Le parlement n’est pas la Démocratie
Répondant à une question de Jérôme Guedj, député d’opposition, à propos du nombre de bénéficiaires de la retraite à 1200€, le ministre Olivier Dussopt répondait : « Je n’ai pas à répondre sur la manière dont je fais les prévisions ».
Voilà une grave erreur politique de la part d’un ministre. À travers la réponse à un député c’est le peuple qui est informé et les ministres doivent rendre compte aux citoyens des actions qu’ils conduisent et des raisons du choix des actions et de la manière dont elles sont conduites. Cette anecdote ministéro-parlementaire illustre à quel point les politiciens ignorent le sens du concept de Démocratie à moins que ce qui apparaît comme une ignorance soit en fait une stratégie machiavélique destinée à écarter le peuple du choix de son destin.
La démocratie est une forme d'organisation politique qu’Abraham Lincoln définissait par la formule : le « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». Le peuple, comme le définit Daniel Gaxie[1], c’est « la population des citoyens regroupée dans le cadre d'un territoire ». La démocratie est donc un système de gouvernement ou une forme de gouvernement du peuple où les citoyens sont en même temps les gouvernés et les gouvernants dans la mesure où les gouvernés sont associés aux principales décisions engageant la vie de la cité. Ce système dans lequel le peuple est à la fois sujet et souverain entraîne qu’un régime démocratique est supposé agir dans l'intérêt du peuple. Dans une société où règne l’individualisme (ou le corporatisme) le plus absolu ce n’est pas un mince problème que de cerner ce que peut être « l’intérêt du peuple ». C’est sur ce double obstacle que butte toute conception de la Démocratie comme l’indique Élisabeth G. Sledziewski[2] : « Toute la difficulté du concept de démocratie semble résider dans la définition du terme de “peuple”. Nombre de contresens, volontaires ou involontaires, sur l’identité politique du régime démocratique, tiennent à l’impossibilité de voir dans le demos autre chose qu’une foule, définie par son nombre plus que par sa qualité. D’où l’idée, apparemment indéracinable, que ce n’est pas parce qu’il est souverain que le peuple gouverne dans le régime démocratique, mais parce qu’il est nombreux. On peut dire que ce point est décisif. La réponse donnée à la question “qu’est-ce que le peuple ?”, la préférence donnée au nombre ou à la qualité commande la définition du terme de « gouvernement ». […] À la base de l’idée démocratique un principe intangible : le peuple est le sujet de la politique, et c’est de lui que procède tout pouvoir. » Ainsi, les doctrinaires du XIXe siècle comme François Guizot étaient antidémocratiques dans la mesure où ils étaient hostiles au principe de la souveraineté du peuple ; il semble qu’il en soit de même pour certains parlementaires et pour le gouvernement en 2023.
Aussi, est-ce une erreur que de dire que ce n’est pas « la rue qui fait la loi ». Dans une démocratie représentative le peuple confie aux parlementaires (députés et sénateurs) mais aussi au président de la République et à ses ministres le pouvoir de faire la loi mais en même temps ceux-ci ont le devoir de lui rendre compte non seulement les résultats de l’action politique mais aussi des moyens mis en œuvre pour élaborer et conduire cette action. L’élection, à quelque niveau qu’elle soit, législative ou présidentielle, ne consiste pas à donner un blanc-seing à celui qui est élu. Alors, dire qu’un projet (la réforme des retraites) figurait dans le programme électoral de celui qui a été élu rend obligatoire sa mise en œuvre alors que les conditions et les actions de la mise en œuvre n’étaient pas définies dans ledit programme, relève d’un mépris total de la condition de souveraineté du peuple. Dans la mesure où celui-ci n’était informé ni des conditions de mise en œuvre ni des actions nécessaires à cette mise en œuvre sa capacité de discernement politique était altérée, il peut donc, au moment où le projet prend forme d’un projet de loi s’y opposer avec les armes de son choix. Bien sûr, dans une démocratie représentative ce travail d’opposition est normalement dévolu aux parlementaires. Mais, et c’est ce qui se passe aujourd’hui en France, lorsque le peuple constate que les parlementaires n’iront pas dans le sens qu’il souhaite (pour ce qui est des parlementaires favorables au président de la République) ou que soutenant la position populaire ils n’auront pas assez de force pour contrecarrer le projet (pour ce qui est des parlementaires de l’opposition) le peuple s’empare à plein bras des modalités de protestation pour dire son refus, son mécontentement, sa désapprobation. Il peut alors utiliser des moyens qui peuvent apparaître violents ; il reste cependant à définir ce qu’est la violence. Peut-on considérer que mettre le pied sur un ballon à l’effigie de ministre ou de pendre un mannequin à l’effigie d’un ministre constitue une réelle violence plus que la publication par un journal satirique d’une caricature du président de la République nu une goutte de sperme perlant au bout de son pénis. Ce président de la République a sans doute été très affecté par cette caricature autant que les deux autres ministres ont pu l’être, c’est une violence affective mais ce n’est pas une violence physique et certainement pas une violence politique pire que d’autres. Je veux bien entendre qu’il n’y a pas de gradation dans les types de violence, je peux comprendre que les politiciens touchés par ces actions soient très affectés, pour autant de telles actions ne remettent pas en cause le principe démocratique ; en d’autres temps, pour répondre au ministre Olivier Dussopt, le peuple se serait occupé autrement de sa tête : en 1789 elle aurait vraisemblablement voyagé dans Paris au bout d’une pique. Mais depuis les citoyens ont été éduqués, c’est tout le travail de la 2e moitié du XIXe siècle avec son école républicaine chargée de formater les citoyens jusqu’à en faire des femmes et des hommes conformes à ce qu’écrivait Saint Augustin : « À force de tout voir, on finit par tout supporter… À force de tout supporter, on finit par tout tolérer… À force de tout tolérer, on finit par tout accepter… », sans doute est-ce de la soumission volontaire. Désormais, quand il veut manifester son mécontentement le peuple utilise plus de violence symbolique que de violence physique. Toutefois, je l’ai écrit souvent, les gouvernants de ce pays devraient se souvenir de cette phrase que prononça Martin Luther King en 1967 à Stanford : « au bout du compte, l’émeute est le langage de ceux qui ne sont pas entendus ».
Les chahuts des parlementaires à l’Assemblée nationale aussi excessifs qu’ils puissent être mais qui n’ont rien de nouveau, ni les grèves quand bien même elles bloquent une partie de l’activité économique du pays, ni les manifestations de citoyens ne mettent en péril la démocratie, tout cela appartient à l’essence de la souveraineté du peuple et à sa possible expression de sa volonté démocratique. Ce qui met en péril la démocratie ce sont les critiques systématiques des grèves et des manifestations par les parlementaires et les membres du gouvernement ainsi que par certains journalistes, c’est le détournement de la constitution par l’usage de l’article 47-1 qui restreint considérablement le temps du débat au Parlement et donne la possibilité au président de la République d’agir par ordonnance c’est-à-dire par oukase, par ce que de telles actions remettent en cause la souveraineté du peuple qui est le fondement du principe démocratique. La démocratie, en tant que système de gouvernement, n’a été mise en place en France que dans la seconde moitié du XIXe siècle ; certes on peut en voir les prémices intellectuelles, philosophiques et politiques, chez des auteurs plus anciens mais, à mon sens, c’est l’avènement de la IIIe République et la promulgation des lois constitutionnelles de 1875 qui ont fondé la démocratie comme régime de gouvernement de la France. Cet événement arrive au bout d’un très long processus de pensée qui fait écrire à Pierre Bouretz[3] : « Et tel n’est pas alors le moindre paradoxe de la pensée politique française de la fin du XIXe siècle que d’inventer une politique qui installe définitivement la démocratie à partir d’un des systèmes qui produit la philosophie et qui entretenait un rapport pour le moins ambigu avec elle. »
La Démocratie est un concept et un objet philosophique et politique complexe qui a évolué au cours de l’histoire en suivant l’évolution de la société mais elle n’est pas en péril sauf à continuer à mépriser le « Peuple » ce qui revient à nier sa souveraineté qui est le socle fondateur de la démocratie. Sans doute est-elle amenée, parce qu’elle est un corps vivant, à évoluer notamment pour mieux prendre en compte la voix du peuple dans un monde où le temps « s’est accéléré » et où il faut attendre des échéances électorales, désormais considérées comme trop éloignées l’une de l’autre, pour demander des comptes aux représentants des citoyens et aux gouvernants. Ainsi, un retour au septennat serait une erreur comme d’avoir permis que la Constitution puisse être modifiée autrement que par référendum.
[1] Daniel GAXIE, « DÉMOCRATIE », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 18 février 2023. URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/democratie/
[2] Elisabeth G. Sledziewski, Démocratie, dans Nouvelle histoire des idées politique, sous la direction de Pascal Ory, Hachette, coll. Pluriel, 1987
[3] Pierre Bouretz, d’Auguste Comte au positivisme républicain, dans Nouvelle histoire des idées politique, sous la direction de Pascal Ory, Hachette, coll. Pluriel, 1987
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