Le traitement, par les médias et le personnel politique français, de l’affaire « DSK » (supposée) interpelle. Elle traduit l’idée que la sphère de l’intime est désormais un critère de jugement de l’action publique. Mais elle véhicule aussi (et surtout) un « projet politique » – l’échec à l’émergence d’une social-démocratie française – qui gêne et la droite et la gauche en ce que ce projet sous-tend la transformation du système politique dans son ensemble.
Depuis quelques semaines, Dominique Strauss-Kahn est la cible d’à peu près tout le monde ou presque. Les néo-moralistes de gauche et de droite commentent sa vie intime (et véhiculent, par ce biais, leur propre vision d’un ordre moral conservateur) ; les médias « bien-pensants-du-politiquement-correct » remettent en question la crédibilité de son « destin national » ; les Russes espèrent être en situation, dans quelques mois, de prétendre à sa succession au FMI (la seule perspective que V. Poutine puisse mettre la main sur le FMI fait frissonner) ; s’agissant des présidentiables socialistes, rassurés par la mauvaise fortune soudaine de leur concurrent, ils se frottent les mains et balancent quelques peaux de banane sur le chemin (sait-on jamais, si ça pouvait accélérer sa chute) ; quant à la droite, elle ne dit rien, mais n’en pense pas moins et, en tout cas, ne fait rien pour préserver DSK de ce qui semble être une véritable « traque politique » en bonne et due forme.
L’enjeu est donc politique, bien sûr, mais il dépasse largement la personne de Dominique Strauss-Kahn. Ce qui est visé est davantage l’émergence d’une social-démocratie française que l’avenir politique national du directeur du FMI (même si les deux sont intimement liés) : ce que les uns et les autres ont intérêt à éviter, c’est la transformation du système politique en une opposition entre néo-conservateurs (le sarkozisme) et démocrates-progressistes (la social-démocratie). Car cette mutation signifie non seulement la fin du socialisme français – en tout cas dans ses formes passées et actuelles –, mais aussi le début d’une opposition à la hauteur du président de la République et sa majorité. Nombreux sont ceux, à droite comme à gauche, qui seront perdants dans cette évolution. Rien d’étonnant dans ces circonstances à ce que les conservateurs de tous horizons se sentent soudainement solidaires de la « lapidation » médiatique de DSK.
Le traitement, en France, de l’affaire « DSK » n’est donc pas anodin. Pas plus du reste, que ne l’ont été les tentatives (vaines) de destruction du MoDem et de François Bayrou au lendemain de la présidentielle. Tant que les extrêmes avaient le monopole de la revendication « révolutionnaire » – dans le sens de révolution systémique – il n’y avait aucun danger. Mais dès lors qu’une frange importante (entre 20 et 30 %) des Français se mettent à réclamer, à leur tour, et sur des fondements cette fois républicains, une nouvelle organisation politique, alors là, les menaces se précisent pour les conservateurs. Il leur fallait réagir. Et c’est exactement ce qu’ils sont en train de faire, sous nos yeux, presque dans l’indifférence générale, en exploitant gloutonnement les déboires américains de Dominique Strauss-Kahn.
Il faut le reconnaître, la « peoplisation » de l’espace politique a considérablement facilité les choses. Elle a conditionné les mentalités françaises à admettre l’idée que la sphère de l’intime éclaire l’action publique – et la crédibilité – de nos responsables et élus. Elle a ainsi fourni une arme redoutable (mais à double tranchant) aux présidentiables de tous bords : désormais, l’opinion juge les candidats non plus sur leurs idées, mais sur le degré de concordance entre leur « rayonnement moral » et la perception que chaque individu se fait de « l’ordre moral idéal » ; pour mettre hors-circuit un concurrent et son projet de société, il suffit de salir le « rayonnement moral » de ce dernier. Nous avons, hélas, atteint les tréfonds de la défaite des idées…
Mais la « peoplisation » n’explique pas tout et, qu’on le veuille ou non, elle est devenue un standard de la vie politique avec laquelle nous devons (en tout cas pour l’instant) composer. Non. Ce qui agit surtout de manière influente dans cette affaire, c’est la prise de conscience par les partis politiques de la pauvreté (dramatique) de leur réflexion. Aucun n’assume réellement sa médiocrité intellectuelle – pointée du doigt justement par des personnalités comme DSK, Michel Rocard, François Bayrou… tous des hommes que l’on a voulu décrédibiliser – au point de chercher à la masquer derrière le paravent troué du débat sur les mœurs.
Le prochain Congrès du PS est, à cet égard, particulièrement instructif. Aucun des prétendants à la succession de François Hollande n’a un rapport clair avec l’économie de marché et l’Europe. Dire (sincèrement) que l’on accepte le libéralisme comme le fondement de sa propre doctrine (ce que suppose la social-démocratie), c’est remettre en question le vieux logiciel de l’Union de la gauche (ou plutôt des gauches), conçu autour de l’asservissement politique des partis au PS, et rendu possible par l’évacuation systématique des débats idéologiques. Moins on pense, moins on s’engueule… (mais moins on agit, aussi). Ce modèle-là, même Ségolène Royale déclare vouloir le conserver dans sa motion. C’est dire à quel point la social-démocratie incarnée par DSK n’est pas à l’ordre du jour des socialistes… et inquiète même ses dirigeants, qu’elle stigmatise comme étant des passéistes (voire des conservateurs).
La social-démocratie, c’est le contre-pied parfait au sarkozisme. Contre la dérégulation des marchés (les actes depuis 2002 ont plus de signification que les discours à Toulon), la social-démocratie oppose la responsabilité sociale des acteurs économiques. Contre les liens plus ou moins visibles avec les lobbies industriels et religieux, la social-démocratie oppose les contre-pouvoirs et le principe de Laicité. Contre le « délestage social » censé relancer la croissance économique, la social-démocratie oppose la relance par l’investissement dans le social et l’environnemental. Contre l’hyper-présidentialisme (lequel flirt dangereusement avec le culte du chef), la social-démocratie oppose la participation des citoyens au processus décisionnel.
Mais la social-démocratie, c’est aussi le contre-pied parfait au socialisme français actuel. C’est la poursuite de l’idéal d’« économie sociale de marché ». C’est la conviction que le marché européen peut incarner un modèle alternatif de capitalisme, respectueux des hommes et de la nature. C’est la confiance apportée à l’autorégulation éthique des acteurs, que l’Etat contrôle et dont il assure le respect, au même titre qu’il garantit la régulation publique par la loi et le règlement. C’est enfin, et surtout, le dépassement du carcan idéologique marxiste et néo-marxiste, qui agit comme un frein sur le développement durable du projet social-démocrate.
En réalité, il n’y a pas d’affaire « DSK ». Il y a, en revanche, une affaire « UMP-PS » que l’on tente habilement de cacher derrière l’exploitation du débat sur les mœurs. Affaire « UMP » parce que la peoplisation, c’est eux qui l’ont inoculée massivement dans le système ; parce que l’émergence en France d’une force néo-conservatrice, sécuritaire et libertarienne (au sens d’ultra-libéral), c’est encore eux ; parce que la promotion d’un « ordre moral » stricte, fondé sur les valeurs religieuses (la « laicité positive »), c’est toujours eux. Affaire « PS » parce que le rejet, a priori, de la social-démocratie, c’est eux ; parce que l’obstination à maintenir le mythe de la « majorité plurielle » jospinienne, c’est encore eux ; parce que l’abdication des amis de DSK au PS qui, plutôt que de tenir bon dans leurs convictions ont rallié ceux qui les pourfendent (en attendant sans doute des jours meilleurs), c’est toujours eux.
Fort heureusement, l’on ne fait pas taire une force politique aussi facilement. La social-démocratie est une réalité en pleine croissance, qui n’a pas besoin de s’organiser au sein du Parti socialiste, qui n’est pas réduite en cendres par les attaques répétitives et déloyales assénées contre ses leaders. La social-démocratie entend bien, à terme, changer le logiciel à partir duquel la vie politique française tourne. Ses adversaires gagnent sans doute du temps, les derniers souffles d’une Ve République qui n’en peut plus de ses cancers institutionnels, mais leur destin reste inchangé : comme partout en Europe, la France sera un pays où les néo-conservateurs (droite et gauche) s’opposeront aux socio-démocrates (centre droite et centre gauche). Ce jour-là, nous aurons achevé la « révolution » qu’attendent les Français. Et je suis persuadé que Dominique Strauss-Kahn aura joué pleinement son rôle dans cette mutation, quoi que fassent aujourd’hui bien médiocrement les « moralistes-de-la-pensée-unique ».