François Fillon : les journalistes, les juges et la grenouille
La fin d’une histoire et le début d’une autre puisque le livre consacré à cette histoire partira prochainement chez l’éditeur.
Les convictions sont des ennemis de la vérité, plus dangereux que les mensonges. (Friedrich NIETZSCHE)
Je termine ce livre alors que l’épilogue de l’Affaire Fillon vient d’être écrit par les juges. Le 19 avril 2019, deux ans après la mise en examen de François Fillon, les juges suivant la réquisition du Parquet National Financier viennent de renvoyer François Fillon et son épouse devant un tribunal. Une ordonnance de renvoi qui vient à point nommé pour soulager les élections européennes de la pesanteur qui s’abat sur elle cette année plus que de coutume, une ordonnance dont, vraisemblablement, le pouvoir espère que la presse la mettra à son agenda détournant ainsi le regard des citoyens des turpitudes gestionnaires d’un pouvoir qui n’en finit pas de ne pas pouvoir régler une des pires crises sociales qu’a connues la France, en tout cas la plus longue : déjà 5 mois au moment où je rédige ces lignes.
La fin de l’histoire appartient donc aux magistrats qui condamneront ou pas, et en cas de condamnation attendons-nous à la kyrielle habituelle des procédures : appel, renvoi en cassation… Mais, la fin quelle qu’elle soit n’intéresse que François Fillon et son épouse, le citoyen a tranché depuis 2017. François Fillon a subitement été regardé comme étant l’archétype des politiciens, tricheurs, menteurs, abusant de leur pouvoir pour servir leurs intérêts personnels. À travers lui les citoyens allaient régler leurs contentieux avec une classe politique qui se dessine autour de ses privilèges et trop souvent mue par des convictions seulement économiques et nettement antisociales. L’affaire Fillon mettait sur le devant de la scène politique ce que Joan Tronto nomme « l’irresponsabilité des privilégiés ». Voilà que le public posait une question de fond : quelles vulnérabilités comptent, quelles autres sont indifférentes ? Après des décennies d’une République où la cause de l’Humain n’a que rarement occupé le devant de la pensée politique, et au bout de cinq ans d’un mandat dans l’ensemble lamentable où les politiciens se trouvaient unis autour des commémorations et des pleurnicheries de tous genres, après cinq ans où contrairement à ce qui avait été promis aucun membre du gouvernement ne s’est vraiment battus pour défendre ceux qui se trouvent dans une « crise de vulnérabilité », François Fillon a payé comme jadis Louis XVI pour l’ensemble des privilégiés. Quelques semaines après le déclenchement de l’affaire Fillon, François Hollande sacrifia Bruno Le Roux sur l’autel de la morale. Ils ne seront pas les derniers de « l’ancien monde » à devoir rendre compte ; malheureusement après mai 2017 l’actualité montre que « le nouveau monde » n’a pas renoncé aux démons de la caste des privilégiés mais il sait mieux protéger ses affidés, à moins que le public ne se soit pas encore rendu compte de ce qu’ils sont et de ce qu’est ce « nouveau monde ». Peut-on alors penser que le fumier de la République permettrait à la Démocratie de croître ?
Car c’est à cette conclusion que nous sommes invités par le discours a posteriori des journalistes. Sans les médias de telles affaires resteraient cachées et nous prendrions alors le risque de laisser des gens peu honnêtes (financièrement et/ou intellectuellement ?) accéder aux plus hautes fonctions. Depuis que la presse et le journalisme existent des affaires comme celle-ci couvrent les pages des journaux et occupent les écrans, font tomber des politiciens. Certains refont surface, d’autres ‑comme c’est le cas pour F. Fillon‑ abandonnent la politique. La République et la Démocratie s'améliorent-elles pour autant ? Dans cette affaire ce n’est pas tant la dénonciation de ce qu’a fait F. Fillon qui importe, c’est le moment où les journaux ont œuvré et la façon dont ils l’ont fait, et les conséquences pour la Démocratie.
Patrice Drouelle rappelle dans l’émission de France Inter le 18 juillet 2018 « La Veste », que dès le lendemain de la primaire à droite les sondages étaient de moins en moins favorables à F. Fillon, qu’un sondage IPSOS de décembre 2016 montrait que 61% des Français ne souhaitaient pas qu’il soit président de la République. Il serait donc faux d’affirmer que le traitement médiatique de l’affaire Fillon a écarté le candidat Fillon, par contre il a mis fin à sa carrière politique. Mais ce n’est que l’histoire d’un homme ; une histoire dont l’Histoire est pleine et qui se renouvelle sans cesse comme si rien ne pouvait arrêter ce processus. Le nouveau monde contribue largement à entretenir le foyer du « privilège » avec, entre autres, l’affaire Ferrand, l’affaire Kohler, l’affaire Benalla et d’autres. Justement à propos de l’affaire Benalla pour laquelle l’attitude de la presse a été similaire à celle durant l’affaire Fillon en mettant en place ce que certains ont appelé un feuilletonnage, il convient de s’interroger sur le poids et l'usage de la médiatisation. Est-ce que la médiatisation est utile à la vie démocratique ?
Dans le cas de ces deux affaires la médiatisation n’a rien apporté au-delà d’avoir noyé le public sous des informations rarement reliées entre elles et surtout sans apporter d’analyse exhaustive ni de comparaison. Alors, le public haletant dans l’attente de l’épisode suivant est resté sans réaction particulière : Fillon a obtenu 20% des suffrages au premier tour de l’élection présidentielle, personne n’a exigé que le président Macron rende des comptes à propos de la façon dont il a protégé Alexandre Benalla. On peut alors se demander si un excès de médiatisation ne serait pas néfaste à la démocratie ? Quand les institutions judiciaires emboîtent le pas des journalistes la démocratie se fige dans un bain où la malveillance et la propagande l’emportent sur la concorde ; il ne s’agit plus de rassembler, il faut diviser voire détruire. Là, demandons-nous à qui profite le crime ?
Dans l’affaire Fillon qui pouvait tirer avantage à ce que le public, telle la grenouille, soit baigné dans une eau dont la température augmentant petit à petit allait l’hypnotiser et lui enlever tout libre arbitre. Il est manifeste qu’ils sont nombreux à pouvoir être incriminés comme étant susceptibles de tirer avantage de la chute de F. Fillon, comme par exemples ceux, membres du parti Les Républicains, qui ont quitté le navire et sont devenus ministres du vainqueur et qui étaient en capacité de fournir ou de faires fournir des informations à la presse. La liste pourrait s’allonger jusqu’à un infini que seules bornent les jalousies, les rancœurs, l’amertume des échecs, l'orgueil et l’égocentrisme notamment parmi le part auquel appartenait F. Fillon mais aussi dans d’autres partis. Peut-être que le vainqueur de l'élection, lui-même, a pu jouer un rôle auprès de la presse. Cet inconnu en politique, sorti du chapeau du monde de la finance, qui renie ceux qui lui ont ouvert les portes de l’Olympe, savait que la France ne voterait pas pour Marine Le Pen et donc n’avait plus qu’un adversaire solide en janvier 2017 : François Fillon. Emmanuel Maron et ses sbires venus du monde de la communication étaient capables de mettre en place une campagne marketing comme ils l’avaient apprise dans les écrits d’Edward Bernays l’inventeur du marketing mais aussi de la propagande. En outre Bernays sévissait dans les années 1930, une période à laquelle E. Macron a souvent fait référence pour évoquer les faiblesses et l’état de la France. Pour autant, être capable de faire quelque chose ne veut pas dire qu’on le fait.
La médiatisation peut avoir un effet malveillant, délétère, surtout dans un pays comme le nôtre où il n’y a plus (ou presque) de presse militante et engagée, où les journalistes sont dans le consensus (ce qui n’est pas la soumission, pas encore) ou la théâtralisation des faits. Ici, aujourd’hui, on privilégie le sensationnel au détriment de l’analyse, on cherche avant tout à conquérir l’audimat. Alors la collusion d’opportunité de la presse et de la justice donne à la médiatisation le rôle de l’eau qui chauffe et cuit lentement la grenouille, il s’agit de préparer les cerveaux pour recevoir … qui ? C’est peut-être par‑là désormais que passe la victoire en politique : le débordement d’images qui enferment, qui hypnotisent, car comme l’ont montré les travaux de sociologie de la réception les publics, même les moins diplômés, ne sont jamais des récepteurs passifs ; comme je l’ai écrit plus haut, citant Pierre Bourdieu, ils savent aussi filtrer et récuser des programmes et, surtout, chacun peut pour un même reportage comme pour un programme électoral y voir des choses différentes (d’ailleurs c’est peut‑être ça le « en même temps »). Alors, il faut créer une image ou une vedette qui fait figure de modèle, de phare, d’aimant qui attire vers et détourne du reste comme, par analogie, avec ce qu’écrivait Guy Debord[1] : « En concentrant en elle l’image d’un rôle possible, la vedette, la représentation spectaculaire de l’homme vivant, concentre donc cette banalité. La condition de vedette et la spécialisation du vécu apparent, l’objet de l’identification à la vie apparente sans profondeur, qui doit compenser l’émiettement des spécialisations productives effectivement vécues. Les vedettes existent pour figurer des types variés de style de vie et de style de compréhension de la société, libre de s’exercer globalement. Elles incarnent le résultat inaccessible du travail social, en mimant des sous-produits de ce travail qui sont magiquement transférés au-dessus de lui comme son but : le pouvoir et les vacances, la décision et de consommations qui sont au commencement et à la fin d’un processus indiscuté. Là, c’est le pouvoir gouvernemental qui se personnalise en pseudo vedette ; ici c’est la vedette de la consommation qui se fait plébisciter en tant que pseudo pouvoir sur le vécu. » De cela, indéniablement, les politiciens en jouent voire en surjouent notamment dans ce nouveau cadre de la vie politique où ont émergés « La France Insoumise » et « En Marche », le mouvement des Gilets Jaunes n’a pas su en jouer ou il en en a été empêché. Toutefois cette pratique politique, donc aussi sociale, n’est pas propice à rassembler comme le montre l’analyse de Charles Hadji[2] dont l’article évoque en les comparant deux hypothèses pour la médiatisation : une médiatisation bienvenue, à l’origine d’une onde de choc salutaire versus une médiatisation malsaine, à l’origine d’un moment sombre pour la démocratie parlementaire.
Manifestement la surmédiatisation de l’affaire Fillon n’a provoqué aucun choc salutaire ni pour la République ni pour la Démocratie, à peine pour la vie « politicienne » du pays. Nous pourrions parler de véritable choc si F. Fillon avait été battu à plates coutures avec un score ne dépassant pas 10%, et si la vie politique se présentait aujourd’hui apurée de tous les privilèges et les scandales qui l’accompagnent, ce qui n’est pas le cas. Par contre cette surmédiatisation peut avoir entraîné la survenue d’un moment sombre pour la démocratie dans la mesure où elle a conduit à une nouvelle bipolarisation de la vie politique. En même temps qu’E. Macron se faisait élire pour balayer d’un revers de principe le clivage traditionnel droite‑gauche, il installait, par stratégie électoraliste, un nouveau clivage, sans doute porteur à long terme, de plus de danger : le duel Macron-Marine Le Pen. D’un clivage idéologique nous sommes passés à un duel de personnages. La presse, les médias, les journalistes ont largement contribué à l’émergence de cette situation par leurs pratiques. Cela amenait, à propos de l'affaire Benalla, Charles Hadji[3] à s’interroger de la façon suivante sur le rôle de la médiatisation : « Ce qui est en jeu est alors le poids et l’usage de la médiatisation. Dans quelles conditions la médiatisation est-elle utile à la vie démocratique ? La République peut mourir d’une médiatisation incontrôlée et malveillante (voire : contrôlée à des fins malveillantes !). Les médias ne devraient pas avoir le désir d’instruire des procès plutôt que d’informer. Les institutions ne devraient pas permettre qu’une médiatisation orientée et excessive vienne perturber, sinon empêcher, voire pervertir, leur jeu. » Dans le cas de l’affaire Fillon non seulement les institutions ne sont pas intervenues pour rappeler le cadre électoral et les limites du rôle de chacun, mais sans doute ont-elles accompagné et renforcé le processus délétère par leur inaction (pouvait-on attendre une intervention de François Hollande ?) et par la liberté d’action (opportunément bienvenue) de la Justice à travers le Parquet National Financier dont il faut rappeler toute en la soulignant particulièrement la rapidité de sa réaction et de son intervention dans cette affaire. Et, pour certains, membres de « l’institution politicienne », Il fallait montrer que les autres candidats étaient, représentants de l'ancien monde, pourris et ringards, qu'ils portaient en eux les fautes génératrices de la défaillance de la France comme souhaitait l’entendre une partie des électeurs aux yeux desquels il fallait donc éliminer « les anciens » et créer un nouveau monde, pur comme l'Eden où devait siéger un Jupiter[4], jeune, angélique…, ni Vals, ni Hamon n’ont réussi à endosser ce rôle, Macron y est d’autant mieux parvenu que le rôle a bien pu être écrit pour lui.
Au final, dans cette « affaire », mais comme dans tellement d'autres même anodines, les médias se sont comportés comme des enquêteurs de police judiciaires puis de fait en juges. La police n’a plus eu qu’a coudre l’ourlet du « vêtement » (la veste) et la justice à le repasser puis à l’exposer sur un cintre. Ainsi, la Démocratie ne sort pas grandie car la haine s’est montrée vive et tenace, continuant jusqu’à ce jour et sans doute ne disparaissant pas voire même étant entretenu par un duel de personnages. À juste titre Charles Hadji cite Spinoza : « Tout ce qui tend à réunir les hommes en société, en d’autres termes tout ce qui les fait vivre dans la concorde, est utile, et au contraire, tout ce qui introduit la discorde dans la cité est mauvais » (Éthique, IV, proposition 40).
Les citoyens, par manque de vigilance et d’engagement, se sont laissé voler leur vote en sacrifiant leur libre arbitre à l’intérêt médiatico-politicien de la même façon que les grenouilles sacrifient leur vie à l’intérêt de celui qui fait bouillir l’eau du bain, confirmant bien ce qu’écrivait la philosophe Simone Weil : « Le public se défie des journaux, mais sa défiance ne le protège pas ». Pour autant, sans la presse point de démocratie comme l’écrit Guy Bajoit[5] : « La presse écrite a toujours joué un rôle essentiel dans le fonctionnement de la démocratie. Mais aujourd’hui, la télévision vient renforcer prodigieusement ce rôle : comme la langue d’Esope, elle est la meilleure et la pire des choses. D’un côté, elle est le moyen par excellence de l’aliénation et de la séduction culturelle, elle vit des scandales qu’elle dénonce et dégoûte les citoyens de la politique ; de l'autre, elle est le meilleur canal de contrôle dont ils disposent et la plus sûre gardienne de la démocratie. »
Il reste aux citoyens à être autre et autrement que les grenouilles de l’histoire.
[1] Debord G., La société du spectacle, folio, 1967, 1992.
[2] Hadji Ch., Affaire Benalla : pour la démocratie, un été meurtrier, The Conversation, 23 août 2018 ; http://theconversation.com/affaire-benalla-pour-la-democratie-un-ete-meurtrier-101163
[3] Ibidem
[4] Fils de Saturne, Jupiter est le roi des dieux et des hommes et il correspond au Zeus des Grecs dont il a hérité des nombreuses légendes. Il figure dans la triade d'abord honorée sur le Quirinal, puis sur le Capitole, qui comprenait Jupiter, Junon son épouse et Minerve sa fille. https://mythologica.fr/rome/jupiter.htm .
[5] Bajoit G., Le changement social, Armand Colin 2003.
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