Jacques Julliard va-t-il réveiller la gauche ?
Jacques Julliard, un des bobos de la deuxième gauche, vient d’opérer un surprenant réveil. Dans un article de Libération du 18 Janvier, il fait une analyse étonnamment lucide de la situation politique et économique. La langue de bois social-démocrate vole en éclat. Les bobos du PS consentiront-ils à ouvrir les yeux sur leur œuvre ? Explication de texte.
L’emprise de la Finance :
" Les détenteurs du capital, longtemps silencieux, ont mis au pas les gestionnaires, qui s’appuyaient sur leur expertise technique"
"Sans égard pour les situations sociales souvent dramatiques qu’il suscitait, il (le nouveau capitalisme) a fait sauter le vernis de civilisation qui, depuis la Seconde Guerre mondiale, recouvrait le capitalisme évolué."
"Jamais la domination du secteur financier sur le secteur industriel, et du secteur économique sur le secteur politique et diplomatique, ne s’était affirmée avec une telle arrogance, malgré le discrédit des acteurs."
Les causes de la catastrophe :
"C’est à la faveur de la mondialisation de l’économie qu’un grand coup de force intellectuel et social a pu être exécuté sans coup férir. Le capitalisme financier a su tirer parti de l’ouverture des marchés émergents, mettre en concurrence les travailleurs à l’échelle internationale pour faire pression sur les salaires. Il s’est imposé comme la seule hyperpuissance à l’échelle planétaire, au détriment des Etats."
"Dans les grands pays industriels, la financiarisation de l’économie s’est accompagnée d’une désindustrialisation délibérée et de la destruction d’emplois par millions. Désormais, le plein-emploi n’est plus recherché comme un objet de l’activité économique ; le chômage est devenu structurel ; le néocapitalisme s’est reconstitué une armée industrielle de réserve."
"Le continuum des rémunérations a fait place à une société de corps séparés et de privilèges, telle qu’elle existait en France à la fin de l’Ancien Régime."
" La destruction de toute forme de planification indicative et de toute politique industrielle, en un mot de toute espèce de régulation, est l’une des causes principales des dérives que nous connaissons aujourd’hui. La nécessité de rétablir une régulation économique respectueuse du marché est aujourd’hui comprise de tous. Seuls manquent pour le moment la volonté politique et les moyens de l’exercer. Il appartient à un rassemblement démocratique de les faire apparaître."
L’Europe :
" L’Europe, qui, à cause des positions de ses deux nations de tête, l’Allemagne et la France, aurait dû jouer un rôle de contrepoids aux tendances hyperlibérales du capitalisme anglo-saxon, a failli complètement, au chapitre économique comme au chapitre politique. Conduite par des politiciens médiocres et sans vision, elle s’est faite l’instrument docile des tendances les plus dérégulatrices du capitalisme international. Cette véritable forfaiture explique le discrédit qui la frappe dans les classes populaires de tous les pays membres."
L’échec du PS :
" A l’échelon politique national, la deuxième gauche, qui s’était donné pour mission la modernisation économique et culturelle de la France, grâce à la participation de la société civile à la décision politique, représente une voie désormais dépassée. Elle reposait sur la notion de compromis social, c’est-à-dire la négociation entre les principaux partenaires économiques. Cette voie contractuelle a été délibérément bafouée par le néocapitalisme qui, assuré de la victoire, a préféré l’affrontement. C’est la fin de l’idéal d’une société policée, soucieuse d’affermir le lien social. Quelques-uns des membres les plus éminents de la deuxième gauche se sont fait les auxiliaires du pouvoir sarkozien : c’est dire l’étendue de leur renoncement et de leur faillite."
"A la différence de celle de 1929, où la faillite du libéralisme conduisait la droite à envisager des solutions fascistes et la gauche des solutions communistes, le monde politique est aujourd’hui muet. Il en va de même des intellectuels chez qui les droits de l’homme et l’écologie constituent des religions substitutives de salut. L’absence de solution politique favorise le développement de dérives psychologiques : l’envie, la haine de l’autre, le culte du chef, la recherche du bouc émissaire, le culte de l’opinion publique à l’état brut représentent autant de succédanés au vide politique béant de la période."
"« L’horreur économique, nous n’avons rien fait pour la conjurer."
Un réquisitoire lucide qui change des litanies politiciennes. Ce langage a-t-il des chances d’être entendu ? Outre le fait qu’il recueille l’adhésion d’un certain nombre de militants, d’autres cadres avouent leur fourvoiement. Citons le blog de La Mouette :
En réponse à Jacques Julliard, Aquilino Morelle , toujours dans les colonnes de Libération fait son autocritique comme ancien conseiller de Lionel Jospin lorsqu’il estime que “trop souvent, la gauche s’est engluée dans une fascination gestionnaire qui a fini par l’immobiliser dans le conformisme et stériliser son action“. Pour ce professeur de science politique, le seul moyen pour la gauche de dessiner la solution alternative est d’articuler utopie et réalisme.
Un équilibre subtil est à trouver entre le devoir de grisaille revendiqué par Michel Rocard et l’utopie qui, pour reprendre la formule de Théodore Monod, ne signifie pas l’irréalisable, mais l’irréalisé. Si Jacques Julliard s’en prend à une Europe, “conduite par des politiciens médiocres et sans vision“, qui “s’est faite l’instrument docile des tendances les plus dérégulatrices du capitalisme international” Aquilino Morelle va plus loin. “Face aux difficultés de l’action, une large part de la gauche a abandonné le socialisme pour lui substituer un credo européiste. Or, si le socialisme du XXIe siècle ne peut se définir et agir qu’au niveau de l’Europe, l’Europe telle qu’elle a été pensée et conçue dès 1957 et telle qu’elle existe désormais est de nature libérale : son code génétique est inscrit dans le traité de Rome et il est libéral. L’Europe sociale n’est qu’un slogan de campagne et restera une illusion tant que les fondements politiques et juridiques actuels de l’Europe n’auront pas été changés. Quant à l’indispensable régulation du capitalisme et à la maîtrise de la mondialisation, comment même les imaginer sans une Europe différente ?”
Après l’échec du programme commun en 1982, le PS s’était reconstruit en catastrophe un programme politique centré sur la construction Européenne, et pour ce faire avait commencé les concessions aux exigences libérales demandées par certains pays Européen de l’époque. C’est cette même Europe aujourd’hui qui sert de levier inflexible au libéralisme et à ses destructions.
Le philosophe Marcel Gauchet fait justement de la question européenne la problématique centrale. A quoi servirait selon lui de réussir le grand rassemblement populaire rêvé par Jacques Julliard s’il bute dans sa mise en œuvre sur l’os européen ? Marcel Gauchet propose de faire de l’Europe “le fer de lance d’une autre vision de la mondialisation” pas par choix personnel mais, bien par réalisme : “L’Europe a failli, c’est clair, et il n’y a rien à en attendre dans sa forme actuelle - que le pire. Il n’empêche qu’elle est notre espace de référence obligé et que la politique à définir doit avoir pour objectif d’entraîner les gauches européennes sur la voie du renouveau, et, au-delà, de dire quelque chose au monde”.
J’ai toujours pensé qu’une position volontariste et inflexible de la France sur l’orientation Européenne pourrait changer les choses. L’obsession "socialiste" aveugle de l’Europe cédera-t-telle la place à une vision réaliste de l’impasse dans laquelle nous sommes ? C’est dans ce sans que conclut la Mouette :
"La révolution est bien là : changer l’orientation européenne et lui donner enfin du sens en passant d’un simple espace de déréglementation, de laisser-faire et de libre échange vers un espace de régulation et un avenir choisi."
Curieusement, il semblerait que le texte de Julliard ait fait bouger les éléphants :
"D’autres réactions lui confirment qu’il a provoqué quelque chose : la plupart des hiérarques du PS l’appellent pour le féliciter ou demander à le rencontrer. A commencer par Martine Aubry : * Ce texte m’a beaucoup intéressée, il faut que l’on se voie vite. » Jacques Julliard n’en revient pas : * En les écoutant, j’ai été stupéfait de découvrir à quel point j’avais une image droitière, tout d’un coup dissipée par ce texte, je n’imaginais pas à quel point il y avait chez eux une telle impossibilité de débattre. Beaucoup m’ont dit que je fournissais un premier cadre d’analyse et de discussion que leur guerre interne les empêchait de produire. Tous les courants sont disponibles pour du nouveau, n faut tout reconstruire, car, si la deuxième gauche est morte, la première aussi ! »"
Mais Julliard reste méfiant, car il connait le PS et ses bobos :
"Là, Julliard n’hésite pas à franchir la ligne jaune : il ne veut pas de Dominique Strauss-Kahn comme candidat à la présidentielle, car la gauche ne saurait être représentée par un représentant de l’establishment financier ». « Il symbolise trop cette social-démocratie de connivence et de compromission avec l’adversaire pour incarner le renouveau », explique aujourd’hui Julliard, qui a alors proposé son brûlot, inopportun dans I’Obs, à Libération qui le publie fin janvier sur deux pages. "je me suis simplement dit que la gauche ne pouvait pas continuer à être aussi absente : que propose-t-elle de plus que Sarkozy contre le capitalisme financier ? Qu’est-ce qu’un homme de gauche doit faire de plus ? D’abord, commencer à ne plus réfléchir comme un banquier. "
Notons la réaction du chien de garde de l’Establishment, le sinistre Peyrelevade, à qui je renverrais bien son populisme dans la G.... :
C’est justement un « banquier de gauche », Jean Peyrelevade, qui lui répond en dénonçant le « populisme caché de ]ulliard » qui " excite les foules ». Cette accusation de « populisme » fait de Julliard un arroseur arrosé - il a lui-même parfois cédé à cette facilité -, mais semble l’avoir définitivement baptisé : « Alors là, ça m’a fait bien rigoler ’J’ai compris que, dès que l’on pense aux catégories populaires, ils ont peur, ils ne veulent vraiment plus en entendre parler ! L’invocation du populisme, ça leur évite de répondre. Peyrelevade prend l’exemple des nationalisations : Il pourrait argumenter, dire que c’est inefficace ou financièrement impossible. Non : populiste.’ Ça leur suffit ! » Eh oui. Bienvenue au club !
Alors, le PS est-il capable de prendre le virage du socialisme ? Aujourd’hui dans une impasse idéologique, malgré son score aux Régionales, il ne peut plus ne pas entendre les critiques qui montent, y compris en son sein. Le PS est devenu un rassemblement de bobos arrivistes, qui ont pour la plupart perdu de vue leur idéal. Mais l’esprit socialiste y reste présent et des voix de vérité et de lucidité se font entendre. Cela suffira-t-il ?
Au-delà du débat, une autre question se pose. L’analyse de Julliard, je l’ai faite il y a des années, comme certains autres citoyens. Pourquoi faut-il tellement de temps pour que des constatations évidentes viennent à l’esprit de gens soi-disant bien informés et sachant réfléchir. La réponse ne doit pas se trouver loin du lavage de cerveau que font subir à la population, mais aussi au débat politique, des médias aux mains des puissances financières. Mais cela tient aussi à la corruption, morale et autre, présente à bien des échelons de notre société, y compris politiques.
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