Le régime politique de la République d’Athènes est-il transposable dans notre société ?
Il arrive fréquemment, dans les blogs et sur les sites participatifs des médias du web, que des internautes proposent que soit mis en place dans notre pays un système politique inspiré de l’antique République d’Athènes. Son principe directeur : la « démocratie directe » basée sur le tirage au sort de citoyens appelés à légiférer. Faut-il voir dans un tel projet une bonne idée pour notre société contemporaine ou l’expression d’une utopie ?
Comme chacun le sait, notre monde politique doit beaucoup à la culture hellénique, et notamment à la langue grecque. Celle-ci a d’ailleurs contribué à exprimer des concepts essentiels qui, depuis des siècles, ont façonné l’organisation des nations et des sociétés :
Monarchie : le pouvoir d’une personne unique ;
Aristocratie : le pouvoir des élites ;
Démocratie : le pouvoir du peuple ;
Oligarchie : le pouvoir d’une minorité ;
Ploutocratie : le pouvoir des puissances d’argent.
À ces noms d’origine grecque, il convient d’ajouter celui de tyrannie : il désignait dans l’Antiquité, non un système politique, mais un régime soumis à un individu qui s’était emparé du pouvoir par la force pour l’exercer selon sa volonté (hors de tout cadre codifié comme il en existe en monarchie).
Dans les sociétés modernes, ce mot a été remplacé par celui de dictature. Un nom qui fait référence, au plan étymologique, à celui qui commande, qui « dicte » ses ordres sans en référer à quiconque. Et cela, que ce personnage ait conquis le pouvoir par la voie légale, par la ruse, ou grâce au soutien des forces armées.
Seul ce mot, d’origine latine, échappe à la nomenclature des pouvoirs d’étymologie grecque.
Au 5e siècle avant JC, un constat s’est imposé : le régime aristocratique en vigueur dans la République d’Athènes était corrompu et ne cessait de creuser les inégalités sociales pour servir les intérêts particuliers des puissants. Et cela au risque de provoquer tôt ou tard de graves désordres dans la société de cet état, certes modeste par la superficie et la population, mais grand par son influence politique et commerciale. Une influence que des émeutes ne pouvaient manquer d’affaiblir, ce dont auraient pâti toutes les couches de la société athénienne. C’est dans ce contexte qu’à l’initiative de quelques intellectuels – le plus connu étant Clysthène –, a été mis en place un régime démocratique original en partie basé, à différents échelons politiques et judiciaires, sur le tirage au sort.
En réalité, le système athénien n’était pas, loin s’en faut, aussi simple que la représentation, le plus souvent erronée, partielle ou idéalisée, qu’en ont de nos jours la plupart de ceux qui en brandissent les incomparables vertus pour tenter de les promouvoir. Le territoire de la cité-état d’Athènes, l’Attique, était alors réparti en 3 entités (la ville, la côte et l’intérieur), elles-mêmes composées de secteurs nommés trittyes. Ce découpage permettait de constituer les 10 tribus qui toutes, étaient composées de 3 trittyes d’origine différente – une de la ville, une du littoral et une de la campagne – pour limiter le pouvoir des puissants de la métropole.
50 citoyens étaient tirés au sort dans chaque tribu afin de représenter le peuple au sein de la Boulè. C’est cette assemblée législative d’amont, formée de 500 citoyens, qui déterminait l’ordre du jour des projets de loi. Ceux-ci étaient ensuite soumis au vote à main levée des 6000 citoyens (jauge maximale) librement réunis dans le cadre de l’Ecclésia, l’assemblée législative décisionnaire. Comme au sein de la Boulè, étaient exclus de l’Ecclésia les femmes, les « métèques » (étrangers) et les esclaves. Sans doute faudrait-il également parler des autres institutions, à la fois politiques et judiciaires, qu’ont été l’Aréopage et l’Héliée. Mais au risque d’embrouiller encore le propos.
Peut-on s’inspirer de cette république antique pour améliorer le fonctionnement de nos démocraties modernes ? D’aucuns, séduits par le concept de « démocratie directe », le pensent et l’expriment régulièrement sur les forums du web et dans les réseaux sociaux. Mais de quoi parle-t-on en évoquant la république d’Athènes ? En réalité, d’un état dont la population culminait aux alentours de 250 000 personnes, soit grosso modo celle de villes comme Bordeaux ou Lille. Une population à rapporter aux millions, voire aux dizaines de millions d’habitants des états occidentaux comme la France ou les autres nations de l’Union européenne. Ajoutons à cela qu’au moins 60 % des habitants d’Athènes n’avaient pas voix au chapitre, soit parce qu’il s’agissait de femmes ou d’enfants, soit parce qu’ils n’avaient pas le statut de « citoyen », ce qui ramenait de facto le corps électoral à un maximum de 100 000 personnes !
23 000 pages de lois françaises !
Imagine-t-on sérieusement que gouverner une population aussi peu importante en nombre de citoyens plusieurs siècles avant JC ait nécessité des ressources juridiques très étoffées ? Non, évidemment. On était en ce temps-là bien loin de l’« arsenal » d’une nation contemporaine, de surcroît engagée dans des échanges planétaires régulés par de nombreux traités internationaux. Rien qu’en France, l’historien et maître de conférences à Sciences-Po Bruno Fuligni nous a indiqué dans son livre Les lois folles de la république que notre pays était en 2021 régi par 89 185 textes législatifs – soit 23 000 pages – auxquels il faut ajouter 242 663 textes réglementaires !
Certes, l’on pourrait – ce devrait même être une priorité – « toiletter » régulièrement cette impressionnante masse législative et réglementaire pour la débarrasser des articles obsolètes, des scories inutiles et des redondances. Mais la réduire de quelques pourcents serait déjà un remarquable exploit. Et en admettant que ce travail fastidieux puisse aboutir, imagine-t-on sérieusement que des textes d’une grande complexité pour la plupart d’entre eux puissent être portés par des personnes tirées au sort pour un mandat de durée limitée et ne disposant d’aucun réseau d’experts techniques et juridiques ?
On touche là à la question centrale de la pertinence du recours à des citoyens tirés au sort. Sur un plan nettement plus modeste que la gouvernance d’un pays, la justice correctionnelle en France a fait l’objet, entre 2010 et 2013, d’une expérimentation initiée par Nicolas Sarkozy, alors président de la République, qui souhaitait « rapprocher le peuple de la Justice ». Coûteuse et génératrice de pertes de temps significatives en termes de formation et de procédures alourdies, cette expérience – qui consistait à adjoindre deux assesseurs citoyens au trio de magistrats professionnels – a très vite été abandonnée. Mais surtout il était clairement apparu en amont que les champs de l’expérimentation devaient, comme aux assises, être limités à des faits accessibles à la sensibilité de chaque assesseur tiré au sort sans qu’il soit nécessaire de faire appel à des compétences particulières. Raison pour laquelle ont été justement bannies de cette expérimentation les comparutions devant les chambres correctionnelles spécialisées appelées à statuer dans des affaires juridiquement très complexes portant par exemple sur le droit du travail, le droit des affaires, la propriété intellectuelle, les abus de biens sociaux ou les fraudes fiscales, pour ne citer que ces domaines-là.
Mais revenons à la politique en nous posant cette question : existe-t-il dans le monde des pays dont au moins une partie significative du personnel politique est tirée au sort ? La réponse est clairement : Non, cela n’existe nulle part. Quelques emplois du tirage au sort en politique ont pourtant été théorisés – par exemple en France par les philosophes au temps des Lumières –, et des expériences ont été tentées ici ou là dans quelques rares pays, mais sans qu’aucune n’ait été pérennisée. En définitive, il n’y a que dans le domaine de la Justice que le tirage au sort a réussi à s’imposer. Encore n’est-il en vigueur que dans un petit nombre de pays – l’Allemagne, l’Angleterre et le Pays de Galles, l’Espagne, les Etats-Unis, la France et l’Italie –, le plus souvent pour juger les atteintes aux personnes.
En conclusion, un régime politique comparable à celui de la République d’Athènes est-il transposable dans notre société ? Là encore, le rêve passe car la réponse est Non. Et en l’état de nos sociétés, aucune nation de quelque importance n’envisage d’adopter un régime de démocratie directe peu ou prou inspiré de l’histoire politique grecque. Cela ne veut pas dire que tout soit à jeter dans le système athénien, loin s’en faut, mais un tel régime est manifestement inadapté à notre époque, eu égard à l’extrême complexité des sociétés contemporaines.
Bien que le sujet soit fréquemment débattu et donne lieu parfois à des échanges vifs sur les forums, le constat s’impose de lui-même : la démocratie représentative reste, de loin, le meilleur système politique, fût-ce par défaut. Encore faudrait-il, pour qu’elle soit exercée partout de manière satisfaisante au service des citoyens et non d’une élite ploutocratique comme elle tend à le faire ici et là, qu’elle soit soumise à la critique sans complaisance de contre-pouvoirs indépendants suffisamment puissants pour prévenir les dévoiements !
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