Le Travail est-il une valeur ?
Plus personne aujourd’hui ne semble contester que le travail soit une valeur essentielle. Mais il est loin d’en avoir d’en avoir toujours été ainsi. Pendant longtemps, ce thème a semblé l’apanage exclusif d’une certaine droite pétainiste et ultra conservatrice, associé dans un fameux triptyque à la famille et à la patrie. Ce n’est que depuis la présidence de Sarkozy en 2007 et plus encore aujourd’hui, qu’il refait surface au 1er plan des préoccupations politiques et enjeu majeur de l’élection actuelle.
Le terrain d’une telle régression avait d’ailleurs été préparé par la démission de la gauche face au nécessaire maintien de son héritage idéologique. De fait et de façon unanime, les esprits contemporains quels que soient leurs familles politiques semblaient conditionnés pour trouver naturelles des notions telles que la promotion du mérite, la réussite sociale ou le rejet de l’assistanat. La civilisation des loisirs appelée de leurs vœux par les élites intellectuelles des années 70 a fait place à un appétit de jouissances et de luxe que l’exaltation du travail par les bénéfices qu’il procure semble être seul en mesure de combler. Mai 68 n’est pas étranger à cette lente maturation des esprits, comme s’inscrivant dans la continuité d’une évolution de type consumériste, privilégiant le bien être individuel au détriment des enjeux collectifs. Cela se traduisant sur le terrain des mœurs par une recherche ludique de qualité de la vie, impliquant que l’on se donne à tout prix les moyens nécessaires pour satisfaire de façon hédoniste des besoins sans cesse renouvelés et la plupart du temps superflus. Quant aux héritiers légitimes de l’esprit libertaire, la décroissance face à ce qu’ils considèrent comme une impasse, leur semble être la seule alternative, avec ce qu’elle implique pourtant d’horizons chimériques et de régression économique.
Le travail n’est pas une valeur abstraite, mais une réalité d’ordre factuel. Il y a d’abord plusieurs sens du terme travail. Selon qu’on s’accorde à lui attacher une notion de pénibilité, il pourra être tour à tour torture (sens premier du mot tripalium), ou plaisir. Ce qui parfois il est vrai revient au même ! La malédiction biblique ne s’attachait pas tant au travail en lui-même qui était la condition naturelle de l’homme au jardin d’Eden, qu’au fait qu’après la chute, celui-ci est devenu pénible. Pendant des siècles, la condition de l’homme libre a été justement d’échapper au travail, conçu comme une activité servile et dégradante au service d’un autre. L’esclavage a peu à peu été remplacé par le servage au Moyen Age, selon une logique qui voyait pour les maitres du sol plus d’intérêt à laisser le cultivateur partiellement responsable de son unité de production qu’à le maintenir dans les liens d’une servitude peu motivante et donc improductive. La notion de service loin d’être dégradante allait selon le même processus devenir honorable chez les nobles et le travail manuel lui-même enfin valorisé pour la première fois avec le succès des ordres monastiques astreints à la règle bénédictine. Enfin aux époques modernes et contemporaines, le salariat s’est généralisé, jusqu’à ce fait majeur qu’il est devenu aujourd’hui. Par la même occasion et paradoxalement, cette situation de contrainte de fait s’est accompagnée d’une exaltation sans mesure de l’activité productive au service de la société, pour en faire la condition naturelle et normale de l’homo economicus actuel. C’est au marxistes que l’on doit l’association de la valeur au mot travail, par opposition à ces improductifs immoraux que représentent les usuriers tenants du capital ou les parasites du sous prolétariat. Depuis, cette réhabilitation du travail qui est à l’origine un thème marxiste a été récupérée par le patronat et les élites conservatrices. La valeur travail, jadis référent identitaire de la classe ouvrière s’est aujourd’hui étendue à ses maitres qui s’en sont approprié l’éthique stakhanoviste et tentent aujourd’hui de l’imposer à tous comme une réalité à la fois incontournable en raison de la crise et moralement légitime, face au laxisme des mœurs issu de mai 68 qui culmine avec l’adoption de la loi sur les 35 heures.
C’est oublier un peu vite que l’essentiel des conquêtes sociales depuis le milieu du XIXème porte sur la satisfaction des revendications des travailleurs concernant la réduction du temps de travail et la hausse des salaires. La majeure partie de ces avancées ayant été réalisée dans le contexte de la grande dépression des années 30, quels que soient les pays et tous régimes confondus.
L’exaltation sans mesure du travail contemporain a pour corolaire obligé la lénification abrutissante des esprits dont les capacités critiques seront naturellement détournées au profit de la mobilisation forcenée de toutes leurs forces productives. C’est tout le sens de l’éducation moderne qui ne vise pas tant à instruire ou épanouir qu’à abrutir l’apprenant, en vue d’en faire un citoyen soumis et un travailleur zélé. En ce sens les esprits sont bien préparés à ce totalitarisme de la pensée qui nivelle tous les hommes à la condition unique de travailleur, un peu comme l’était celle de soldat dans les sociétés archaïques, réactualisées avec le succès qu’on lui connaît par le fascisme et le nazisme.
Quel progrès l’humanité aurait elle pu connaître si des catégories entières d’hommes n’avaient été soustraites à l’impératif de produire à des fins de recherche scientifique ou d’embellissement artistique de leur quotidien ? Dès les temps préhistoriques, tous les hommes n’étaient pas dévoués à la chasse, mais certains d’entre eux se consacraient à la recherche de ces simples qui ont permis d’établir la première pharmacopée. Au Moyen Age, qui aurait pu penser que les prières des moines étaient inutiles et que serait devenu le trésor spirituel de l’humanité si ces hommes instruits n’avaient passé de longues veilles à recopier les précieux manuscrits de l’antiquité ? La plupart des grands auteurs ou des grands savants auraient ils été à même de bien conduire leurs travaux s’ils en avaient été détournés par les impératifs chronophages d’un astreignant salariat ?
Toute valeur est par nature excluante. Elle se définit avant tout comme un choix, marqué par une adhésion à ce que l’on croit être primordial et essentiel. On aura donc telles ou telles valeurs, qui ne seront pas les mêmes que celles de telle ou telle autre communauté.
On sait à quel point le débat sur l’existence de valeurs universelles enflamme les esprits. Les uns n’ayant que trop la tentation d’imposer aux autres celles d’un Occident triomphant. Il en va de même pour la valeur travail que la droite essaie à toute force de faire admettre comme un impératif universel, ce à quoi elle parvient d’ailleurs sans trop de difficulté.
Et pourtant, en dépit de cette vocation universaliste, le débat qu’elle instaure est de nature à diviser et à exclure. Il y aurait il donc deux catégories de citoyens : ceux qui travaillent et les autres ? Ou plutôt, comme avant 1848 les citoyens actifs, bénéficiant d’un bon revenu et à ce titre jouissant du droit de vote et les citoyens passifs qui en étaient exclus en vertu du suffrage dit censitaire.
Pour qu’il y ait valeur, il faut qu’il y ait choix et l’on ne peut parler de choix pour ce qui est une nécessité. A plus forte raison, encore moins pour ce qui pourrait devenir une contrainte.
En voulant imposer ce thème de la valeur travail et en prônant des devoirs nécessaires aux chômeurs en contrepartie de leurs droits, la droite en dénature l’esprit en en ôtant la liberté. Cette liberté qui est la condition même de l’adhésion à des valeurs librement acceptées.
Quand les valeurs sont à ce point corrompues qu’elles se font l’instrument d’une élite hautaine et méprisante, destinées davantage à exclure qu’à se donner en exemple, elles servent l’oppression au lieu d’émanciper.
Peut être un jour bientôt oublierons nous l’histoire pour ne pas nous rappeler qu’autrefois des hommes étaient libres.
Voila pourquoi la droite néo conservatrice a commis dans ce débat sur les valeurs une double faute : Celle d’exclure d’abord et d’imposer ensuite.
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