La spéculation a bon dos !
A partir d’un article de Télérama - ’Comment la France est devenue moche’ - plusieurs questions restent en suspens. La grande distribution, principale accusée, est sans doute à mettre en cause dans la détérioration des paysages français. Plus que les urbanistes, les élus locaux, ou les agriculteurs ?
Dans le Télérama n°3135 sorti aujourd’hui, Xavier de Jarcy et Vincent Rémy ont livré les fruits de leur enquête sur la détérioration des paysages en périphérie des villes et villages français. Le sous-titre choque sciemment – Comment la France est devenue moche – sans point d’interrogation, avec une faute de syntaxe, et précédé d’un titre passe-partout. L’urbanisme à la française offre une vision large et consensuelle. Cela étant, l’article égratigne une profession sans préciser en quoi elle a accompagné le mouvement, plus que lutté contre lui. Les journalistes s’affligent de paysages abîmés mais ne bousculent personne.
David Mangin (La ville franchisée – 2003) brosse un historique de l’étalement urbain mais évite de se mettre à dos ses confrères. Un architecte-conseil de l’Etat en Haute-Vienne déplore que « dans un rayon de 40 kilomètres autour de Limoges, tous les villages ont construit dix, quinze, vingt maisons pour des habitants qui ne se rendent jamais dans le centre-bourg, puisqu’ils travaillent tous... à Limoges » : histoire déjà entendue (A Lindry, personne n’y pense, mais tout le monde rit). Mais, lui, quels conseils donne-t-il en Limousin ? Sont-ils suivis des faits ?
Les journalistes citent Jean-Paul Charié, député UMP du Loiret et auteur en mars 2009 d’un rapport sur l’urbanisme commercial, mais celui-ci est décédé en novembre. Jean-Pierre Sueur, sénateur socialiste du même département, abonde dans le même sens : « C’est partout le même alignement de cubes et de parallélépipèdes en tôle ondulée, le même pulullement de pancartes et d’enseignes. » Mais J.-P. Sueur n’attaque pas les maires qui délivrent les permis de construire. Un philosophe, éditeur de la revue Urbanisme ne tourne pas autour du pot, en parlant du tournant de 1983. Libérés de la tutelle des préfets, les maires signent à tout-va les permis de construire. Or, « la plupart des élus sont totalement incompétents en matière d’urbanisme, et de plus ont un goût exécrable. » Thierry Pacot fait toutefois figure d’exception au milieu de l’enquête de Télérama. L’ensemble tourne au procès sans accusés.
L’un ressort quand même, puisqu’il s’agit de la grande distribution. Celle-ci subit tant d’opprobre qu’elle ne souffrira guère de cette dernière attaque. Les arguments se mélangent, avec plus ou moins de bonheur. Xavier de Jarcy et Vincent Rémy oublient malheureusement leur sujet, l’enlaidissement des paysages par les zones commerciales. Les journalistes mettent en cause successivement l’automobile – reine, les enseignes championnes de la mondialisation et ouvrant des magasins en Chine, ou encore les patrons richissimes copinant avec les maires. Tout cela obscurcit la ligne directrice de l’article, sans même prononcer le mot de la fin. Dans une colonne latérale, on peut lire en effet la progression du nombre du nombre d’hypermarchés : 2 en 1960, 115 en 1970, 407 en 1980 et 1.400 en 2010. Au nom de la défense des petits commerçants, le législateur a forcé les grands noms de la distribution à agrandir sans cesse leurs magasins...
Le procès met en avant une victime expiatoire. Le pauvre agriculteur n’apparaît en effet, ni comme maire, ni comme propriétaire de terrains constructibles. Le Jean-Marc du Finistère du début de l’article a 48 ans, installé quelque part dans la grande périphérie de Brest. A côté de son exploitation, la première grande surface arrive en 1968, quatre ans avant la création de la zone d’aménagement concerté de Kergaradec. Les trois cents hectares longent aujourd’hui la quatre-voies, voisinant des quartiers pavillonnaires. Les parents de Jean-Marc sont en partie expropriés, puis ils « s’adaptent tant bien que mal, confectionnent des produits laitiers pour le centre Leclerc, avant de se reconvertir : la jolie ferme est aujourd’hui une des salles de réception les plus courues de Bretagne. » Maintenant, Jean-Marc explique aux journalistes de Télérama qu’il trouve la zone commerciale moche. Comme c’est triste.
Dans le dernier tiers de l’article, on retombe sur les agriculteurs, mais sans nom ni lieu. Les maires de petites communes ont en effet courageusement lutté contre la fermeture de l’école et favorisé l’installation de jeunes couples avec jeunes enfants (En pays briochin, les merveilles n’existent pas) « C’est la fuite en avant. Le mitage du paysage est renforcé par la spéculation foncière. Difficile pour le maire d’une petite commune de refuser à des voisins agriculteurs la constructibilité sachant que le prix du terrain à lotir est alors multiplié par dix ou vingt. » Là j’inonde mon mouchoir, tant l’émotion m’envahit. On savait pas, on pouvait pas faire autrement... S’enrichir dans le commerce, c’est vulgaire. Et en vendant des terres ? C’est la faute à la spéculation ! Des historiens ont avancé l’idée que la France des paysans a disparu sur le champ de bataille de Verdun. Il ne faut sans doute pas confondre l’âme et le corps...
Mais je ne vais pas démolir complètement cet article. Car sa lecture apprendra beaucoup, en espérant que les bobos n’y trouveront pas motif à brocarder leurs contemporains des périphéries... Qu’ils méditent en instant sur cet écart rappelé entre la distance parcourue moyenne du domicile au lieu de travail par les cadres (18 kilomètres) en comparaison de celles parcourues par un ouvrier (40 kilomètres). Je retiens donc pour finir des données chiffrées déjà en partie évoquées (sans leurs sources, il faut le regretter). Le nombre de voitures en France – 31 millions en 2010– fait présager le passage d’un cap symbolique, celui d’un véhicule pour deux habitants. Je n’oublie pas les 30.000 ronds-points français (pour 60.000 dans le monde), les 100.000 hectares de bonnes terres agricoles englouties chaque année dans la décennie 1990 (deux fois plus en moyenne que dans la décennie précédente), ou les 200.000 maisons individuelles construites dans la seule année 2007.
En m’appuyant sur cette date ultime, je relativise la conclusion de Xavier de Jarcy et de Vincent Rémy. Le côté tout va de plus en plus mal, sauf en Europe du Nord me déplaît souverainement. Je ne vois pas pourquoi je devrais souscrire à cette admiration sans borne pour les habitants des littoraux de la Baltique, alors que ceux-là même ne jurent que par les bords de la Méditerranée quand ils partent en vacances ! Le discours sur le développement durable émaillé de mort au carbone, et de sus aux grandes surfaces me laisse de marbre. En tout cas, les recommandations conclues par un trop tard ? me poussent à rétorquer 1916 face au millésime 2007.
Cette année-là, il y a près de quatre-vingt-quatorze ans, commença la plus meurtrière bataille de l’histoire. A une quinzaine de kilomètres de Verdun (carte), le haut-commandement allemand lança une offensive fin février 1916. Une fois la progression interrompue vers la préfecture de la Meuse, il s’entêta cependant à envoyer au feu des milliers de soldats, misant dans un second temps sur la supériorité démographique des Allemands face à une France vieillissante (archive Ina).
Entre le 21 février et la fin décembre 1916, 700.000 soldats français et allemands moururent sur le champ de bataille. Des dizaines de kilomètres carrés surplombant la rive droite de la Meuse (Woëvre) se métamorphosèrent en un vaste paysage martien, terre et chairs mêlées. Alors je rejette la phrase de Xavier de Jarcy et de Vincent Rémy. « Le Moyen Âge a eu ses villes fortifiées et ses cathédrales, le XIXème siècle ses boulevards et ses lycées. Nous avons nos hangars commerciaux et nos lotissements. » Tout cela n’est pas plus irrémédiable que l’artillerie de campagne tirant des dizaines de millions d’obus sur la campagne de Meuse en 1916. Que l’on parcourt les images de la Meuse vue du ciel pour constater qu’il ne reste rien de décelable de l’enfer boueux de Douaumont ou du Mort-Homme. La forêt sert de linceul sur une bonne partie du périmètre de la bataille. Des villages ont tout simplement disparu, comme Beaumont, Bezonvaux, Louvemont. De grâce, ne crions pas à la nuit sans fin.
La France n’est devenue moche ni sous le canon, ni par la bétonneuse. Ce qui est, passera. Quant aux coordonnateurs du désastre paysager, ils n’ont pas de morts sur la conscience, mais beaucoup d’argent gaspillé en pure perte. Le jour où l’on nommera un ministre des paysages, je promets de demander un détachement. A moins qu’un ministre ne prenne sous sa coupe un secrétariat d’Etat : pourquoi pas l’Equipement (feu) ou l’Agriculture ?!
PS./ Geographedumonde sur les paysages : Energie ventripotente (sur les éoliennes), Le fantôme des Tuileries (d’un projet de reconstruction du palais détruit), Après l’Or du Rhin, l’argent des lacs de Saxe (de la réhabilitation de friches industrielles en Allemagne), Oiseaux migrateurs, contre mouettes opportunistes (du classement en réserve naturelle d’une partie du golfe de Morbihan) et Faut-il toujours cultiver notre jardin ? (Analyse critique de la pensée de Gilles Clément).
Incrustation : curieuxlycee.
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