2 bis. Millénarisme, néoconservatisme et sionisme
1. Résumé des épisodes précédents
Comme détaillé dans cet
article introductif, depuis le temps que je fréquente et, modestement, participe à Agoravox, j’ai été amené à faire quelques constations assez déroutantes à première vue sur la prolifération des « théories du complot » apocalyptiques qui semblent ressortir d’une même mentalité millénariste ; j’ai été également surpris de constater que cette tendance à voir de tels complots se retrouve de façon analogue dans les milieu d’extrême-droite : le « camp du mal » et le « camp du bien » différent, mais finalement le schéma mental est identique.
Ces constatations induisent à penser que, derrière le « symptôme » de la théorie du complot existe un phénomène social ou historique plus vaste et plus profond, dépassant les clivages politiques et idéologiques. Il faut donc pour le comprendre remonter à la racine du « conspirationnisme », de l’extrémisme et du millénarisme apocalyptique.
Nous avons vu dans la
deuxième partie que le phénomène historique appelé « millénarisme » trouve son origine dans une interprétation littérale de l’Apocalypse de Saint Jean, selon lequel, à l’issu d’une ultime bataille, les armées du Christ triompheraient des forces du mal, prélude à l’instauration d’une ère de paix et de félicité pour une humanité « purifiée » de ses pêchés, le « Millenium », auquel succèdera enfin la « Fin des temps » et le règne éternel du Royaume de Dieu. Bien que déclarée hérésie par l’Eglise catholique, des courants millénaristes apocalyptiques et violents ont émaillé l’histoire du moyen-âge et de la renaissance européenne (Joachim de Flore, Taborites, Guerre des paysans de Thomas Münzer, Anabaptistes du Münster…), principalement en réaction à des bouleversements historiques ou économiques.
Dans le contexte des Lumières et de l’idéologie du « progrès continuel », la mentalité millénariste a pris la forme sécularisée de la « révolution », conduisant au déchainement totalitaire des jacobins en 1793, puis tout au long du XIXe siècle au travers des premières doctrines socialistes (notamment au moment de la Commune) et finalement marxistes (dont la généalogie avec les mouvements paysans millénaristes du moyen-âge est revendiquée par Engel et Marx eux-mêmes), ce qui conduira au début du XXeme siècle au communisme, à la Révolution Russe puis son rejeton Khmer Rouge. On retrouve également cette mentalité millénariste « d’extrême-gauche » à l’œuvre dans le mouvement de Mai 68 (comme en témoignent Debord, Vaneigem ou encore Sartre), et actuellement dans tout ce petit milieu de l’ « Ultragauche » qui appelle à l’ « insurrection ». Parallèlement, une version d’ « extrême-droite » du jacobinisme apparaît au moment de l’Affaire Dreyfuss, substituant dans une même structure millénariste les « races » aux « classes sociales ». Cette branche « cousine » s’incarnera en particulier dans le nazisme, dont la parenté commune avec le communisme a été analysée par de nombreux historiens et penseurs (Hanna Arendt, Adorno, Popper, Hayek…). Jacobins, communistes, nazis ou Khmers rouges, ces bouffées millénaristes se caractérisent par leur nature profondément totalitaire, caressant en particulier le fantasme d’un « homme nouveau », d’une humanité « purifiée ».
Plus pittoresque, un millénarisme « ésotérique » se développe à la fin du XIXe siècle (Théosophie, Golden Dawn …), autour des mythes des « Grands maîtres cachés », et que l’on retrouvera notamment dans l’ufologie radicale avec le « retour des Cosmonautes » ; des liens se forment entre cette mouvance « occultisme / soucoupiste » et le millénarisme d’extrême-droite, en particulier les Nazis, et encore aujourd’hui une frange de l’extrême-droite nostalgique du paganisme nord-européen.
De façon parente avec cette branche « ésotérique », la mentalité millénariste se retrouve également d’une certaine façon dans le courant « New Age » qui aspire à transformer les individus par l’éveil spirituel et à changer ou « régénérer » l’humanité (mythe de l’Ere du Verseau). Par des ramifications qui mériteraient un article entier, on passe du New Age à une certaine forme d’écologie radicale que l’on retrouve en particulier à l’œuvre au GIEC.
Enfin, l’islamisme représente une autre forme de plus en plus voyante du millénarisme biblique (notamment autour du mythe chiite du « retour de l’Imam caché »), la religion musulmane étant d’ailleurs vraisemblablement née sous l’influence d’une secte millénariste judéo-chrétienne, les Esséniens, qui se considéraient comme le petit troupeau d’élus qui constitueront le noyau d’un Royaume du Christ imminent. Là encore, cette parenté « millénariste » explique les liens autrement incompréhensibles entre nazisme et islamisme, puis aujourd’hui entre islamisme, extrême-gauche et écologie radicale.
2. Principales critiques de l’article
L’article précédent a reçu un certain nombre de critiques dont la plupart se limitaient à des procès d’intention (propagande du « NWO », soutien du « système » etc.), voire à la grossièreté (je cite : « votre torchon contient un ramassis de conneries rarement atteint »), mais dont certaines m’ont paru mériter un certain travail d’approfondissement. La principale critique « constructive » portait sur le fait que l’article n’évoquait pas ce que mes contradicteurs présentaient comme la principale forme de millénarisme actuel, à savoir le néo-conservatisme américain et le sionisme israélien.
Effectivement, je n’avais pas abordé ce sujet, tout simplement parce que je ne l’avais pas rencontré au cours de mes recherches sur le millénarisme. En effet, le phénomène millénariste est le plus souvent évoqué et analysé au travers de ses manifestations « contestataires » ou « révolutionnaires », et beaucoup moins souvent lorsqu’il prend la forme d’un système établi et dominant, comme ont pu d’ailleurs l’être à leur époque le communisme russe et le nazisme allemand.
Afin de ne pas me faire à nouveau suspecter de propager l’ « idéologie néoncons / sioniste », j’ai donc complété mes recherches et je vous propose, avant d’en arriver à la conclusion promise de cette série d’article (à savoir les liens entre millénarisme et théorie du complot), un petit addendum sur le sujet. Et tant pis pour ceux qui me conseillaient amicalement d’arrêter là les frais et de ne pas publier la troisième partie : ils auront non pas un, mais deux articles supplémentaires !
3. Néoconservatisme et millénarisme
Millénarisme et puritanisme
La conviction que l’Amérique est une nouvelle « Terre promise » à partir de laquelle allait s’étendre le règne universel du Christ a habité les premiers pionniers européens, protestants et puritains, qui importèrent avec eux la conviction messianique qu’ils constituaient une sorte de « peuple élu » ayant comme mission de réaliser enfin sur terre le royaume de Dieu. Le projet millénariste américain est ainsi née de l’image biblique de la « cité sur la colline » (a city on the hill) évoquée dans le sermon du très puritain John Winthrop selon lequel les américains forment « un peuple lié par un pacte avec Dieu ». Plus tard, Jonathan Edwards, initiateur du « grand réveil religieux » des années 1740-1744, déclara que « ce nouveau monde a probablement été découvert de nos jours pour que le nouvel et plus glorieux état de l’Église de Dieu sur terre puisse débuter ici et pour que Dieu y fasse commencer un nouveau monde spirituel, en créant les nouveaux cieux et la nouvelle terre. » Ce millénarisme américain s’incarne tout particulièrement dans la mouvance évangéliste consistant à prendre la Bible au pied de la lettre (et qui s’exprime en particulier dans la revendication des « créationnistes ») et à lire les événements historiques contemporains à la lumière des passages apocalyptiques.
L’histoire de l’Amérique devient ainsi l’histoire de la réalisation du « millenium » en marche, comme l’illustre l’utilisation même du mot « Révolution » pour qualifier le soulèvement des colonies contre la métropole anglaise de 1776. Les américains eux-mêmes s’identifient aux Hébreux de la Bible (auxquels seront plus particulièrement comparés les soldats tombés durant la guerre d’Indépendance), avec pour mission de construire la Nouvelle Jérusalem ; la Déclaration d’indépendance est associée (par exemple par David Austin) à la pierre qui, selon la prophétie de Daniel, se détache de la montagne pour remplir toute la terre, évènement à partir duquel les « mille ans de bonheur » allaient pouvoir commencer. Plus tard, la création d’Israël sera vue comme la pénultième étape avant l’Armaggedon (dont le retour des juifs en Palestine constitue une condition essentielle), ce qui explique les liens de soutien très fort de l’Amérique envers l’état d’Israël. Ce soutien n’est toutefois pas spécifique aux USA, et s’inscrit plus généralement dans le cadre de ce que l’on appelle parfois le « sionisme chrétien », dont le puritain anglais Cromwell, premier chef d’État à réclamer la création de l’État d’Israël au XVIIe siècle, constitue l’une des figures historiques (en fait, l’établissement de la république de Cromwell avait créé un contexte millénariste dans lequel beaucoup attendaient la Parousie et le retour glorieux de Jésus-Christ, lequel serait précédé par le rétablissement temporel du royaume d’Israël).
De cette mentalité millénariste américaine vont émerger deux tendances distinctes :
1. (i) D’un côté, les « pré-millénaristes », pour qui le monde est en voie de décadence et le Christ ne reviendra qu’une fois l’apocalypse réalisé : souvent repliés sur eux-mêmes, ces millénaristes apocalyptiques se préparent plus ou moins tranquillement à la fin du monde (Mormons ou Eglise des Saints du dernier jour, Adventistes, Témoins de Jéhovah…).
(ii) (ii) De l’autre côté, les « post-millénaristes », qui croient au contraire que Jésus ne reviendra qu’une fois le royaume de Dieu sur terre réalisé par les hommes. De cette branche « active » dérivent deux courants étroitement liés à l’histoire des USA : d’un côté ceux qui se préparent à une transition pacifique et harmonieuse (et qui donnera naissance en particulier au New Age dont les adeptes vivent dans l’espérance de l’ère paradisiaque du Verseau), de l’autre côté ceux qui aspirent à réaliser immédiatement le Millenium (de façon analogue à la tendance « révolutionnaire » européenne déjà évoquée dans l’article précédent) : c’est de ce dernier rameau que dérivera la tendance « néoconservatrice » dont il sera question plus bas.
Comme tout bon messianiste manichéen, les millénaristes américains ont besoin d’un « Diable » contre lequel mener leur combat divin. En 1912, Theodore Roosevelt lança sa campagne de réélection avec le slogan « Nous sommes à Armaggedon et nous combattons pour le Seigneur ». Son successeur, Woodrow Wilson, invoquera l’impérieuse nécessité de lutter contre les « forces du mal » (incarnée à l’époque par l’Allemagne), thème que reprendront plus tard Ronald Reagan (qui baptisera d’ « Empire du mal » l’Union soviétique, que les millénaristes voyaient comme l’ « empire du nord » de l’apocalypse de Daniel), puis George W Bush (et son « Axe du mal ») ; Hitler, Staline, Sadam Hussein et Ben Laden (liste en cours d’actualisation…) prennent tour à tour les traits de l’Antéchrist tout-puissant et malfaisant qui ourdi dans l’ombre de sinistres complots contre les « combattants de la liberté »...
Millénarisme, démocratie et droits de l’homme
Pour les américains, pour des raisons historiques qu’il serait intéressant de développer (sans doute liées aux origines protestantes du puritanisme qui, au contraire des catholiques, considèrent l’enrichissement comme le signe de l’élection divine), le « royaume de Dieu » qu’ils pensent avoir pour mission de réaliser sur Terre prend la forme du système politique et économique de la « démocratie de marché », caractérisé par la démocratie et une conception très « libérale » des droits de l’homme. La Bible et la Constitution sont ainsi élevées au même rang de « textes sacrés », ce qui fait des Etats-Unis un curieux mélange de théocratie et de démocratie.
Les Etats-Unis s’imaginent avoir vocation à être reconnus comme la « nation-phare des droits de l’homme » et s’assignent la mission « d’exporter la démocratie et la liberté » partout dans le monde. L’appel à une « croisade » en faveur de la démocratie et de la liberté rejoint ainsi l’idée d’une nation élue dont l’ « évidente mission » (doctrine de la Manifest Destiny qui avait déjà servie à donner une justification morale à la conquête territoriale des terres indiennes et mexicaines) est de propager, au besoin par la force, le modèle économique et les valeurs américaines dans le monde.
Les Etats-Unis se considèrent finalement investis d’une mission millénariste : réaliser sur Terre une sorte de modèle du Bien, incarné dans le « modèle démocratique » américain, après avoir défait les forces du Mal, et œuvrer à l’avènement d’un avenir radieux pour l’humanité tout entière. Ce qui vaut pour l’Amérique (American way of live) vaut aussi pour le reste du monde, les intérêts du genre humain étant nécessairement identiques à ceux des Etats-Unis.
Ce véritable « prosélytisme » autour des concepts quasi-religieux de « démocratie », de « droits de l’homme » et d’ « économie de marché » pour soutenir une volonté impérialiste et, d’une certaine façon, totalitaire, a été brillamment été analysée par Alain de Benoist dans son ouvrage
Aux delà des droits de l’homme.
Néoconservateur et millénarisme
Le mouvement du néo-conservatisme trouve son origine dans les années 70 au sein d’un petit cercle d’universitaires et d’activistes politiques démocrates, violemment anticommunistes et inspirés par la théorie du « centre vital » d’Arthur Schlesinger. Certains « papes » du néoconservatisme sont pourtant d’anciens trotskystes (Irving Kristol), tirant de leur parcours l’idée « révolutionnaire » qu’on peut changer le monde par des actions radicales (mais on évoque également la grande influence du philosophe Léo Strauss, théoricien du Droit naturel, lui-même disciple de Carl Schmitt, un temps très proche des Nazis…). En 1979, en réaction à de soi-disant « complots communistes », ces premiers néoconservateurs, alors plutôt proche du camp démocrate, fondent le Committee on the Present Danger (dont sera membre Ronald Reagan), qui milite pour une forte augmentation des dépenses militaires ; on y retrouve Richard Perle, Paul Wolfowitz, Elliott Abrams, Carl Gershman…
Une nouvelle génération de néoconservateurs se forme dans les années 80 (Paul Kagan, Francis Fukuyama…). Contestant la légitimité de l’ONU, ils voient dans le bloc soviétique une incarnation de l’« Empire du Mal », défendent inconditionnellement l’Etat d’Israël et commencent à se rapprocher du camp républicain. La fin de la guerre froide prive ces « Néocons » désormais républicains d’une partie de leurs arguments manichéens ; Fukuyama parle alors de la « fin de l’histoire » et de l’horizon indépassable que représente désormais le modèle de la démocratie libérale (développant également la théorie d’un « empire global »)… Mais la montée en puissance du « péril islamiste » et le 11 septembre 2001 ne va pas tarder à les remettre dans la course. Par ailleurs à cette époque, l’idée que l’Amérique, devenue la seule grande puissance mondiale depuis l’effondrement du système soviétique, doit s’occuper de tous les grands problèmes de la planète, va très vite prendre des allures de doctrine officielle (c’est à l’époque que Georges Bush inaugure l’expression d’un « nouvel ordre mondial » désormais unipolaire, qui alimentera par la suite d’innombrables « théories du complot » en le présentant comme un projet de nouveau régime mondial totalitaire…).
Sous Bush fils, les néoconservateurs s’imposent sur les représentants de la droite chrétienne, évangélique et morale, eux aussi très présents à la Maison-Blanche, mais aussi de l’aile « réaliste » du parti républicain, représentée par Colin Powell ou George Bush père. En 1997 est lancé le Project for a New American Century (PNAC), think-tank qui aura une grande influence sur la politique de George W Bush et dont l’objectif affiché est de faire du XXIe siècle un « nouveau siècle américain ». Parmi les fondateurs et membres du PNAC (« désactivé » en 2006) on retrouve Dick Cheney, Ronald Rumsfeld, Paul Wolfowitz, Richard Perle, Francis Fukuyama, James Woolsey (ancien directeur de la CIA), John Bolton (représentant des Etats-Unis à l’ONU)… L’inspiration millénariste et prosélyte du PNAC est clairement énoncé par Norman Podhoretz, l’un des « pères fondateur » du néo-conservatisme : « L’essence de notre pensée affirmait que l’Amérique incarnait une puissance de Bien dans le monde (…) nous soutenions un rôle actif de notre puissance sur les affaires du monde, afin de répandre la liberté et la démocratie partout où cela était possible. » Les productions de ce think-thank ont tout particulièrement contribué à l’émergence de l’idée d’un « inside job » à propos du 11 septembre 2001, et notamment un rapport dans lequel ils écrivent la fameuse phrase selon laquelle « le processus de transformation, même s’il apporte un changement révolutionnaire, sera probablement long en l’absence d’un événement catastrophique et catalyseur - comme un nouveau Pearl Harbor »...
Idéologiquement, les néoconservateurs incarnent l’ « aile dure » du courant post-millénariste selon lequel les Etats-Unis ont une mission messianique d’instaurer le royaume de dieu sur Terre. Ils font ainsi leurs l’idée selon laquelle les Etats-Unis ne sont pas une nation comme les autres, mais à la fois le pays de la « liberté » (land of the free) et une nation « indispensable » à l’ordre mondial des choses. Pour eux, la politique doit avoir pour seul but de réaliser ce « projet millénariste » dans le cadre d’une lutte du Bien contre le Mal ; dans ce combat eschatologique, et donc total, dans lequel ils incarnent le camp du Bien, les américains se placent nécessairement au-dessus des lois et du droit international, en particulier de l’ONU.
Néoconservateurs et terrorisme musulman
Finalement, la lutte actuelle que semblent mener les néoconservateurs contre le « terrorisme islamiste » ne fait qu’opposer deux courants millénaristes parfaitement symétriques : d’un côté ceux qui veulent convertir le monde à la « démocratie libérale », de l’autre ceux qui veulent convertir le monde à l’islam. Fondamentalement, Bush (et ses clones néocons) et Ben Laden (et ses clones fondamentalistes musulmans) appartiennent au même monde, celui du Bien et du Mal absolus, de la mobilisation totale au nom d’une divinité unique, au nom d’une idéologie à vocation totalitaire. Les uns parlent de « croisade » comme les autres parlent de « jihad » ; l’un et l’autre veulent mener une « guerre sainte » contre les « infidèles » et « mécréants », en fait tous ceux qui ne partagent pas leur façon de voir et contre lesquels tous les moyens peuvent être employés. Dans cette optique manichéenne, il n’y a pas de « troisième voie » possible : « qui n’est pas avec nous est contre nous ». Ces gens-là s’identifient à la seule humanité possible. Ils placent donc tout naturellement leurs ennemis hors de l’humanité.
4. Sionisme et millénarisme
Et bien là, j’avoue, au risque de me faire taxer de propagandiste sioniste, qu’après pas mal de recherches je suis moins convaincu. Si j’ai rencontré un grand nombre d’occurrences en tapant « néocons + millénarisme » sur les moteurs de recherche bien connus du Net, je n’ai à peu près rien récupéré de convaincant en tapant « sionisme + millénarisme » (à part des liens vers le « sionisme chrétien déjà évoqué plus haut, ou encore vers… mon dernier article sur Agoravox !) ou « juifs + millénarisme ». En fait, ce n’est qu’en tapant « rabbin + millénariste » que je suis arrivé à quelque éléments historiques tangibles...
Millénarisme et judaïsme
Certes, il existe une incontestable teinte millénariste dans le judaïsme (le mythe du « Peuple élu »…) ; la tradition juive connaît d’ailleurs elle aussi une référence au « millénaire », tirée surtout des textes talmudiques eux-mêmes inspirés d’un verset des Psaumes qui affirme qu’un "jour" de Dieu vaut 1000 ans. Toutefois, contrairement au christianisme ou à l’islam, le judaïsme n’a pas vraiment connu de « dérive millénariste » aussi significative que peuvent l’être le mouvement puritain, le chiisme ou l’islamisme actuel. On peut en particulier mentionner celle de
Sabbataï Tsevi au XVIIe siècle, qui fut sévèrement condamné par sa communauté (il fut l’objet d’un « herem », équivalent de l’excommunication, et le « messie » autoproclamé, par dépit, finit par se convertir… à l’islam) et se entraîna en retour grande méfiance du judaïsme envers le messianisme.
Un certain « messianisme juif » persista au travers de mouvements Sabatéens minoritaires et dissidents, notamment celui de
Jacob Franck en Europe orientale, qui se prétendait « nouveau Messie » et successeur de Sabbataï Tsevi, assurant à ses disciples qu’il avait reçu l’ordre du Ciel de se convertir au Christianisme pour accomplir la transition prophétique vers une future « religion Messianique » (il est tout particulièrement significatif de noter que certains « agents frankistes » participèrent activement à la Révolution Française, comme Moïse Dobruchka, qui devint Jacobin sous le nom de Junius Frey). A sa mort, les « Frankistes » éparpillés en Pologne et en Bohême se convertirent progressivement au catholicisme et le « culte » disparut sans laisser la moindre trace dans le judaïsme. On peut également mentionner le Hassadisme, doctrine des fidèles de
Baal Shem Tov, qui, s’il est empreint d’un certain mysticisme, ne constitue toutefois pas un véritable messianisme.
Plus récemment, un sociologue comme Max Weber a formulé l’hypothèse du caractère potentiellement révolutionnaire de la tradition religieuse du judaïsme antique : pour l’auteur de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, toute l’attitude envers la vie du judaïsme est déterminée par la conception d’une « révolution future d’ordre politique et sociale sous la conduite de Dieu » (Marx lui-même était juif par sa mère et petit-fils d’un Rabbin).
L’existence de courants ou dérives messianistes dans le judaïsme sévèrement condamnés par la communauté juive et restés très marginaux, voire même d’une possible influence « judéo-chrétienne » sur la formation du marxisme révolutionnaire, ne suffisent cependant pas à faire de la création de l’Etat d’Israël un « projet millénariste » en tant que tel.
Un « millénarisme sioniste » ?
La création d’Israël, du point de vue des Juifs, est avant tout un projet politique qui s’inscrit, certes, dans une perspective historique, voire biblique, de persécution et d’exode, mais dans laquelle je ne vois pas vraiment de programme millénariste et totalitaire comparable à celui des révolutionnaires communistes, des néoconservateurs américains ou des islamistes fondamentalistes. Certes, certains opposants d’Israël voient un côté « millénariste » dans la politique de colonisation des territoires palestiniens, ainsi que dans le rêve d’un état enfin sécurisé justifiant les mesures de « protection » les plus brutales et contestables.
Toutefois, contrairement aux communistes, aux islamistes ou aux néoconservateurs, on n’a pas vraiment l’impression que les israéliens, sortant de la seconde guerre mondiale et plus préoccupé de sécuriser leur état vis-à-vis de leurs voisins musulmans, se fatiguent à élaborer de complexes stratégies de domination mondiale pour établir l’équivalent d’une « dictature du prolétariat », d’un « Grand califat » ou d’un « Empire américain » ; ou qu’ils cherchent à « convertir » le reste du monde à leur idéologie (mais laquelle ? on ne se converti pas au judaïsme !) comme voudraient bien le faire néoconservateurs (démocratie libérale), islamistes et marxistes…
En fait, comme on l’a vu à propos du millénarisme américain, le « millénarisme sioniste » semble surtout le fait de chrétiens fondamentaux qui voient dans la création de l’Etat d’Israël un signe annonçant la venue imminente du millénium.
Mais, sur cet aspect, peut-être ma recherche a-t-elle été incomplète, et je serai reconnaissant à mes lecteurs, s’ils en ont, de compléter cet article par des liens utiles et pertinents allant dans le sens d’un « projet sioniste millénariste ». Dans tous les cas, merci de ne pas me traiter de « propagandiste sioniste » au seul motif que je ne les associe pas dans mon analyse du millénarisme !
Conclusion sur le millénarisme
En conclusion, cette recherche complémentaire m’a bien convaincu que, depuis leur création, les Etats-Unis d’Amérique sont effectivement étroitement associés à un projet millénariste apporté par les premiers colons protestants puritains, et dont on retrouve aujourd’hui des résurgences frappantes dans le courant dit « Néoconservateur ». En revanche, si le judaïsme a connu ses propres « hérésies » millénaristes, il ne me semble pas évident que le projet sioniste puisse en lui-même être qualifié de millénarisme (encore une fois, il est possible que je me trompe ; mais ceci, de toute façon ne remet pas en question l’idée centrale de cette série d’article).
Finalement, que faut-il retenir de cette analyse ? Faut-il surtout mettre en avant le particularisme du millénarisme américain, pour le rendre, selon les points de vue, plus acceptable ou au contraire plus nuisible que les millénarismes déjà évoqué dans l’article (extrême-gauche révolutionnaire, extrême-droite et nazisme, islamisme, mouvances « radicales » de l’écologie et du New-age…) ? Ou, au contraire, les profondes convergences qui le relient à ses parents européens ?
Pour ma part, je serai assez tenté de l’associer étroitement à la « mentalité millénariste » longuement analysées dans le deuxième article de la série : messianisme, certitude d’être un « peuple élu » menant un combat contre le « mal » dans lequel la fin justifie les moyens, et, plus encore, l’idée fondamentale du millénarisme révolutionnaire selon lequel il est possible par une série d’actions violentes de bouleverser l’ordre des choses en sa faveur. Fukuyama, ex-néocons désormais reconverti au « soft power », établit ainsi lui-même un parallèle entre le millénarisme des néoconservateurs et la révolution bolchévique : « L’idée du léninisme consiste à accélérer, par des méthodes violentes, le processus de développement et de modernisation. C’est ce que l’administration Bush, selon moi, a décidé de faire à l’échelle mondiale : accélérer par la force le processus de démocratisation ». Le parallèle entre le projet américain et le projet russe au temps de la guerre froide a d’ailleurs été amplement analysé, mettant en avant de fortes similitudes (matérialisme, productivisme, impérialisme…) derrière une apparente opposition radicale. Ne prête-t-on pas à Lénine lui-même ce bon mot : « l’URSS c’est l’Amérique avec l’égalité ? »
Ainsi, activistes d’extrêmes-gauches, islamistes nostalgiques du « grand califat », néo-nazis tout aussi nostalgiques d’un « grand Reich », néoconservateurs rêvant d’un « siècle américain », adeptes du New Age attendant l’ « Ere du Verseau », Mormons, Témoins de Jéhovah ou Rastafari, toutes ces idéologies reposent fondamentalement sur les mêmes ressorts mentaux du millénarisme qu’elles incarnent sous différentes formes plus ou moins exotiques. Mais il ne faut pas se leurrer : toutes ces idéologies à vocation prosélyte, universelle et donc totalitaire, d’une façon ou d’une autre, s’opposent aux efforts de ceux qui, rationnels et pragmatiques, n’ont pour seule et modeste ambition que d’essayer de trouver la « meilleure solution possible, ici, aujourd’hui et pour nous ». Chaque camp prétend être le bien, désigne un « camp du mal » et mène sa lutte millénariste avec ses alliés de circonstances. Et, de fait, l’histoire de la seconde moitié du XXeme siècle semble bien se résumer à l’affrontement entre les grands blocs de mentalité millénariste : les américains luttent contre le nazisme allié au communisme et à l’islamisme, puis les communistes rejoignent les américains dans leur lutte contre le nazisme, puis les américains luttent contre le communisme en soutenant l’islamisme, puis les américains luttent contre les islamistes qui eux-mêmes s’allient avec l’extrême-gauche… Quelle est la logique, la cohérence, derrière ces revirements d’alliance ? Aucune, sinon le fait qu’on assiste à un combat de crabes millénaristes trop à l’étroit dans leur panier terrestre…
Quoi qu’il en soit, le fait que le « système » actuel (politique, social, économique et financier…) soit loin d’être parfaits, et même franchement contestable dans certaines de ses manifestations (capitalisme financier, ultra-consumérisme…) - et quand bien même ledit « système » serait d’une certaine façon, en en partie, le déploiement d’un projet millénariste américain ou « judéo-chrétien » – n’interdit pas, bien au contraire, de s’opposer à ceux qui lutte contre ce système au nom d’une idéologie millénariste concurrente. Ainsi, au milieu de ce combat mondial à vocation totalitaire, il y a des gens comme moi, qui n’éprouvent aucune sympathie pour le système actuel tout en refusant de collaborer avec la nébuleuse d’opposants millénaristes qui, s’ils parvenaient à leurs fins, ne feraient que remplacer un système totalitaire par un autre peut-être pire… Des gens qui n’ont finalement comme seul crédo que le refus farouche de la « démesure » de ces projets millénaristes, cette démesure contre laquelle luttaient déjà, de toutes leurs forces, ces Philosophes de l’Antiquité dont nous aurions tant à apprendre aujourd’hui…
Les millénaristes ne voudront jamais admettre l’existence de cette « voie du milieu », eux pour qui, dans leur vision profondément manichéenne des choses, ceux qui n’adhèrent pas inconditionnellement à leur idéologie sont rejetés dans l’autre camp, celui du « mal », de l’ « inhumanité ». Pourtant, il n’a jamais été aussi important qu’aujourd’hui pour ces « modérés » de faire entendre calmement mais fermement leur voix au milieu des imprécations et menaces des « combattants » millénaristes. Au moment où l’on s’interroge sur une possible « identité européenne », revenir aux origines gréco-latine de notre civilisation, aux Sénèque, Epicure, Sextus Empiricus, Aristote (mais sûrement pas Platon et ses « Idées » !), serait peut-être le meilleur moyen d’alléger le fardeau millénariste que les religions Abrahamiques (juive, chrétienne, musulmane) et leurs rejetons idéologiques font peser sur le monde actuel…