L’arnaque de l’ancrage local des députés français
L'Assemblée Nationale n'est pas représentative des courants politiques mais, lot de consolation, elle le serait des territoires. Présenté comme seul mode de scrutin possible en France, le scrutin uninominal majoritaire (à deux tours) concourt au dégoût de la politique.
![](http://www.agoravox.fr/local/cache-vignettes/L300xH135/patrick-balkany-didier-drogba_4717755-ab8e9.jpg)
"Circonscriptiomphilie" et "ancrage local"
La carte électorale de la France se découpe en circonscriptions électorales, arbitrairement dessinées selon la pratique courante du gerrymandering, chaque majorité qu’elle soit de droite ou socialiste y va de ses propres coups de ciseaux. La loi du 11 juillet 1986 empêche (légèrement) les abus en donnant pour consigne : « Il est procédé à la révision des limites des circonscriptions, en fonction de l'évolution démographique, après le deuxième recensement général de la population suivant la dernière délimitation. ». Cependant, en 2010, Nicolas Sarkozy procède à une large réforme de la carte électorale, en créant notamment les aberrantes circonscriptions des Français à l’étranger, aberrantes moins sur leur principe (qui est de remédier à la non-représentativité des ressortissants français) que sur leur découpage. Le député de la onzième circonscription des Français établis hors de France représente ainsi de la même manière les Français installés en Ukraine comme ceux installés en Australie.
![](http://www.agoravox.fr/local/cache-vignettes/L620xH275/640px-Constituencies_of_French_citizens_living_abroad__2012-svg-7d188.png)
Ces absurdités confirment un ancrage… celui de la classe politique française établie depuis des décennies à un mode de scrutin désuet, pratiquement entièrement abandonné en Europe. Seuls les députés sont réellement attachés à leur circonscription. Comble de l’absurdité : les candidats aux élections législatives ne sont pas tenus d’être affiliés directement ou non à la circonscription électorale qu’ils entendent représenter, comme cela est le cas pour les élections locales. Ainsi, un même candidat peut, s’il en a l’envie, les moyens et l’énergie, se présenter à chaque élection législative partielle, dès qu’il y en a une.
Obsession des élus français : atténuer les effets de la proportionnelle à tout prix !
Seule élection à être entièrement proportionnelle, l’élection européenne se joue, depuis 2003 en France, par « grandes régions », construites toujours selon le même principe hypocrite, celui de l’ancrage local. Et ce, quand bien même, n’importe quel citoyen de l’Union Européenne peut se présenter dans n’importe quel Etat membre et donc, a fortiori, dans n’importe quelle circonscription. Trop peu fiers de leur affreux bébé, les députés ont cru bon de laisser le seuil de représentativité à 5 % qui est, en pratique, quasiment inutile. En effet, lors des dernières élections européennes de mai 2014, dans la circonscription qui compte le plus de sièges (l’Île-de-France et Français de l’étranger, 15 sièges), l’ensemble était déjà distribué à la plus forte moyenne : les 3,81% de Debout la République ne lui auraient pas davantage permis d’obtenir un siège sans ce seuil de 5 %. Avec ou sans, la liste reste non représentée au Parlement européen.
![](http://www.agoravox.fr/local/cache-vignettes/L192xH184/FN-europeennes-15126.png)
Ce système s’est retourné contre ses concepteurs puisque le FN a largement profité de cette régionalisation du scrutin, en gagnant davantage d’eurodéputés que si le scrutin s’était joué sur une circonscription unique. Tel est pris qui croyait prendre.
Autre point important : la parité hommes-femmes, qui est en vigueur pour les élections à liste en France, de type municipales ou régionales, ne peut être assurée par le scrutin uninominal par circonscription. À cet égard, les électeurs étaient en droit d’attendre du gouvernement socialiste, qui porte ce sujet très à cœur, d’accorder ne serait-ce une dose de proportionnelle. Décidément entêté à empêcher toute représentation proportionnelle, le gouvernement a concocté une ignominie unique en son genre dans le monde : le scrutin binominal homme-femme. Le gouvernement s’est félicité de cette prouesse institutionnelle en présentant son bébé comme un dispositif original qui sera adopté par tous les pays voisins soucieux de la parité… sans en conclure que si personne ne l’avait adopté jusqu’à présent, c’est justement parce qu’il est absurde. Etrangement, seules les assemblées départementales semblent être concernées, le mode de scrutin étant visiblement inimaginable pour l’élection des députés. 26.9 % des députés élus en juin 2012 sont des femmes : les candidats aux législatives ne sont même pas tenus d’avoir un suppléant de sexe opposé. Heureusement, le mode de scrutin binominal ne verra certainement pas le jour, en raison de la mort annoncée des conseils généraux.
La solution : abandonner l’ancrage local ?
Aux Pays-Bas, les élections législatives se jouent sur une circonscription unique. Conséquence, le pays a le seuil électoral le plus bas du monde : 0.67 % du total des votes. Les listes ne sont pas tenues de compter 150 noms pour les 150 sièges en jeu, mais seulement 50. Pour comparaison, en France, pour se présenter à la municipalité d’une commune de 4 000 habitants, il faut obligatoirement compléter une liste de 27 noms en respectant scrupuleusement la parité hommes-femmes. Un parcours du combattant que ne connaissent pas les Néerlandais.
Seul effet pervers du mode de scrutin néerlandais : les listes régionales, voire régionalistes ne peuvent se risquer à présenter leur candidature seule et doivent bien souvent s’associer à une liste nationale existante. Mais pour leur défense, les régionalistes ne sont pas mieux représentés dans l’hémicycle français, avec un mode de scrutin par circonscriptions qui leur est pourtant théoriquement plus favorable. Cette absence est surtout dû au fait que le scrutin se fait à deux tours et que les électeurs préfèrent voter pour un candidat aux chances réelles de se qualifier pour le second tour. Au Royaume-Uni, le scrutin est identique à celui de la France, à la seule différence qu’il se déroule en un seul tour. Ainsi, en Ecosse, malgré la concurrence des mastodontes conservatrice et travailliste, le Parti National Ecossais a réussi à s’imposer dans six circonscriptions. Certes, les Ecossais envisagent, pour une minorité non négligeable, l’indépendance de leur nation et ne peuvent être comparés aux Bretons mais ces résultats montrent qu’au vote stratégique en France se substitue le vote de conviction au Royaume-Uni.
Ancrage ou clientélisme local ?
Les circonscriptions françaises ne sont pas utilisées seulement à des fins électoralistes, elles servent aussi des intérêts clientélistes. L’existence, pour chaque député, d’une réserve parlementaire (130 000 € pour un député lambda, jusqu’à 520 000 € pour le président de l’Assemblée Nationale !), est un argument, s’il en fallait encore un, de l’ineptie du découpage électoral français. Malgré de récents progrès effectués en faveur de la transparence de ces dotations, la réserve parlementaire est souvent inégalement répartie entre les communes d’une même circonscription et peuvent donc financer des bastions électoralement stratégiques. Chacun appréciera le bienfondé de cette réserve, les projets qu’elle a permis de réaliser mais, dans de pareilles conditions, il est difficile d’accorder entière honnêteté à son député. C’est un comble pour un mode de scrutin qui argue justement que les Français entretiennent une relation de proximité avec leur député.
Les députés cumulent d’ailleurs très souvent avec un mandat local, lequel constitue une rampe de lancement vers les mandats nationaux. Le nombre de députés-maires en France montrent, outre le fait qu’il y ait trop de communes, que les deux fonctions sont quasi-indissociables. Alors que le député sert la Nation, il doit souvent servir son territoire pour garantir son élection, et mobiliser une équipe militante et subventionner les bons relais électoraux (mairies, associations…). Et pourtant, pour des « hommes de terrain », localement ancrés, les députés nous semblent si éloignés de la réalité… La sévère loi contre le cumul des mandats, voulue par Hollande et difficilement votée au Parlement montre l’attachement profond des élus à leurs mandats locaux.
Conclusion : quand le mode de scrutin fait l’élection
Le mode de scrutin et les conditions dans lesquelles il s’exerce en France (cumul des mandats, réserve parlementaire) tend à alimenter un cercle vertueux pour l’élu et un cercle vicieux pour les électeurs. Il constitue des seigneuries aux frontières majoritairement artificielles, dessinées au bon vouloir de ceux qui sont justement les moins à même de les dessiner.
Sans passer par la proportionnelle intégrale, avec ou sans circonscriptions, des Etats ont adopté des modes de scrutin garantissant représentativité des formations politiques et des territoires, notamment en Allemagne où il est à moitié proportionnel au niveau national et majoritaire au niveau de la circonscription. Ou, encore plus original, en Irlande, où les électeurs classent les candidats d’une circonscription par ordre de préférence, selon le principe du vote alternatif.
![](http://www.agoravox.fr/local/cache-vignettes/L334xH480/334px-Bundestagswahl2005_stimmzettel_small-07618.jpg)
Adopter un autre mode de scrutin ne rendra cependant pas les élus meilleurs. Mais les arguments favorables au mode de scrutin uninominal majoritaire à deux tours, à défaut de pouvoir justifier son intérêt, jouent sur les peurs. Le spectre de l’instabilité politique est souvent érigé comme épouvantail contre toute autre expérimentation. Exceptée la Belgique, quel pays d’Europe est connu pour ses régulières instabilités politiques ? À l’inverse, la stabilité politique à la française tant vantée rend-elle l’exercice du pouvoir plus efficace et soucieux de l’intérêt populaire ?
Et si, en fin de compte, la nécessité de l’ancrage local ne démontrait pas l’inspiration jacobine qui guide la manière de gouverner en France ? Et si l’ancrage local était un gage donné à des régions qui n’ont pratiquement aucun pouvoir ? Ce n’est alors plus le mode de scrutin qu’il conviendrait de changer mais l’essence même de la Ve République, voire de la République française telle qu’elle est conçue depuis sa naissance.
58 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON