La « Réacratie », nouvel âge de la Démocratie à l’ère médiacratique

La plupart des scrutateurs de notre époque l’on affirmé, chacun à sa manière, d’Umberto Eco à Pierre Rosanvallon et Régis Debray, la démocratie représentative, forme politique née au XIXe siècle et accomplie dans les années 1960, s’est profondément transformée, notamment sous l’effet des médias. Debray évoque l’âge vidéosphérique, avec ses images, comme suite à la période graphosphérique basée sur l’écrit ; Eco stigmatise la démocratie populiste, émotionnelle. Quant à Rosanvallon, dont les thèses sont souvent reprises par le monde intellectuel, il décrit l’apparition d’une défiance des citoyens vis-à-vis d’un pouvoir perçu comme mauvais, néfaste, oppresseur. Cette défiance s’exprime par les médias et s’ajoute à une autre forme de défiance, plus profonde pourrait-on dire, manifestée par les courants libéraux se méfiant d’un Etat trop puissant, contraignant les libertés et marges de manœuvres des citoyens entreprenants. La défiance populaire, très répandue dans les classes précaires, tend à diaboliser le pouvoir, ne cherchant pas à le mettre à l’épreuve, usant sans réserve du préjugés et n’espérant rien d’un Etat perçu comme une instance au service des puissants et du profit.
Si le propre de la démocratie représentative est de donner mandat à un gouvernement pour que s’exerce une volonté générale dont l’orientation est choisie après un débat démocratique et rationnel, la démocratie à l’ère médiatique joue sur les émotions, la peur, la séduction. Dans une démocratie représentative, le citoyen est vigilant, mais laisse le temps au gouvernement d’agir, fait confiance aux instances de contrôle, puis jauge et juge en temps voulu, en examinant le fond de la politique menée et les résultats. Dans une démocratie d’opinion, l’individu scrute, observe les moindre détails des agissements des puissants, non sans une dose de voyeurisme, puis s’agite, réagit. L’individu est REACTIF, sa manie étant de tout commenter, de réagir sur tout, en utilisant notamment un nouvel outil, le net. La société est atteinte de réactivite aiguë, sorte de manie presque compulsive. A l’instar des achats compulsifs où le consommateur ne sait pas contrôler ses désirs, si bien que tout devient une acquisition possible, la réactivite décide que tout détail, toute parole, toute action, tout fait politique devient une cible possible pour la réaction.
Le consommateur compulsif est limité par la hauteur de son compte en banque, l’individu réactif est limité par son temps disponible. On retrouve là sous une modalité nouvelle l’équivalence temps-argent. Le temps est l’unité de compte dans le monde médiatique. On ne peut pas réagir plus que notre timing le permet. Il faut dormir, travailler, se déplacer, manger, se laver... De l’autre côté, les puissances médiatiques cherchent à influencer les téléspectateurs. L’unité de compte est la même, le temps de cerveau disponible. Pour la publicité, mais aussi pour servir la réactivite aiguë. Le citoyen réactif est en manque s’il n’a pas son lot de faits divers et autres révélations, phrases, postures, à l’instar du consommateur compulsif qui déprimerait vite fait si on le plongeait dans un monde sans vitrine ni centres commerciaux. La société a besoin de stimulants et de matière à réagir, à s’émotionner, se plaindre, se fusionner. Saluons les médias grand public pour leur travail de production d’images et de sons, judicieusement sélectionnés, où les uns agissent et disent, les autres réagissent et où le spectateur se nourrit et peut à son tout réagir face à l’action, ou réagir face à la réaction. François Hollande et Ségolène Royal figurent au palmarès des célébrités politiques les plus réactives.
Le lecteur aura noté que l’auteur de ce billet trace un constat, certes, mais semble réagir lui aussi au monde réactif, autrement dit, jouer d’une écume sémantique pour peindre le tableau d’une écume hyper-réactive se manifestant dans les médias, grands ou petits, interactifs le plus souvent, net, presse, radio, télé. Quel est le statut de ce phénomène ? Est-ce un mode de renforcement de la démocratie ou bien un édulcorant ? Platon mérite un détour, vous allez voir pourquoi.
Dans le Gorgias, Platon se plaît à effectuer une mise au point sur une catégorie d’individus qu’il ne portait pas dans son cœur, les sophistes, ainsi que les rhéteurs. Comme souvent, Platon use de détours allégoriques ou analogiques pour asseoir son argumentation et aller au but***. Pour expliciter l’essence (ou la non essence, autrement dit la superficialité) des sophistes, il présente quatre disciplines ; deux, la médecine et la gymnastique, opérant sur le corps et deux autres sur l’âme, la justice et la législation. Ces pratiques sont censées conduire l’homme et la cité vers un état de perfection, mais peuvent être falsifiées. Ainsi, la « cuisine » est présentée comme une médecine trompeuse et frelatée, faite de ragoûts. La toilette joue le même rôle vis-à-vis de la gymnastique, procédure frauduleuse visant à présenter un corps dans un apparat trompeur et artificiel, autrement dit, du cosmétique pour parler avec les termes de notre époque. A l’inverse, un corps non pas travesti par la toilette, mais traversée par la gymnastique se présente dans sa splendeur naturelle, avec formes et grâces. Platon n’a plus qu’à transposer et expliquer que la sophistique rapportée à l’art législatif, la rhétorique rapportée à la justice, sont comme la toilette face à gymnastique ou bien le ragoût face à la médecine***.
Maintenant, nous pouvons nous demander, en questionnant à la manière de Platon, quel est le statut de cette réactivite aiguë. Est-ce une manière de servir la démocratie, à l’instar des arts législatifs et judiciaires, ou bien de la médecine et la gymnastique au service du corps ; ou bien cette réactivite se présente-t-elle comme une expression frelatée, comparable aux frasques des rhéteurs, des sophistes, ou encore au travestissement de la toilette, au mauvais goût de la cuisine ?
La démocratie est fondée sur plusieurs arts, l’argumentation raisonnée et rationnelle, la bonne information, importante pour la vie citoyenne, l’éducation au sens critique, le débat de fond. Or, nous observons quelques dérives si bien qu’une forme frelatée de démocratie a vu le jour. On peut la désigner comme réacratie. Au lieu d’analyser les événements et de comprendre le monde, le réacrate pleure, se plaint, réagit, commente !
Prenons un exemple, le supposé cadeau effectué par un promoteur de Neuilly à Sarkozy. Voilà de quoi alimenter l’ardeur des réacrates qui ne manqueront pas de s’offusquer, de compter, comparer, voir si la presse relaie bien l’info, ou si Le Figaro est muet, ou si le JT de la Une est silencieux. Et pourtant, n’est-ce pas une affaire de détail ? Eu égard aux centaines de millions d’euros déversés en parachutes et autres stocks options, avec à la clé, une spoliation des travailleurs et de la Sécu. Et pourtant (bis), cette supposée connivence est répandue et, fraude ou pas, promoteurs, acquéreurs, investisseur et élus locaux sont parties prenantes. Voilà le fond à examiner. La question de fond c’est l’immobilier, la construction de logement sociaux, le prix des terrains, les décisions des maires quant aux permis de construire, les classements en zones constructibles, l’intervention du droit pour casser la spéculation, exproprier quelques propriétaires de terrains, municipaux notamment, pour bâtir du logement. Voilà les vraies questions qui devraient être posées et débattues mais, silence, trop d’intérêt. Quand bien même il y aurait une procédure judiciaire sur ces faits délictueux s’ils sont avérés, cela ne changerait rien à la spéculation, à la cherté des logements, à la pénurie d’HLM, au chantage exercé par la rente sur les locataires. Ce sont ces questions qu’une démocratie devrait aborder. Mais pour les médiacrates, mieux vaut livrer quelques faits, quelque soupçons, jeter en pâture quelque individu, pour faire de l’information cosmétique que chaque réactifs saura utiliser avant de faire sa toilette de réacrate et se présenter comme un réactif du cinquième pouvoir ! Il a fusionné avec la société du spectacle.
En résumé, la démocratie est faite de représentants élus qui gouvernent pour les citoyens. La réacratie s’y superpose, étant composée d’individus réactifs face au pouvoir des médiacrates qui ne sont pas élus, mais consacrés par l’audimat. Le citoyen est censé s’intéresser à la société, ses gouvernances et ses fondements, le réacrate s’intéresse à ce dont « tout le monde il en parle » et à lui-même.
*** Platon, Gorgias : Je dis qu’il y a deux arts qui se rapportent au corps et à l’âme. Celui qui répond à l’âme, je l’appelle politique. Pour l’autre, qui regarde le corps, je ne saurais le désigner d’abord par un seul nom. Mais quoique la culture du corps soit une, j’en fais deux parties, dont l’une est la gymnastique, et l’autre la médecine. En divisant de même la politique en deux, je mets la puissance législative vis-à-vis de la gymnastique, et la puissance judiciaire vis-à-vis de la médecine. Car la gymnastique et la médecine d’un côté, et de l’autre la puissance législative et la judiciaire [464c] ont beaucoup de rapport entre elles, car elles s’exercent sur le même objet ; mais elles ont entre elles aussi quelques différences. Ces quatre arts étant tels que j’ai dit, et ayant toujours pour but le meilleur état possible, les uns du corps, les autres de l’âme, la flatterie s’en est aperçue, non point par réflexion, mais par un certain tact, et, s’étant partagée en quatre, elle s’est insinuée sous chacun de ses arts, [464d] et s’est donnée pour celui sous lequel elle s’est glissée. Elle ne se met nullement en peine du bien ; mais par l’appât du plaisir, elle attire et séduit la folie, et s’en fait adorer. La cuisine s’est glissée sous la médecine, et s’attribue le discernement des aliments les plus salutaires au corps ; de façon que si le médecin et le cuisinier avaient
à se disputer ensemble devant des enfants, ou devant des hommes aussi peu raisonnables que les enfants, pour savoir qui des deux, du cuisinier ou du médecin, connaît mieux les qualités bonnes et mauvaises de la nourriture, le médecin mourrait de faim. Voilà donc ce que j’appelle flatterie, et c’est une chose que je dis laide, [465a] Polus, car c’est à toi que j’adresse ceci, parce qu’elle ne vise qu’à l’agréable et néglige le bien. J’ajoute que ce n’est point un art, mais une routine, d’autant qu’elle n’a aucun principe certain sur la nature des choses dont elle s’occupe, et qu’elle ne peut rendre raison de rien. Or, je n’appelle point art toute chose qui est dépourvue de raison. Si tu prétends me contester ceci, je suis prêt à te répondre. [465b] La flatterie en fait de ragoûts s’est donc cachée sous la médecine, comme je l’ai dit. Sous la gymnastique s’est glissée de la même manière la toilette, pratique frauduleuse, trompeuse, ignoble et lâche, qui emploie pour séduire les airs, les couleurs, le poli, les vêtements, et substitue le goût d’une beauté empruntée à celui de la beauté naturelle que donne la gymnastique. Et, pour ne pas m’étendre, je te dirai, comme les géomètres (peut-être ainsi [465c] me comprendras-tu mieux) que ce que la toilette est à la gymnastique, la cuisine l’est à la médecine ; ou plutôt de cette manière : ce que la toilette est à la gymnastique, la sophistique l’est à la puissance législative ; et ce que la cuisine est à la médecine, la rhétorique l’est à la puissance judiciaire. Telles sont les différences naturelles de ces choses ; mais comme elles ont aussi des rapports ensemble, les sophistes et les rhéteurs se confondent avec les législateurs et les juges, s’appliquent aux mêmes objets, et ne savent pas eux-mêmes quel est leur véritable emploi, ni les autres hommes non plus. Si l’âme, en effet, ne commandait point [465d] au corps, et que le corps se gouvernât lui-même ; si l’âme n’examinait point par elle-même, et ne discernait pas la différence de la cuisine et de la médecine, mais que le corps en fût juge et qu’il les estimât par le plaisir qu’elles lui procurent, rien ne serait plus commun, mon cher Polus, que ce que dit Anaxagoras (et tu connais cela, assurément) : toutes choses seraient confondues, on ne pourrait distinguer ce qui est salutaire en fait de médecine et de cuisine. Tu as donc entendu ce que je pense de la rhétorique : elle est par rapport [465e] à l’âme ce que la cuisine est par rapport au corps.20 réactions à cet article
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