L’étrange sillon de madame Le Pen (1)
Nouvelles étoiles dans le ciel frontiste
Il est toujours instructif de consulter le site du Front National. L’autre jour, j’y trouvai un discours de Marine Le Pen datant de mai 2009. J’en ai trouvé la fin particulièrement intéressante :
« C’est la bataille qui nous réunit aujourd’hui. La grande bataille qui doit être menée contre l’Europe des technocrates de Bruxelles. La grande bataille pour notre liberté, notre identité, notre sécurité et notre prospérité. Nous ne devons pas en dévier. D’ailleurs le pouvons-nous ? Puisque comme Jean-Marie Le Pen aime à le rappeler :
« NOTRE SILLON EST DROIT CAR NOTRE CHARRUE EST ACCROCHEE AUX ETOILES » »
Dans cette reprise de la belle métaphore paternelle, je vois une manière de promesse : celle de rester fidèle à la droite ligne du parti. Or, on sait que les promesses politiques peuvent se diviser en trois catégories :
- celles qui sont tenues. Aussi extravagant que cela puisse paraître, il y en a[1].
- celles dont l’accomplissement est indéfiniment ajourné. Exemple : le chômage va diminuer l’an prochain.
- les promesses rigolotes, celles que l’on fait par antiphrase et qu’il faut prendre au second degré. Les politiciens – qui ont plus d’humour qu’on ne le croit – aiment à annoncer l’exact contraire de ce qu’ils s’apprêtent faire[2].
On serait tenté de ranger les propos de Mme Le Pen dans cette troisième catégorie de promesses. Il faut bien le constater, en effet : la charrue frontiste a bien dévié de sa trajectoire depuis un ou deux ans. Si elle est toujours accrochée à des astres, il n’est pas sûr que ce soit les mêmes qu’au temps de Jean-Marie Le Pen. Pour certains, la fille du « menhir » tournerait maintenant les yeux vers cette étoile-là :
En réalité, c’est à cet astre-ci que la charrue frontiste semble s’accrocher aujourd’hui :
Cette étoile ne vous rappelle rien ? Et si je vous dis qu’elle a été incorporée dans un célèbre drapeau ?
À ceux qui trouveraient mon propos exagéré, je recommande de lire le projet économique du FN. Ce texte, qui ébauche les grandes lignes d’un futur programme, est à proprement parler socialiste. Oui : socialiste ! Le FN se trouve maintenant à l’extrême gauche – beaucoup plus à gauche, en tout cas, qu’un parti social-libéral comme le PS[5].
Adieu Reagan !
Contrôle du secteur bancaire par l’État, séparation entre les banques d’affaires et les banques de dépôt, alourdissement des impôts pour les entreprises qui engraissent les actionnaires au détriment des salariés, instauration partout d’un impôt progressif, taxation favorisant les revenus du travail plus que ceux du capital…. Il y a quelques années, le Front National eût vomi ces abominations socialo-communistes. Aujourd’hui, il les fait figurer en toutes lettres dans son projet économique[6]. Que de chemin parcouru depuis l’époque, pas si lointaine, où le parti des Le Pen se réclamait de Ronald Reagan !
En 2009 encore[7], on pouvait trouver ces lignes sur le site du FN :
C'est ainsi que dans les années 1980, la politique volontariste de réduction d'impôt de Ronald Reagan a finalement augmenté les recettes fiscales ! Le principe se résume à la formule : « trop d'impôt tue l'impôt ». A partir d'un certain montant, les prélèvements obligatoires incitent les contribuables, soit à réduire leur activité, soit à frauder. A l'inverse, en diminuant des impôts trop élevés, on encourage le travail, on augmente ainsi la production, et on augmente la masse imposable, d'où des recettes fiscales plus importantes. »
Dans un récent éditorial du Monde diplomatique, Serge Halimi résumait bien le changement de cap du Front National : « l’extrême droite française a mesuré que sa vieille idéologie thatchérienne, sa haine des fonctionnaires et son poujadisme fiscal ont été disqualifiés par le creusement des inégalités sociales et par la dégradation des services publics. Elle n’hésite donc plus à récupérer des thèmes historiquement associés à la gauche. Il y a vingt-cinq ans, M. Jean-Marie Le Pen célébrait le régime de Vichy, les généraux félons de l’Algérie française, et il jouait des coudes pour se faire photographier en compagnie de Ronald Reagan. Sa fille, elle, n’hésite pas à citer le général de Gaulle, à évoquer la Résistance et à proposer la renationalisation de l’énergie et des télécommunications »
Conversion sincère ou manipulation politique ?
Comment expliquer cette extraordinaire mutation idéologique du Front National ? S’agit-il d’un simple artifice rhétorique ? C’est fort probable. Certes, il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas, et Mme Le Pen n’est certainement pas une imbécile. Peut-être a-t-elle pris la mesure, après tout, de la nocivité du capitalisme financiarisé. Peut-être la crise de 2008 lui a-t-elle ouvert les yeux… Peut-être le Front National est-il maintenant persuadé que le salut de la Nation passe par un abandon de ses vieilles idées reaganiennes. Il est pourtant permis d’avoir quelques doutes à cet égard. D’abord, il paraît incroyable de changer à ce point en si peu de temps. Ce genre de choses peut arriver à une personne, parfois… mais cela est-il possible à un parti tout entier ? À supposer que Marine Le Pen soit sincère, peut-on en dire autant de tous ses lieutenants ?
Ensuite, le Front National reste un parti xénophobe – sur ce point la charrue n’a guère dévié de son sillon. Or, la stigmatisation des étrangers (ou des personnes d’origine étrangère) me paraît indiquer un fort conservatisme social. Quand on ne veut pas sérieusement s’attaquer aux inégalités économiques, on a forcément besoin d’un bouc émissaire pour éviter l’éclatement du groupe. Inversement, un parti réellement soucieux de justice sociale sait très bien que les étrangers ne sont pas la cause véritable des maux de la société.
À suivre…
[1] Ainsi, le candidat Sarkozy avait promis en 2007 qu’on n’allait pas demander aux Français de voter à nouveau concernant le Traité Constitutionnel Européen. Non : les Français avaient manifesté leur désaccord en 2005, il fallait respecter leur décision. C’est pourquoi le projet de TCE serait définitivement abandonné au profit d’un petit frère fort ressemblant – le traité de Libsonne – que les Parlementaires seraient chargés de ratifier par égard pour les décisions du peuple français. Promesse tenue ! Il faut croire qu’elle importait tout spécialement à M. Sarkozy.
[2] Je ne puis m’empêcher de rire, par exemple, lorsque des gouvernements prétendent qu’ils vont « sauver le système social français » alors qu’ils cherchent à détruire un siècle d’acquis sociaux.
[3] Dans cette même interview, elle critique le développement des colonies dans les territoires palestiniens et affirme qu’on devrait avoir le droit de critiquer Israël, comme n’importe quel État souverain, sans être accusé d’antisémitisme.
[4] Il y a de multiples raisons d’être sioniste ou antisioniste. Dans l’un et l’autre camps, on trouve des gens qui se détestent cordialement : des juifs et des antisémites, des gens de gauche et de droite (voire d’extrême gauche et d’extrême droite), des ultra-religieux et des laïcs, etc.
[5] Rappelons à ce sujet les propos de Lionel Jospin en 2002 : « Mon programme n’est pas socialiste ». (Source, entre autres : http://www.democratie-socialisme.org/spip.php?breve113). Petite phrase lourde de signification, et qui pourrait avoir joué un rôle non négligeable dans la raclée électorale qui a suivi.
[6] À titre d’exemple, citons ces deux extraits :
« Le secteur bancaire sera régulé autour d’un pôle public bancaire sous contrôle de l’Etat. Les banques de dépôt en difficulté seront provisoirement nationalisées. L’activité des banques d’affaires sera réglementée, et la France agira fermement au niveau international pour une stricte régulation du marché des produits dérivés.
Pour les grandes sociétés du CAC 40, le bilan 2010 est plus que positif : bénéfices nets en hausse de 85% à périmètre constant en 2011, soit un quasi doublement en un an, à 83 milliards d’euros au total, un chiffre qui retrouve quasiment son niveau de 2007, avant l’éclatement de la crise financière et économique. Si ces chiffres choquent à ce point les Français, ça n’est pas tant parce que les grandes entreprises font beaucoup de bénéfices. En soi un bénéfice est toujours préférable à une perte, et nous ne devons pas souhaiter pour notre croissance et l’emploi que les grands groupes soient en déficit ou en difficultés financières. Non, ce qui choque très légitimement les Français, c’est le terrible décalage qu’ils constatent entre la situation de ces grands groupes, plus florissante que jamais, et la leur, marquée chaque semaine davantage par l’avancée de la crise et les conséquences des plans d’austérité que les dirigeants européens ont décidé d’imposer aux peuples, se refusant à envisager d’autres solutions.
Les Français ont raison d’être choqués par cette injustice sociale effroyable C’est ce sentiment de ne pas profiter des fruits de leur tra vail, parce que ces bénéfices ne sont pas venus de rien mais bien du travail et de l’ingéniosité des Français, qui exaspère nos compatriotes. C’est aussi le sentiment de centaines de milliers de petits chefs d’entreprise, qui travaillent dur au quotidien pour porter à bout de bras une petite société à la trésorerie toujours fragile. Le sentiment d’injustice que ressentent les Français est validé par les faits et les chiffres. Le partage de la valeur ajoutée, c’est-à-dire l’ensemble des revenus engendrés chaque année par l’activité productive, s’est sérieusement dégradé en 30 ans, au détriment des salaires. Ces derniers représentaient plus de 75% de la valeur ajoutée au début des années 1980, contre 67% aujourd’hui, et même 56% seulement dans les grands groupes ! Les revenus du capital ont capté la différence. Un rapport publié par l’INSEE en mai 2009 montre bien cette évolution. »
« □ Lorsque le même taux d’impôt est appliqué pour tout le monde, quels que soient les revenus, nous sommes dans l’injustice : c’est le cas notamment des cotisations sociales, employés (amputation de 25% du salaire pour tout le monde environ) et patronales, et de l’impôt sur les sociétés (PME ou CAC 40 : même taux dans les textes, et même sur-taxation des PME par rapport au CAC 40 dans les faits).
□ Ainsi nous avons pour objectif d’instaurer la progressivité de l’impôt partout. Ce qui répond à l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable. Elle doit être également répartie entre tous les Citoyens, en raison de leurs facultés »
□ La justice fiscale suppose aussi de rééquilibrer la taxation du capital et du travail : les revenus du travail doivent être moins taxés, mais le capital et les revenus du capital davantage. »
[7] D’après l’agoravoxien Walid Haïdar. Cf. son deuxième commentaire sur ce fil de discussion.
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