Mais pourquoi faudrait-il opposer M. Valls et Mme Taubira ?
Depuis plusieurs semaines, de toutes parts, des voix s’élèvent pour commenter les discordances entre M. Valls et Mme Taubira. A droite comme à gauche, les deux ministres clivent.
Les uns considèrent que M. Valls est un homme qui s’est égaré à gauche et devrait être dans leur camp ; ils louent sa référence à Clémenceau et sa dureté à lutter contre les crimes et délits quand Mme Taubira serait une dangereuse droitdelhommiste. Elle n’aurait qu’une obsession, celle de vider les prisons ou de les transformer en centre aéré dont la conséquence serait une impunité totale pour les délinquants.
Les autres estiment que Mme Taubira caresse enfin leur rêve d’une société sans crime et que M. Valls ne peut pas être de gauche au regard de la « realpolitik » autoritaire qu’il mettrait en œuvre.
Dans tous les cas, à droite et à gauche de la gauche, on pense la même chose : les deux ministres ont une conception opposée de ce que doit être la politique et la chaîne pénale dans notre pays.
Mais que peuvent bien signifier de telles caricatures ? Pourquoi cherche-t-on à opposer ce qui rassemble enfin ? C’est peut-être bien ce qui pose problème. Il est un fait que les deux ministres aux fortes personnalités sont dotés de visions très affirmées de ce que pourrait devenir, pour une fois, une politique globale et cohérente de sécurité publique.
Mme Taubira et M. Valls ne nous présenteraient-ils pas enfin les deux faces d’une même autorité ? Les propos et les actes fermes de M. Valls viennent rappeler à chacun que dans un monde sans limite où tout est devenu possible, l’autorité a encore toute sa place. La pensée pénale de Mme Taubira complète celle de M. Valls, affirmant que la République doit être exemplaire en matière de détention, et peut organiser un parcours de réinsertion sociale et professionnelle pour celles et ceux qui franchissent la ligne rouge.
M. Valls revendique une politique de gauche assumée en matière de préservation de la sécurité des biens et des personnes. Il remet au goût du jour une forme de verticalité des rapports sociaux (j’ai des droits et des devoirs) abandonnée par l’homme moderne se projetant désormais dans l’horizontalité (j’ai tous les droits). Sa conception de la République vient nous signifier que les règles, la loi, viennent poser des limites pour tous, dans un monde où toutes les jouissances sont possibles. Cette conception interpelle profondément toutes les composantes actuelles de la société et toutes les sensibilités depuis la droite jusqu’à la gauche de la gauche où l’on est jamais loin aujourd’hui, malgré les divergences affichées, de se comporter ainsi : « je fais ce que je veux, quand je veux, avec qui je veux, quitte à nuire à autrui. »
Le « marché » étant devenu le grand ordonnateur de nos sociétés, l’économie libérale n’a pas seulement bouleversé les rapports économiques mais aussi les esprits, à son image, soit celle d’une dérégulation entrainant maints dérèglements. Et voici un ministre qui vient suggérer à chacun de nous que seule la République est « le grand ordonnateur ». « Ne dépasse pas les bornes ! » tel est son message subliminal à une époque où toute autorité est contestée. Il suscite alors agacement, frustration pour ceux qui ne supportent pas d’être limités dans leur jouissance et déclenche la jalousie chez ceux qui regrettent peut-être d’avoir joué la carte simpliste du « tout répressif » sans y mettre de sens profond.
La circulaire de politique pénale de Mme Taubira, présentée tout récemment, adresserait-elle un violent démenti au discours ferme de son homologue de l’intérieur comme on peut l’entendre et le lire partout ces jours-ci ? Mme Taubira, c’est un fait, propose tout autre chose pour la chaîne pénale que ses prédécesseurs de droite. Enfin, dans ce pays, on ose interroger le rapport que nous entretenons aux solutions répressives en matière de délinquance et de criminalité. Oui, elle a raison de questionner l’augmentation sans fin de la détention en France passée de 30 000 à près de 66 000 détenus entre 1980 et 2012. Pourtant, la population française n’a pas plus que doublé en trente ans. Signalons au passage que le taux d’occupation des prisons est aujourd’hui de 115% et que la France est régulièrement épinglée par l’ONU et l’UE pour les conditions imposées en détention. Mme Taubira a le courage de rompre avec un manque manifeste de volonté politique qui, durant ces 30 dernières années, consista à mettre le voile sur les peines alternatives à l’incarcération pour de lâches raisons électoralistes.
Mais que croient donc nos élus depuis tout ce temps ? Nous pensent-ils assoiffés de vengeance au point de jeter en prison celui ou celle qui commet le moindre larcin ? Oui, les attentes des Français en matière de sécurité sont fortes à raison. Oui, ils ont parfois trop tendance à imaginer l’incarcération pour seul horizon à la répression des crimes et délits. Mais que peuvent-ils imaginer d’autre si aucune pédagogie n’est développée pour les amener à prendre conscience de la nécessité à interroger nos pratiques de la répression ? Ne peut-on pas leur dire que les détenus se suicident dix fois plus que les sujets libres ? Ne peut-on pas leur expliquer qu’une société sans crime n’existe pas, pas plus qu’une société sans fou et qu’il s’agit d’une folie sociale de loger les fous dans les prisons ? Ne peut-on pas leur expliquer l’improductivité des peines d’emprisonnement prononcées par des juges qui ne sont pas appliquées avant des mois faute de place ? Jusqu’ici personne ne l’a fait et Mme Taubira semble bien prête à cette pédagogie. La droite lui reproche de vouloir vider les prisons en privilégiant l’alternative à l’incarcération (libération conditionnelle, bracelet électronique, etc.) mais, le précédent gouvernement a lui même amplifié les peines alternatives. Acculé par l’augmentation des peines entraînant une surpopulation carcérale, il n’a pu faire autrement.
Je me souviens des années 1997 à 2002. J’étais alors travailleur social dans un quartier difficile certainement classé depuis zone de sécurité prioritaire par M. Valls. Une partie de ma mission consistait à visiter de jeunes prisonniers de moins de 26 ans dans un objectif de réinsertion sociale et professionnelle. La situation dans les prisons était déjà difficile. Les conditions de vie désastreuses encourageaient ces jeunes à devenir, il faut bien le dire, souvent des bêtes féroces, pour préserver leur propre sécurité à l’intérieur de l’établissement pénitentiaire. Les prisonniers qui voulaient travailler en détention devaient s’inscrire sur de longues listes d’attente et, regarder la télévision devenait alors la seule occupation. Les enfants vivaient souvent avec les plus âgés, faute de place en quartier des mineurs. Les moyens d’éducation, misérables, n’offraient pas la moindre possibilité d’amener ces jeunes à prendre conscience de la gravité des faits commis par eux-mêmes, encore moins de les emmener dans un projet d’émancipation de nature à les extraire du cercle de la délinquance. Les plus fragiles, victimes d’exactions, sombraient dans la folie. A cette époque où la gauche au pouvoir était accusée d’angélisme, elle n’assumait pas plus que la droite une vision et une pensée moderne pour la justice. Or, malgré la difficulté à mettre en œuvre des aménagements de peine, mes collègues et moi-même gardions la foi ; il arrivait que des juges nous accordent leur confiance pour qu’un de ces jeunes purge sa peine en milieu ouvert dans le cadre d’un projet d’insertion. Nous avions la foi mais nous étions bien trop aux prises avec la réalité, ni naïfs ni inconscients, nous savions que pour nombre d’individus la société n’a d’autre choix que celui de l’incarcération et des peines longues. Et, lorsque M. Chevènement, alors ministre de l’intérieur, incriminant à l’assemblée nationale le meurtre d’une épicière par un adolescent de 14 ans qualifiant celui-ci de « sauvageon », nous avons pensé que le débat allait avancer. Quels cris d’orfraies n’a-t-on pas entendu tandis que pour nous le mot nous semblait justement choisi tant il illustrait le cas de nombreux jeunes laissés en friche pour finir par sombrer dans une violence irrécupérable.
En 2006-2007, on a beaucoup ironisé sur Mme Royal qui recommandait un encadrement par des militaires pour certains jeunes délinquants. Pourtant, dans ces années où j’exerçais, un programme de ce type existait déjà et il donnait des résultats étonnants. Ces militaires fermes et bienveillants étaient en capacité de donner un cadre, des repères à des adolescents, qui au fond n’attendaient des adultes qu’une chose, qu’ils leur posent des limites.
Une expérience plus récente m’amène à conter l’histoire de mon voisin, qui erre dans la vie depuis toujours et qui, pourtant, cherche à s’accrocher en ne se désocialisant pas trop. Dans une forme d’oxymore, il est artisan du bâtiment auto-entrepreneur. Il conduit une camionnette hors d’âge, et se traîne sur les routes pour ses chantiers pas tous déclarés. Il est un peu transgressif mais pas trop. Il y a quelques jours, la gendarmerie l’a arrêté au volant de son engin et il s’est avéré que ce monsieur, qui avait perdu son permis, puis repassé celui-ci, n’avait pas encore tout à fait le droit de conduire. Troquant sa camionnette pour celle des gendarmes, mais cette fois-ci à l’arrière, il est condamné à une peine de prison ferme en comparution immédiate. Est-ce bien la solution ? Cet homme fragilisé va derrière les barreaux s’abimer un peu plus. Voici le genre d’individus qui ne sait plus faire la différence entre ce qui est permis et ce qui ne l’est pas. Nombre de ses clients qui le payent « au noir », on peut l’imaginer, doivent estimer que la société doit enfermer les délinquants à tout prix. Eux qui, en encourageant le travail dissimulé, sont passibles de 3 ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amendes. Mais, on l’aura compris, la prison ne s’adresse pas aux bien pensants.
La prison comme seule réponse ne fera pas avancer mon voisin dans la compréhension de ce qui n’est pas autorisé par la loi. Ils sont nombreux dans ce cas-là qui pourraient purger leur peine dans un encadrement judiciaire en milieu ouvert composé par exemple de visites régulières à la gendarmerie ou au commissariat et d’un suivi par un conseiller d’insertion et de probation. Il n’est pas question ici de dire que la prison doit être abolie. La prison est une réponse pour protéger la société des individus dangereux. Cependant, les réponses doivent être progressives dans la punition qu’elles infligent aux délinquants et criminels. Une prison impensée, rebut de la société telle qu’elle est aujourd’hui devrait demain devenir une institution normalisée de notre république démocratique. Si elle n’opérait pas cette mue elle continuera par son inhumanité à donner raison d’être violent. Car elle renforce le rapport du condamné à la violence. Ce renforcement ne règle en rien la violence du dehors pour laquelle il a été condamné, au contraire, elle la légitime.
Par leurs choix politiques, Mme Taubira et M. Valls transforment la relation que nous entretenons tous à la question hautement sensible de l’insécurité, de notre propre insécurité dans un monde où l’on fantasme qu’elle en soit expurgée définitivement. Ils nous démontrent l’un et l’autre qu’un tel monde n’existe pas et qu’une société responsable a l’obligation de prendre à bras le corps de telles questions. Ce chemin qu’ils prennent n’est pas sans embuches, il cristallise les clivages et la peur du changement de paradigme suscite l’hostilité. Il serait utile que la ministre de la santé intervienne dans ce débat car elle aurait son mot à dire et des propositions à élaborer sur la prise en charge de la folie, qui elle aussi, pour être expurgée d’un monde lisse, se retrouve expédiée en prison depuis tant d’années. Attendons aussi du président de la république et du premier ministre qu’ils soient en capacité de formuler de façon pédagogique ces mutations qui pourraient bien traverser profondément la politique pénale de notre pays. Sans leur intervention, comment pourrions-nous comprendre aisément la complémentarité des approches de Mme Taubira et de M. Valls sur un sujet délaissé ou hystérisé en fonction des époques ?
Pendant trente ans, la gauche s’est reposée sur les lauriers de l’abolition de la peine de mort. Il semblerait que Mme Taubira et M. Valls soient en train de la déloger de sa torpeur.
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