comme un ingénieur, sauf exceptions. Aux parités sexuelles et ethniques - qui sont déjà admises comme facteurs modifiant le jeu des suffrages - il conviendrait d’ajouter la parité sociale, bien plus déterminante.
- Les partis politiques sont-ils légitimes ?
Si en théorie tout citoyen peut, sous certaines conditions, se soumettre au suffrage populaire, en réalité, il faut être investi par un parti politique pour avoir une chance d’être élu. Le parti politique, cela n’est pas nouveau, joue un rôle central dans la vie de la cité. Seulement, est-il légitime ?
Cette question est tout aussi centrale car un élu ne saurait tirer sa légitimité du suffrage populaire que si l’appareil qui l’a investi fonctionne selon des règles démocratiques. Sans cette condition, on ne saurait parler de démocratie, même représentative.
Or, qu’observons-nous ? Aucun parti n’investit ses candidats selon des règles démocratiques, et le récent MoDem a été aussi pris en défaut. Tout est affaire de copinage, cooptation, népotisme et autres obscures tractations. Il y a des places réservées, des noyautages, au détriment de la volonté des militants. Les commissions de réflexion ne sont que des paravents inutiles qui laissent croire au débat démocratique, quand tout est déjà décidé par les dirigeants. C’est ce que nous avons pu personnellement constater il y a plus de quinze ans, lorsque nous avions été introduits par un ami influent dans les cercles du RPR, de Madelin et de Villiers. Mais la situation est la même dans les partis de gauche. Il semble donc que les militants comme les électeurs ne soient que des Tartuffes. Le lecteur-militant est cependant en droit d’attendre plus qu’un témoignage ; des faits qui prouvent que le débat démocratique au sein des partis n’est pas respecté. Si nous ne produirons aucun document sensationnel - il n’est pas dans notre nature de trahir la confiance de nos relations -, nous laissons chacun considérer l’origine professionnelle des députés dans les départements suivants (parmi des dizaines d’autres), et en tirer les conclusions qui s’imposent.
Finistère : 2 députés socialistes commerçants, sur 2 à l’échelle nationale.
Meurthe-et-Moselle : 2 juristes d’entreprises UMP, sur trois.
Somme : 2 consultants (UMP et Nouveau Centre) sur moins d’une dizaine.
Vosges : 2 pharmaciens UMP (sur 5 à droite et 1 à gauche), 1 opticien UMP, 1 médecin UMP, soit uniquement des professions de santé !
Comment ne pas déduire de ces exemples que lesdits députés ont fait jouer les liens de solidarité (cooptation) avant de se soumettre au débat démocratique ? Une argumentation plus ou moins habile suffit à valider ces pratiques par quelques militants.
Le fonctionnement des partis politiques ne saurait donc représenter un gage suffisant pour la démocratie, et la République serait alors une affaire privée dont est privée la majorité des citoyens. Cela est d’autant plus vrai que des députés qui s’opposent dans deux camps (gauche et droite) militent dans les mêmes associations (Franc-Maçonnerie, Trilatérale...) et poursuivent donc des objectifs communs. Leur fidélité va-t-elle en priorité à leurs appartenances ou à la République ? Le clivage gauche-droite ne serait alors, comme l’alternance et l’opposition, qu’une illusion à laquelle a mis fin notre actuel président en ouvrant largement les portes de ses ministères aux membres d’autres camps. Des masques tombent et là où certains croiraient à une modernisation de la vie publique, les plus avertis verraient l’officialisation du cynisme. Il suffirait pour cela, de s’attacher aux appartenances de chacun.
Rappelons enfin que les partis politiques sont financés par des fonds publics, à l’instar de certaines associations. Or, on exige de ces dernières un fonctionnement démocratique et transparent - des représentants de l’Etat et des collectivités locales y siègent de droit - quand les partis peuvent, comme les syndicats, fonctionner dans une relative opacité.
3. Expertises et communication
Mettre en évidence le clientélisme et le corporatisme ne suffit pas à éveiller l’attention des électeurs car ceux-ci sont endormis par deux armes de destruction massive : l’expertise et la communication.
Sur les sujets déterminants, les expertises qui parviennent à l’attention des parlementaires et citoyens auraient pour fonction principale de susciter une majorité prête à accepter certaines orientations politiques quand des expertises contradictoires et aussi rigoureuses ne connaissent pas de succès public. On ne peut ainsi déterminer de façon certaine si la part de l’activité humaine est prépondérante dans le réchauffement climatique ni, si cela était avéré, hiérarchiser les types (transport, production animale...). Outre la pertinence des expertises se pose le problème de leur sincérité. Les experts sont également prisonniers d’appartenances et peuvent être tentés de diffuser un message idéologique et partial sous couvert d’autorité scientifique. Il en va ainsi des pro ou anti OGM, des pro ou anti DADVSI, sans que ces exemples soient limitatifs. Les expertises, dont nous avons souligné la faiblesse potentielle obtiennent alors un écho fortement lié à la majorité du moment et à leur médiatisation. Elles relaient la pensée pragmatique de certains groupes de pression quand la politique devrait être avant tout l’objet de débats philosophiques.
Cela ne crée cependant pas une condition suffisante pour susciter l’adhésion des citoyens - jusque-là nécessaire en démocratie -, et c’est alors qu’intervient la communication. Celle-ci est une arme redoutable qui nous conditionne au quotidien. Pour nous conduire à accepter des mesures répressives en matière de circulation routière, les « informations » télévisées enchaîneront des reportages sur les accidents et diffuseront des témoignages dont la vocation est d’émouvoir. Ce plan de communication durera quelques semaines et sera complété par des fictions et des débats qui font appel à des intervenants soigneusement sélectionnés par des sociétés spécialisées. La loi répressive adoptée, le téléspectateur n’aura plus droit ni aux reportages, ni aux témoignages émouvants. Pourtant, les accidents interviennent tout au long de l’année et produisent autant d’émoi. C’est ainsi que des événements qui surviennent régulièrement paraissent suivre une loi des séries lorsqu’ils sont sous le projecteur des médias. A ceux qui demeureraient encore sceptiques quant à un possible « plan de communication », nous les invitons à observer les publicités télévisées. D’après l’excellent Communication des entreprises, stratégies et pratiques (édition Armand Colin), « les campagnes télévision demandent de trois à six mois pour leur mise en œuvre ». Or, dans bien des cas, ces publicités épousent parfaitement le message politique avant le délai cité. L’un des effets majeurs de cette collusion entre pouvoir politique, médiatique et les lobbies est de fausser l’économie de marché en avantageant certaines entreprises par rapport à d’autres, notamment parce qu’elles auront eu le temps de se préparer aux réformes.
- Le poids des lobbies
Le rôle du lobbying a été institutionnalisé par une formation dispensée à Paris III, en master « Lobbying et affaires publiques en Europe » ainsi que dans certaines Business Schools. C’est dire l’importance qu’a pris ce mode d’action dans le paysage politique et économique.
Avant de poursuivre la réflexion, dépassionnons le mot « lobby » associé au secret comme au complot. Un lobby est un groupe de pression qui poursuit un objectif qu’il estime honorable. Et la plupart de leurs membres sont honorables et croient en la légitimité de leur mission. Ils pensent faire le Bien. Il existe différents lobbys, et on peut considérer qu’une association de parents d’élèves en est un. Il est ainsi normal que des gens qui partagent une vision de la société - dans ses parties comme dans son tout - souhaitent agir. On est donc très loin du complot et des mythes qui entourent ces organisations non gouvernementales.
Les lobbies les plus puissants sont internationaux : la Franc-Maçonnerie, la Trilatérale, Bielderberg et le CFR. La Franc-Maçonnerie, par exemple, fut à l’origine de nombreuses lois sociales progressistes, et le conseiller du président chargé des relations avec le Parlement était jusque-là invariablement un « frangin », puisque de 20 à 30 % des députés étaient maçons. Cela facilitait donc les relations entre l’exécutif et le législatif. Les trois autres lobbies, inspirés par les Rockefeller, n’ont pas créé la mondialisation - elle a commencé avec la colonisation -, mais ont accéléré son processus. Ils oeuvrent pour établir des autorités supranationales dont les membres sont cooptés.
Si la diversité des objectifs poursuivis par les lobbies - et certains se livrent à une lutte - peut être légitime de leur point de vue et de celui de certains citoyens ; si leur poids dans les lois et les orientations politiques est prouvée, il n’en demeure pas moins que leur existence met en péril les concepts mêmes de démocratie, d’intérêt général et de citoyenneté. On s’acheminerait alors vers une privatisation (au sens d’appropriation) de la vie publique dont l’issue ne serait rien d’autre que la mise en place d’un système totalitaire. Le processus est déjà engagé.
La fracture sociale n’est pas une conséquence de la crise économique dont l’ampleur est bien moindre qu’on le laisserait croire, mais une conséquence d’orientations politiques qui trahissent l’expression d’intérêts particuliers au détriment de l’intérêt général. On crée sciemment des conditions instables pour inciter les citoyens à accepter l’inacceptable et très bientôt il ne sera plus qu’un accessoire ornemental.
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