Gauche, droite, la longue marche vers le grand marché
Depuis plus de trente ans, dans les pays occidentaux, les résultats électoraux font se succéder alternativement des gouvernements de la droite et de la gauche. Les uns comme les autres sont tout autant libéraux et s'échinent à respecter, avec plus ou moins d'ardeur et de conviction, les injonctions que dictent les grandes institutions internationales pilotées par des experts acquis à l'économie libérale. Seule les distingue une empathie plus ou moins sincère avec les victimes des coupes budgétaires des restructurations et autres délocalisations.
En France, après seize années d'un régime présidentiel, incarné par le Général De Gaulle, la victoire de Valérie Giscard d'Estaing en 1974 marque la fin d'un système politique doté d'un État fort, centralisé, qui pilote la mise en œuvre de la politique industrielle du pays et où la souveraineté nationale n'est pas négociable, le tout, mâtiné d'un capitalisme familial où le patriarcat et la religion font encore autorité.
Avec VGE, la "modernité" entre enfin par la grande porte, entr'ouverte par Pompidou. La "Gauche progressiste" n'a plus alors "le monopole du cœur" et n'est plus la seule à s'inscrire dans le progrès, l'ouverture au monde, la lutte pour l'égalité des droits et l'émancipation individuelle.
CHACUN SON RÔLE
Si le mouvement de Mai 68 marque la fin d'une époque, certains ont interprété un peu vite le formidable mouvement de révolte de Mai 68, essentiellement étudiant, comme une contestation de la société de consommation. Il s’agissait avant tout de faire sauter certains interdits dans une société figée et autoritaire pour libérer des énergies que l'idéologie mercantile s’est très vite chargée de récupérer à son profit, en recyclant les principales revendications estudiantines et leurs désirs les plus enfouis. Ce mouvement, dans sa composante « petite-bourgeoise » luttait plus pour la remise en cause de certains excès d’’un capitalisme vieillissant, national et autoritaire, que contre la domination du marché en soi. On se souvient tous de ce mot d’ordre sur les murs des universités « Il est interdit d’interdire ! », en revanche les médias ont un peu oublié les luttes ouvrières de juin 1968 et les accords de Grenelle.(1)
Depuis Giscard, c'est dans l'alternance que les gouvernements successifs ont "libéré" l'économie de la tutelle de l’État et ont "émancipé" l'individu de toute autorité.
La droite, encore otage d'un électorat fidèle aux valeurs des partis conservateurs, droite patrimoniale et chrétienne, des beaux quartiers et des terroirs, ( qui s'est réveillée encore dernièrement avec la lutte contre le mariage pour tous) sous-traite à la gauche les réformes sociétales.
La gauche, otage de son électorat populaire, est plus discrète sur les réformes économiques que dictent les experts libéraux des organismes supra-nationaux, elle tente de compenser par l'adoption de mesures émancipatrices pour l'individu.
Cahin-caha, un pas du pied droit, un pas du pied gauche, dans un environnement international acquis à la mondialisation des échanges, après la chute du mur de Berlin, les gouvernements successifs détricotent les lois sociales qui tenaient encore en laisse l’hégémonie du capital sur le travail, en faignant d'adoucir ces sacrifices par plus de droits et de libertés donnés à l'individu dans la conduite de sa vie privée.
Le problème est qu'après quarante ans de ce petit jeu, le citoyen ordinaire n'y trouve pas son compte même s'il peut désormais se marier avec qui il veut. Au lieu de temps libéré grâce à l'augmentation de la productivité par le progrès technique, c'est l'allongement des années de travail, le chômage et les emplois précaires. L'ouverture au monde et l'internationalisation des échanges ont eu pour conséquence les délocalisations et le démantèlement des économies locales. L'égalité de tous devant la loi et le respect des libertés individuelles se réduisent trop souvent à l'affirmation des égos et au recours de manière inconsidérée à l'exercice du droit et de la justice pour régler les conflits et ils se heurtent aussi à l' accroissement des inégalités et à la voracité de certains. Les droits nouveaux données aux divers groupes minoritaires ou catégorielles attisent le communautarisme et la guerre de tous contre tous.
Enfin, au lieu d'être libéré, l'individu est asservi dans cette "dictature soft" qu'est la société de consommation avec cette injonction permanente qui lui est faite de gagner le pouvoir d'acheter toujours plus.
Quatre décennies plus tard les valeurs portées historiquement par la gauche ont été dévoyées par l'extension du libéralisme à tous les domaines de la vie humaine. Le paysage se trouble est on ne perçoit plus très bien qui est qui dans ce brouillard idéologique où tous les présidents en costumes noirs et cravate bleue ne se distinguent plus.
DANS CETTE BRUME,Y-A-T-IL UNE DROITISATION DU CITOYEN DE BASE ?
Avec le désarroi causé par ce copinage idéologique, s'ajoute la crise de la représentation démocratique. Les choix exprimés par les électeurs ne sont pas pris en compte ( Le "Non" au référendum sur la constitution Européenne en 2005 n'a en rien modifié le cours des institutions de Bruxelles) . Dans ce domaine les réseaux occultes et les lobbies qui agissent dans l'ombre ont pris le pouvoir sur le peuple ; ce sont les connivences et les copinages entre le monde politique et le monde des affaires. La corruption, l'imposture et les trahisons font la une des journaux et sont le fait des élus de tous bords et le citoyen ordinaire est condamné à être le spectateur d'un scénario qui n'a jamais été le sien.
Les idées sont en panne, les écolos ont cessé de se poser en alternative et ménagent leurs postes ministériels, Mélenchon gueule dans le micro et le PC se tait, l'extrême gauche est inaudible.
Pour couronner le tout, très nombreux sont ceux qui, éloignés dans de lointaines banlieues, ou en "région", comme on dit à la radio, se trouvent hors du champ des projecteurs de l'agitation médiatique et peu à peu sombrent dans l'oubli et la relégation.
Déclassés socialement, oubliés par les élites médiatiques, ces gens-là, comme dirait Jacques Brel, sont les enfants abandonnés des projets politiques institutionnels. Alors certains se replient, recherchent ordre et sécurité et se jettent dans les bras de Marine Le Pen qui consacre toute son énergie à s'adresser sans détours à ce peuple en déshérence, abandonné par la gauche.
S'agit-il d'une droitisation de cette frange de l'électorat prêt à mettre un bulletin FN dans l'urne ? ou plutôt du glissement d'un traditionnel clivage droite-gauche vers un clivage entre partisans du libéralisme intégral et partisans d'un autre modèle encore en gestation ?
Toutes les études le montrent, les valeurs traditionnelles de droite, sur la famille en particulier, ne progressent pas dans l'ensemble de la population, bien au contraire, même si des mouvements bien ancrés mais minoritaires, comme le mouvement contre le mariage pour tous, ont occupé le devant de la scène ces derniers temps. Les thèses racistes sont en retrait même si le contrôle des flux migratoires est souhaité (pour lutter contre le moins-disant social ?), et la majorité refuse l’enfermement religieux, d'où qu'il vienne, et s'accroche aux respect du principe de laïcité dans l'espace publique.(2) Le nouveau discours du Front National a très bien intégré cette évolution ; en mettant en particulier en avant la critique du libéralisme et de la mondialisation comme pourrait le faire tout parti ouvrier et en mettant en sourdine ses propos xénophobes et racistes.
On assisterait plutôt de la part de cette frange de la population oubliée, à un repli sur des activités locales et à la participation à une économie parallèle en opposition au marché mondialisé.
C'est donc bien la responsabilité historique du mouvement socialiste dans son ensemble qui est en cause. Au lieu de se satisfaire d'une stigmatisation de l'électorat de Marine Le Pen, il ferait mieux de s'atteler à l'élaboration d'un projet de société à la fois libre, égalitaire et conviviale ( 3 ) dans un cadre politique doté de rouages démocratiques rénovés et à la souveraineté affirmée, tant au niveau local qu'au niveau de la nation et de l'Europe, afin de donner des raisons d'espérer à tous ceux qui par le passé ont été les forces vives de ce mouvement.
En laissant le citoyen bricoler son avenir avec les pièces usagées que l'histoire abandonne sur le bord du chemin, le mouvement socialiste sera aussi responsable des accidents que ces montages hasardeux ne tarderont pas à faire. ( 4 )
(1) Jean-Pierre Le Goff dans un entretien à RAGEMAG affirme : La « commune étudiante » était loin de rentrer dans ce schéma ( celui des grèves de 1936 ). Cette « sorte de 1789 socio-juvénile » a fait apparaître un nouvel acteur social, la jeunesse, et une culture nouvelle celle du « peuple adolescent ». « Vivre sans temps mort et jouir sans entrave » n’a pas grand chose à voir avec les revendications de salaires. Injonction largement repris par la pensée médiatique du libéralisme total comme pourrait être sa devise : " Il est interdit d'interdire " .
(2) Jérôme Fourquet, de l'IFOP après l’enquête sur "la droitisation des opinions publiques en Europe", souligne, ce 6 juin dans Libération, que « l’hypothèse d’une droitisation des sociétés européennes mérite d’être nuancée ». Même si les opinions publiques souhaitent davantage de sécurité et moins d’immigrés et davantage de liberté pour les entreprises, une large majorité considère également que l’Etat doit corriger et encadrer le marché : 61% en France, 65% en Italie, 64% en Allemagne. Au sujet du mariage et de l’adoption pour les couples homosexuels, les opinions sont largement acquises, notamment en Europe du Nord : 85% aux Pays-Bas, 74% en Allemagne, 71% en Belgique, 52% en France.
(3 ) Ce texte s'inspire de la lecture du dernier livre de Jean-Claude Michéa " Les mystères de la gauche - de l'idéal des lumières au triomphe du capitalisme absolu " Editions Climats-2013
( 4 ) Souvenons-nous de cette affiche , concoctée par Séguéla, lors de la campagne présidentielle de 1981. Tout y est : On pressent déjà que l'on tournera bientôt définitivement le dos à cette " force tranquille" des villages.
Rappelons ce que Pierre Mauroy, ancien premier ministre de la première période de l'Union de la gauche, de 1981 à 1984, période de réformes sociales aujourd'hui remises en cause, décédé ce jour 7 juin, dira 21 ans plus tard en critique du programme de Lionel Jospin à l'élection présidentielle de 2002 : " Notre programme est bien trop médiatique, je cherche l'ouvrier dans ce programme"
Article publié sur le blog " LA SCIENCE DU PARTAGE"
52 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON