Les leçons oubliées de l’Histoire
Aussi farfelu que cela puisse paraître, nous sommes précisément dans la même situation qu’avant 1789. M. Sarkozy a connu une ferveur populaire aussi intense que celle qui jadis l’entoura, l’entrée en fonction d’un certain Louis XVI à son avènement. Et comme Louis XVI, c’est la vie privée du président, qui a favorisé le "décrochage" avec les citoyens.
Il est aujourd’hui question de réviser la Constitution. Changer les institutions est sensé, puisque celles-ci méritent correction. Mais la France ne pourra aller vers le "changement" si ce changement ne touche pas tout l’édifice.
Va-t-on vers une vraie réforme de l’Etat ? Un vrai "changement" ? (Car M. Sarkozy ne doit pas oublier, et l’UMP particulièrement, que ce qu’ont promis l’ensemble des partis politiques, et notamment l’UMP, c’est une réforme de la "pratique" de la politique. Tout changement institutionnel, sans changement dans la pratique politique, ne saurait être efficace.)
On peut se le demander. Ce qui est très étonnant, enfin pas tant que ça, ce sont les parallèles avec l’époque de Louis XVI.
En effet, avec Louis XIV (comme avec le général de Gaulle) se créèrent les bases d’un Etat moderne, non par l’autocratie ou l’envoi d’armées de fonctionnaires, mais par la fidélisation progressive des grands, des clientèles ministérielles, par l’intégration des réseaux périphériques et de l’aristocratie au corps politique. La République, de son côté, "reprit la recette" avec notamment l’ENA, les fonctionnaires payés par l’Etat (donc "dociles"), les réseaux de grands écoles (polytechnique, les Mines, etc.) destinés à "renflouer" les serviteurs de l’Etat.
Le pouvoir royal n’était pas seulement le suprême régulateur des tensions sociales et des équilibres politiques. Une vigilance élémentaire l’incitait à contrôler son champ d’action, à délimiter sa sphère d’influence, afin d’empêcher l’empiètement des corps, voilà pourquoi, tout en étant rassembleur, il devait être aussi diviseur. C’était la condition de sa survie.
Avec ses fonctionnaires dévoués, salariés de l’Etat, le Contrôle général était devenu une administration solide et efficace. Mieux secondés par les subdélégués, les intendants servaient le pouvoir central avec davantage de zèle et de rigueur.
Mais comme dans les « villages Potemkine » ces décors politiques de l’Ancien Régime n’étaient que des façades. L’Etat soumis au caprice des grands, et des « Parlements » (comme aujourd’hui il est soumis à la finance, aux syndicats, à l’économie, et d’une certaine manière à Bruxelles), l’Etat restait structurellement en situation de grande faiblesse. La loi subissait sur le terrain le même discrédit : minutieusement préparée au sommet de la pyramide, elle restait inappliquée à la base, faute de moyens, de volonté d’agir ou tout simplement parce qu’elle était impossible à mettre en place. (Quelle ressemblance n’est-ce pas avec l’époque contemporaine !)
Tout reposait en définitive sur le roi. La forte personnalisation de la monarchie sous Louis XIV, marquée par la suppression de la fonction de Premier ministre, se retournait contre elle, avec un successeur moins enclin à jouer son rôle. (C’est pourquoi il nous faut absolument conserver cette fonction, dans notre pays ! Tout le monde ne peut être M. Sarkozy !) Faute d’autorité, les dissensions et rivalités se multipliaient dans les ministères. Le caractère même du monarque expliquait la situation : Louis XV ne manquait ni d’intelligence ni de bon sens et encore moins de clairvoyance, mais où était son énergie, sa volonté de gouverner ? (Avec des ministres dansant sur leurs pieds, un président "mou" et un Parlement docile, comment la France pourrait-elle fonctionner ?)
L’union étroite des élites, crispées sur leurs prérogatives, formait un écran entre elle et le peuple. La crise de l’Etat entraînait des réactions en chaîne de replis, de frustrations, de surenchères communautaires ou corporatistes. (Comme aujourd’hui, des replis régionalistes ou des revendications ethniques ou corporatistes.)
Devant une société en pleine mutation, la Cour, ankylosée dans une morosité oisive et parasitaire, éclatée en petites coteries (comme le sont les partis politiques) où macéraient de mesquines rancœurs, cherchait sa raison d’être. Les modes, le bon ton, le bon goût, l’esthétique, les idées nouvelles jaillissaient de la capitale, tandis que la Cour, qui avait perdu tout pouvoir d’attraction, était régulièrement stigmatisée comme un lieu de dilapidation et de dépravation, nouvelle Babylone servant d’abcès de fixation à l’imaginaire populaire. Mais ne dirait-on pas l’image même que porte la classe politique, dans son ensemble, à tort ou à raison ?
La reine, de son côté, nuisait à son image. Les acclamations des Parisiens devinrent plus tièdes. Ainsi que l’impératrice l’avait prévu, les plumes, les pompons, les bijoux, les jeux de hasard, tout avait fini par se savoir dans le peuple, et l’on se mis à regarder la reine comme autrefois les maîtresses du Bien-Aimé, qui gaspillaient l’argent de l’Etat. Un peu comme aujourd’hui, les manques d’exemplarité des élus et la "désertion" des parlementaires des palais de la République, sans parler du président de la République, suscitent des réactions diverses et variées au sein de la société.
Le 29 juin 1777, Necker réunissait entre ses mains toutes les fonctions directrices des Finances, avec le titre de directeur général des Finances. Le lendemain, il s’installait. Il était suffisamment riche pour se passer de tout traitement. Il refusa de percevoir les 200 000 livres d’appointements, mais aussi les gratifications des pays d’Etats, dédaignant jusqu’aux pots de vin, auxquels il pouvait prétendre lors du renouvellement des baux de ferme et des traités de régie : cela produisit un excellent effet dans l’opinion. Necker savait soigner son image. C’était un vrai communicateur au sens moderne du terme.
C’était un homme austère qui se consacrait sans relâche à ses fonctions du matin au soir. Il ne travaillait avec le roi qu’en présence de Maurepas (Premier ministre officieux) chez lequel il se rendait avec la crainte de voir balayer ses multiples projets.
Avec méthode, il s’attela à la réforme de la pléthorique administration des Finances. En même temps que la suppression des intendants des finances, il remplaça les cinq offices, moins prestigieux, d’intendants du Commerce, par des commissions (ce qui en faisait des fonctionnaires révocables) et créa un comité de contentieux fiscal, composé de trois magistrats réputés. Il réduisit de 48 à 12 le nombre de receveurs généraux, chargés de la levée des impositions directes. En outre, les 12 survivants, au lieu de percevoir une ristourne sur le montant des impôts levés, ne touchèrent plus qu’un traitement fixe. C’était mettre fin aux nombreux abus dans le maniement des deniers publics auxquels s’étaient livrés ces officiers comptables. Necker diminua aussi le nombre des trésoriers particuliers des départements de la Guerre et de la Marine.
Son esprit d’économie se porta naturellement sur la Cour que n’avait pu réformer Turgot ou Malesherbes. En ce domaine, il agit avec prudence, sachant qu’il allait toucher des intérêts acquis très puissants. Les titulaires des principales charges, s’étaient emparés du droit de vendre des offices subalternes qui dépendaient d’eux. Un édit supprima quelques offices inutiles. A la place, fut institué un Bureau général d’administration des dépenses, placé sous l’autorité conjointe du secrétaire d’Etat de la Maison du roi, et du directeur général des Finances. Un mois plus tard, 406 offices du service de Bouche et du Commun, furent remboursés à leur propriétaire.
Trois mois après, le personnel de Chasse était réduit de 1 300 titulaires. Comme on pouvait le deviner, ces multiples suppressions courrouçaient fort les intéressés, provoquant des concerts d’imprécations. On se lamentait sur la fin prochaine du Beau Royaume de France ! La meute affamée de courtisans faisait appel à la pitié du roi, invoquant la tradition, pour conserver ses privilèges. Heureusement pour Necker, le roi soutenait sa politique réformatrice, envoyant les uns après les autres, les courtisans médusés de ne pas avoir fait faillir ce roi qu’on disait faible !
Parallèlement, Necker essayait de canaliser les grâces – pensions, appointements, gratifications extraordinaires – qui coûtaient très chers, mais que la reine, généreuse ! Donnait sans compter à sa coterie. Et ce que la reine voulait, le roi le désirait. Donc… Toutefois, Necker réussit quand même à obtenir moins de libéralités, permettant ainsi de réduire les nombreux doubles emplois, ou les versements indus. Malgré tout, s’il était possible de supprimer quelques galopins en cuisine, les plus onéreuses charges, résistaient victorieusement. Il est toujours plus facile de réduire les fonctionnaires "de base" que les hauts fonctionnaires !
Avec la même détermination, Necker s’attaqua à la réforme des fermes et régies, fort onéreuses pour l’Etat : la régie de la loterie royale, dont il supprima plusieurs postes d’administrateurs ; la ferme des postes qu’il changea en régie directe ; la compagnie des étapes chargée de la fourniture des vivres et fourrages aux troupes dont il réduisit le nombre de régisseurs. Il fusionna plusieurs régies des aides en régie générale des domaines, deux pierres en attente d’une réforme plus complète. Il en résulta de substantielles économies et l’élimination de quelques parasites de la finance.
La ferme générale restait le gros morceau. Necker attendit la fin du bail de cette « société » aux multiples « actionnaires ». Il devait la démanteler pour donner le gros du morceau à la régie générale. A la fin de l’année 1780, c’était fait et à l’administration générale des domaines, qu’il venait de créer. Les nouveaux fermiers (des sortes d’actionnaires) se virent libérer des croupes et pensions, mais ne perçurent plus qu’une rétribution fixe annuelle et ne furent intéressés au profit que si le produit de la compagnie dépassait largement le montant du forfait fixé au départ, la différence tombant dans les caisses de l’Etat. L’économie, une fois de plus, fut substantielle. Ce système, qui mettait fin aux gains exorbitants des financiers, se rapprochait ainsi de la régie. Il reçut de l’opinion un accueil extrêmement favorable au point que personne, jusqu’à la Révolution, n’osa y toucher.
Pour arriver à faire ces réformes, Necker avait été assez habile pour se concilier la reine, non en soldant ses dettes, mais en lui expliquant avec douceur et respect l’embarras du royaume et la nécessité de réduire le train de vie de l’Etat. Quand les ministres, président, parlementaires, participeront-ils à l’effort commun ? On se le demande !
Il fallait aussi se concilier le roi, pour qu’il élimine un opposant, qui plus est incompétent. Tel était Montbarrey, ministre de la Guerre. Ce dernier préférait faire la fête avec sa maîtresse, plutôt que de s’occuper de ses fonctions ! Résultat, les commis dirigeaient à sa place. A peine le tenaient-ils informé, ce qui était pour le moins fâcheux en période de guerre. Heureusement, ce mauvais ministre ne dura pas longtemps, et fut remplacé par M. De Ségur, homme courageux, à la rude franchise, plein d’énergie et de fermeté, imperméable aux intrigues de Cour, capable de remettre de la discipline dans les armées.
Evidemment, cette ascension prodigieuse lui fit beaucoup d’ennemis. (Comme M. Borloo !) Et au contraire du sieur De Ségur, Necker était d’une vanité maladive. Une flatterie ? Il était au Ciel ! Une piqûre ? Il voulait mourir !
Il s’en fit encore plus, mais cela était nécessaire pour lui assurer popularité et confiance, en publiant un compte-rendu de la situation des finances publiques, qui eut un effet foudroyant. Dans ce compte-rendu, Necker cherchait certes à se mettre en valeur, mais surtout révélait le chiffre des pensions, des grâces, des pots de vin, des intérêts dans les fermes et les régies, les marchés publics. En un mot, il s’attaquait aux vices de la Cour et aux rouages encrassés de la machine royale.
Le peuple, qui jusque-là avait surtout observé le déroulement des séances des notables, et leur bien maigre résultat « on remet ça à plus tard » en gros, pouvait désormais se faire une opinion sur la situation de la France. Tout le monde savait maintenant le délabrement des finances et l’incapacité du pouvoir central à y remédier seul. L’impuissance publique reflétait sa détresse, prouvant ainsi aux Français la nécessité de faire venir une certaine « Assemblée » pour aider le roi dans sa mission.
Seul problème, ladite « Assemblée » ne pouvait, après les notables, qu’être les Etats généraux, or ces derniers fichaient une trouille incroyable à la monarchie, non sans raison. Mais, auprès des Français, les Etats avaient la légitimité pour parler en leur nom, et par conséquent, du fait de leur rareté, porteurs d’un immense espoir.
Ces Etats étaient d’autant plus désirés, que chaque jour on apprenait les dépenses faramineuses de la Cour, et que parfois sans vraiment vouloir mal faire, une certaine reine de France prouvait une fois sa frivolité en achetant « pour ses enfants » des domaines dont le coût, modeste pour la reine, ne pouvait qu’apparaître astronomique aux yeux de ses sujets. (Un certain président de la République fait des vacances de luxe !)
Le roi essayait de son côté de faire des économies. On réduisit ainsi le personnel de la Maison du roi (A quand la même chose à l’Elysée ?), on fusionna la Grande et la Petite Ecurie, le nombre de chevaux fut réduit de moitié. Enfin, on se décida à tailler dans le vif du maquis broussailleux des pensions de la Cour, au désespoir de la haute noblesse privée de son argent de poche, et l’on décida même de vendre plusieurs châteaux, même si cette étape fut plus difficile à dire qu’à faire.
Brienne, succédant à Necker, réforma l’administration centrale, fusionnant les finances avec le commerce, réduisant les bureaux. Rationalisation de l’Etat, donc.
En mars 1788, petite révolution administrative : le Trésor Royal n’eut plus qu’une seule caisse, au lieu des caisses autonomes affectées à diverses dépenses, ce qui avait rendu jusqu’ici impossible les péréquations. L’unité budgétaire naissait. Le compte-rendu prévisionnel rendu aux notables, comme promis, était clair, lisible et surtout vrai. On sortait enfin des jongleries hasardeuses des précédents ministres. Bref, le gouvernement devenait adulte, et cessait de cacher ses fautes. La France repartait donc dans le bon sens, même si évidemment la situation était loin d’être la panacée. En effet, après les efforts méritoires, destinés à redonner un peu confiance, et surtout à montrer que le roi se décidait à bouger, il fallait passer aux réformes. Ce qui est peu de dire, n’allait pas se faire sans problème.
Parce que pendant que les sujets du roi de France patientaient, attendant des signes de réformes, dans ce « Royaume de l’utopie » on passait son temps à se jalouser, à se distribuer les places, les ministères, les titres, les cordons bleus et rouges, les ambassades. (Quelle ressemblance avec ce qui se passe dans les partis politiques !)
Inévitablement, quand on ne s’intéresse plus à la France, la France s’énerve, et il est dur de l’arrêter.
Espérons que la Réforme de l’Etat, voulue par M. Fillon, ne se cantonnera pas à quelques artifices. En 1788, personne n’imaginait qu’un an plus tard la France ne serait plus le "sage" Royaume, dont on vantait les mérites.
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