La prostituée, le client et le droit
Beaucoup a déjà été dit sur la proposition de loi renforçant la lutte contre "le système prostitutionnel" qui prévoit, en son article 16, "l'interdiction d'achat d'acte sexuel" autrement dit la pénalisation du client. Le projet sera discuté à l'Assemblée nationale en séance publique à partir du 27 novembre.
Au regard de cette initiative, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme et de la Cour de justice de l'Union européenne pourrait utilement éclairer le législateur français.
Dans l'affaire Dudgeon contre Royaume-Uni (22 octobre 1981), la Cour de Strasbourg était saisie d'une requête contre le Royaume-Uni et l'Irlande du Nord, qui pénalisaient certains rapports sexuels entre adultes consentants. A cette époque, des lois y punissaient encore la "Buggery", définie comme une pratique de sodomie entre un homme et un autre, ou une femme...
La Cour s'attache à apprécier la nécessité, dans une société démocratique, d'une telle mesure : quel est le besoin social impérieux d'incriminer ces actes ? Elle considère que les motifs avancés par le gouvernement britannique ne suffisent pas, à justifier le maintient de la prohibition pénale de rapports homosexuels auxquels se livreraient en privé des hommes adultes capables d’y consentir. En particulier, "ni les attitudes morales envers l’homosexualité masculine en Irlande du Nord ni la crainte qu’une atténuation de ces règles n’aboutisse à miner les valeurs morales existantes ne permettent en soi une ingérence si étendue dans la vie privée." La Cour conclut à une violation de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.
Un autre arrêt, plus récent (affaire A.D.T contre Royaume-Uni, 31 octobre 2000) permet de vérifier la continuité de cette jurisprudence. Le requérant avait été arrêté et conduit au commissariat local, où il reconnut que certaines cassettes vidéo saisies lors de la perquisition comportaient des séquences le représentant, lui et jusqu’à quatre hommes adultes, se livrant à des actes sexuels à son domicile. Il fut reconnu coupable d’attentat aux mœurs. La Cour relève "que les activités en cause revêtaient un caractère purement privé". Constatant "qu'il n'existait aucun besoin social impérieux de nature à justifier les poursuites", elle conclut également une violation de la convention.
Certes, la liberté sexuelle peut être limitée par le droit, mais dans des situations extrêmes. C'est ce que permet de comprendre l'arrêt K.A et A.D contre Belgique (17 février 2005). La décision réaffirme que le droit d’entretenir des relations sexuelles "découle du droit de disposer de son corps, partie intégrante de la notion d’autonomie personnelle, laquelle notion peut s’entendre au sens du droit d’opérer des choix concernant son propre corps. Il en résulte que le droit pénal ne peut, en principe, intervenir dans le domaine des pratiques sexuelles consenties qui relèvent du libre arbitre des individus". Il faut dès lors qu’il existe des raisons particulièrement graves pour que soit justifiée une ingérence des pouvoirs publics dans le domaine de la sexualité. C'était le cas dans cette affaire de pratiques sado-masochistes. Les acteurs s'étaient engagés à arrêter les sévices au signal de la "victime", qui signifiait ainsi qu'elle n'y consentait plus. Or dans ce dossier, l'engagement n'avait pas été respecté, et des sévices avaient été infligés à une personne qui n'était plus consentante. C'est donc bien l'absence de consentement qui constitue la limite de la liberté sexuelle.
S'agissant de la prostitution, la Cour s'est prononcée dans un arrêt Tremblay contre France (11 septembre 2007). Une ancienne prostituée se plaignait de l’obligation de payer des cotisations d’allocations familiales, qui, selon elle, la contraignait à continuer de se prostituer. La Cour juge qu'il n'y a pas violation de la Convention. Mais l'arrêt rappelle aussi "qu'il est manifeste qu'il n'y a pas de consensus européen quant à la qualification de la prostitution en elle-même au regard de l'article 3" (qui prohibe les actes inhumains ou dégradants). C'est en revanche avec la plus grande fermeté que la Cour souligne "qu'elle juge la prostitution incompatible avec les droits et la dignité de la personne humaine dès lors qu'elle est contrainte". L'arrêt fait ainsi une claire distinction, que certains récusent aujourd'hui, entre la prostitution contrainte et les autres pratiques en ce domaine.
Par ailleurs, la Cour de justice de l'Union européenne a jugé que l'activité de prostitution, exercée en tant qu'indépendant, peut être considérée comme étant un service fourni contre rémunération et relève, par conséquent, des notions d’activité économique indépendante ou d’activité non salariée. (Aldona Malgorzata Jany e.a., 20 novembre 2001, C-268/99). Le droit de l'Union européenne, à travers cette décision, reconnaît implicitement la distinction entre la prostitution forcée et la prostitution libre, la première devant être combattue, la deuxième encadrée et réglementée.
Enfin, il faut rappeler quelques principes de droit interne. Le préambule de la Constitution de la cinquième République fait référence à la Déclaration des droits de 1789. Or l'article 8 de la prévoit que la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires.
De même, l'article 4 de la Déclaration des droits rappelle que la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : « La liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ; ainsi l’exercice naturel des droits de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. »
Il résulte de cette jurisprudence et de ces principes que le consentement doit être le critère de légalité en matière sexuelle. C'est à dire qu'un acte librement consenti, s’il est dépourvu de conséquences négatives pour autrui, doit rester en dehors de la sanction pénale. L’Etat doit protéger les valeurs essentielles, non prendre parti dans ce qui relève de la morale individuelle. Et, comme le rappelait Montesquieu, le législateur doit prendre garde à ne pas adopter des lois inutiles, qui affaiblissent les lois nécessaires.
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