Gauche/droite : la perversité du codage binaire
Nos sociétés modernes présentent une caractéristique singulièrement perverse : celle d’appliquer un code strictement binaire aux modalités d’expression du système politique.
La démocratie pourrait se définir par « la scission du sommet » du système politique, c’est-à-dire par un codage du système qui l’oriente sur une différence entre une valeur positive et une valeur négative* . Ce type de codage binaire se retrouve dans de nombreux systèmes fonctionnels : dans le domaine de la science avec la différence entre le vrai et le faux, dans le domaine juridique entre le droit et le non-droit, dans le système religieux entre l’immanence et la transcendance. Dans le système politique, ce codage binaire s’exprime, selon les époques et les régimes, dans la différence entre les dominés et les dominants, entre l’opposition et le gouvernement, entre les conservateurs et les démocrates, entre la gauche et la droite. Quel est l’intérêt de cette clé binaire de codage ou, pour employer un langage moins systémique et plus français, de cette bipolarisation du politique qui fait, en cette période préélectorale, la une éclatante de nos médias et provoque le courroux de certains candidats relégués, au mieux, en troisième position ?
Dans les sociétés complexes qui sont les nôtres, la politique a du mal à prétendre être la totalité de la société ou tout au moins à la représenter. Elle est concurrencée sur de nombreux terrains par la sphère économique ou par les groupes de pression issus de la société dite civile, et se retrouve dans une compétition qui peut, à terme, compromettre son existence même. Le codage binaire est un moyen qui, malgré un environnement complexe, permet au système politique de perdurer dans le temps et de justifier son existence au sein de la société.
Ce codage représente un intérêt très pragmatique, mais à courte vue. Il résout un paradoxe fondamental de la politique en général et de la démocratie en particulier, à savoir la coexistence de deux groupes nécessairement discriminants et souvent antagonistes : les dominés et les dominants. La distinction entre gouvernement et opposition résout effectivement ce paradoxe en permettant d’une part, que l’opposition soit toujours co-présente dans les actions du gouvernement et d’autre part, que l’opposition s’oriente toujours en fonction de ce qu’entreprend le gouvernement. Les deux positions du code binaire sont ainsi simultanées tout en étant dissociées puisque les deux ne gouvernent pas en même temps mais avec un décalage temporel. Les partis gouvernants et les partis opposants ont chacun la possibilité de changer de place dans le système en fonction des élections. Cette situation que le langage commun appelle « alternance démocratique » est le résultat d’une évolution du système politique qui opère comme un système fermé qui se code et se programme lui-même en fonction des circonstances. C’est ainsi que le code qui prévoit que toute situation politique serve tantôt au gouvernement, tantôt à l’opposition, tantôt à « la droite » et tantôt à « la gauche », ce code garantit une relative stabilité du système en lui permettant d’être ouvert aux informations et aux événements.
L’intérêt de ce codage binaire réside en effet dans sa capacité à être sensible en permanence aux innovations et à la recherche de thèmes nouveaux, offrant de nouvelles possibilités d’adaptation du système. Mais en contrepartie, les habitudes et les attentes ont tendance à s’établir et à se rigidifier. Tout événement ou besoin nouveau qui émerge (que ce soit la crise du climat ou celle du logement, par exemple) est alors envisagé selon la façon dont les structures du système binaire sont organisées pour l’assimiler et y répondre. Niklas Luhmann parle alors d’une « déspontanéification » du système politique qui se ferme sur ses habitudes et ses protocoles établis. En réponse à cette calcification des structures politiques, des tentatives de « rechaotisation » du système peuvent se produire, mais leur choc est la plupart du temps absorbé par l’inertie que représente le code binaire du système politique. En outre, ce code binaire semble être un présupposé de la démocratie moderne. Il se traduit, au moment des élections par la présentation de programmes discriminés sur lesquels les électeurs se prononcent et forgent une décision délibérée. Mais dans la pratique, la programmation partisane et polarisée a tendance à estomper les différences, les programmes politiques cherchant à capter l’électorat de l’autre en dédifférenciant leur offre. La distinction s’opère alors sur d’autres critères : personnels, moraux ou médiatiques.
Le code binaire dans son évolution pratique contribue ainsi non seulement à « étroitiser » et banaliser l’offre politique mais aussi à écarter des possibilités de choix offertes aux citoyens les thèmes trop controversés ne faisant pas partie de l’espace programmatique régulé par la binarité.
Ces observations contribuent à battre en brèche les modalités de la représentation politique telle qu’elle est aujourd’hui pratiquée. En effet, dans une société moins complexe que la nôtre, les grandes idéologies et les grands modèles socio-économiques sont relativement clairs. On peut alors envisager un mode de représentation qui délègue le pouvoir des citoyens à des mandataires élus, temporellement alternés selon une logique binaire. En revanche, quand la société se complexifie davantage, les modèles économiques, sociaux et politiques suivent la même tendance vers la complexité. Corrélativement, le tissu social s’enrichit de multiples sensibilités et se fragmente en autant d’identités et d’intérêts parfois contradictoires. Dans ce type de société (qui est le nôtre aujourd’hui), le modèle classique de la délégation des pouvoirs s’enraye et le code binaire du système politique, cassant par trop de rigidité, se fragilise dangereusement. Par surcroît, de nouvelles couches d’intermédiation qui ne trouvent pas de représentation explicite dans la sphère politique apparaissent (cf. Nicolas Hulot et son Pacte, les Enfants de Don Quichotte et leur droit au logement, etc.), créant des exigences et des frustrations de moins en moins assimilables par le système politique binaire.
Le modèle représentationnel de la république classique est ainsi amené à devoir s’enrichir de nouveaux échelons intermédiaires de démocratie, situés temporellement et institutionnellement. Une démocratie moins obnubilée, dans ses procédures de représentation, sur l’élu politique, dépositaire - devenu non exclusif - de la souveraineté populaire. Cette démocratie, « collaborative », située à plusieurs échelons de la société et à plusieurs moments du processus délibératif, exige de nouvelles formes d’organisation. Dans toutes les hypothèses, si l’on admet que le social est indissociablement lié à la citoyenneté, c’est-à-dire à l’exercice du pouvoir politique, de nouvelles formes plus adaptées d’expression et de collaboration à la vie publique doivent être trouvées.
* cf. Niklas Luhmann, Politique et complexité, Cerf, 1999
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