Pourquoi c’est l’extrême droite qui a gagné en Suisse
Alors que l’Union démocratique du centre (UDC) se pose la question de comment réorganiser la politique en Suisse, les qualificatifs des journaux à l’égard de ce parti vont certainement se faire de plus en plus légers. Moins grossiers. Moins moralisateurs. On serait à moins, puisque le parti agrarien a réussi le pari de faire mieux qu’il y a quatre ans, et atteint le score incroyable de presque 30 % des votes exprimés en sa faveur. C’est, semble-t-il, le pourcentage le plus élevé jamais réalisé par un parti politique en Suisse. Habitué au consensus, l’Helvétie a pour habitude de composer, de négocier entre les différentes tendances. Face à un parti représentant pas loin d’une voix sur trois, les journaux pourront-ils tenir le même discours ? Les électeurs de l’UDC seront-ils toujours taxés de xénophobes ? A l’étranger, cela ne fait aucun doute, mais dans ce montagneux pays, où les journaux doivent compter avec un lectorat relativement réduit, on en doute. Comment évoquer qu’un tiers des Suisse soit d’extrême droite ?
Avant de passer en revue les arguments qui donneraient à croire que ce parti n’est pas qu’une simple droite nationaliste, observons le taux de participation. On se gausse dans notre pays d’avoir atteint les 50 %, alors que la campagne s’est déroulée de manière très virulente, les invectives volant très bas et les appels au vote se répétant ad nauseum. Jamais on avait vu l’électorat et les politiques se mobiliser de la sorte, les manifestations se voyant opposer des contre-manifestations, les journaux analysant les penchants politiques de tous les candidats, les tracts s’échangeant à toute vitesse de main en main. L’agitation est à mettre en relation avec celle ayant suivi la qualification de Le Pen au deuxième tour des présidentielles françaises de 2002, qui eut pour résultat le taux record (là aussi) de 94,62 % de participation, après des années de baisse. Entre la France de 2002 et la Suisse de 2007, on passe du simple au double. La démocratie suisse, ce n’est pas tellement une affaire populaire.
Le premier parti de Suisse est-il d’extrême droite ?
Peu de participation, soit ; mais qu’est-ce que l’UDC ? Ressemble-t-il vraiment à ce qu’en décrit la presse internationale, un parti xénophobe et même raciste ? Il semble que de prime abord, il a dépassé le stade de simple parti agrarien, puisque la défense des droits des agriculteurs (origine de sa fondation) n’est plus depuis longtemps son cheval de bataille. L’immigration, la criminalité, l’adhésion aux instances internationales ou l’armée composent la vulgate UDC depuis l’arrivée de Christoph Blocher à sa tête. L’aile zurichoise, comme on l’appelle, est plus proche des problématiques citadines que paysannes. Christoph Blocher, le tribun zurichois, auréolé de sa légitimité de ministre suisse (l’exécutif en Suisse est élu pour 4 ans par le Parlement ; chacun des 7 ministres est, sauf surprise, réélu pour un second mandat, ce qui lui permet de devenir par rocade président de la Confédération, au maximum après 6 ans passés au poste de ministre), a eu le loisir de donner une teinte urbaine à ce parti. Et dans la foulée, à le transformer progressivement en parti d’extrême droite, car sans être fasciste il possède de nombreuses caractéristiques que l’on retrouve dans les partis extrémistes. En effet, le fascisme étant déjà daté, il faudrait parler de néofascisme. Le problème, c’est qu’à la différence des autres pays européens, la Suisse n’a jamais connu le fascisme ; le terme néo est quelque peu usurpé si tant est que l’on souhaite parler de "réhabilitation" ou de "réactualisation". C’est pourquoi le terme néofasciste, faisant référence à un fascisme de type nouveau, est maladroit ; je préfère, pour ma part, me cantonner à l’idée d’extrême droite.
Nationalisme
La Suisse n’ayant aucune histoire du fascisme, il est très difficile d’aborder la question. Tout au plus peut-on essayer de dégager quelques traits saillants, qui ne sont pas sans nous rappeler les idéaux-types des partis d’extrême droite. Au premier rang desquels la glorification de la nation ; pas besoin de s’éterniser là-dessus, tous les symboles historiques ou contemporains sont clairement repris par l’UDC. Le parti n’a de cesse de se présenter comme garant de l’histoire et de la tradition helvétiques, alors que dans le même temps il est aujourd’hui le plus ardent ennemi de la politique traditionnelle du pays. Pour l’UDC, le nationalisme s’oppose clairement à l’internationalisme, fuit toute "emprise" internationale qui serait gage de diminution de l’indépendance helvétique ; ONU, UE, qui sont des organismes ayant de facto une influcence conséquente sur la vie politique et économique du pays, sont abhorrés.L’indépendance, dans la tradition helvétique, s’est cristalisée autour de la neutralité ; les deux sont plébicités par les élites UDC.
La société dans l’Etat
La seconde caractéristique, c’est la vision du groupe. L’UDC a franchi un pas il y a quelques années lorsqu’il a déclaré qu’un citoyen suisse ne pouvait avoir "deux maîtres", au sujet de la bi-nationalité. Le passage du citoyen-électeur au citoyen-sujet me semble dénoter une vision univoque et uniforme de la population, population qui se doit d’être cohérente tant dans ses choix que dans sa composition. Dans la conception de l’UDC, on est Suisse par son sang. Le mouton noir est là pour nous le rappeler. Non pas que le droit du sang soit symétriquement un équivalent de l’extrême droite (l’Allemagne démocratique a longtemps été attachée au droit du sang), mais c’est un indice qui, cumulé à d’autres déclarations de l’UDC, dessine les contours du rôle du citoyen : soumis à l’Etat, le Suisse doit obéir.
L’Etat n’est plus garant de l’épanouissement, mais de l’obéissance de sa population.
Le bouc émissaire
La troisième caractéristique, c’est évidemment le bouc émissaire. Là, si on veut être honnête, c’est assez ambigu ; l’UDC mélange une population issue des quatre coins du monde, majoritairement des Européens de l’Ouest. On imagine difficilement des Juifs et des noirs au FN ou au FPOE (même si le noir de service se trouve partout, ce ne sera jamais dans la même proportion qu’à l’UDC). C’est dû, à mon sens, au post-fascisme suisse. Le pays a déjà connu des renvois en masse d’étrangers (affaire de l’initiative contre la surpopulation étrangère, lancée par James Schwarzenbach à la fin des années 60 : cette initiative demandait d’abaisser la population étrangère dans chaque canton à 10% de la population suisse ; le peuple suisse refusa l’initiative par 54% de non contre 46% de oui) permettant une immigration choisie dont la plupart de l’Occident se dote. Néanmoins, si le rejet de l’autre est bien présent, le bouc émissaire est un conglomérat de peurs très diverses et peu uniformes. La xénophobie est réelle, mais en raison du degré d’intégration de l’immigration, elle est difficile à cerner. Il y a une méfiance de l’extérieur, c’est sûr, mais on jette l’opprobre sur l’extérieur grâce à des personnes issues de l’extérieur ; c’est, que je sache, une spécificité suisse.
Avant la Seconde Guerre mondiale, le bouc émissaire était pricipalement le Juif, le communiste ou le franc-maçon ; depuis, dans un monde globalisé où de tels qualificatifs ne mobilisent plus les foules, le bouc émissaire est incontournablement l’étranger ; c’est le cas pour toutes les extrêmes droites européennes.
Sécurité
En quatrième caractéristique, on peut relever que la sécurité passe avant le social. Propre à la droite de manière générale, cette peur sécuritaire est exacerbée lorsqu’on analyse l’UDC. C’est à la fois le corollaire de la vision que se fait l’UDC de la société (unanime, univoque et uniforme, chaque élément du tout est à sa juste place), et celui de la xénophobie. En effet, ce sont les étrangers qui ne se conforment pas aux traditions suisses. Ce sont les étrangers qui parlent fort. Ce sont les étrangers qui vendent des drogues. Ce sont les étrangers qui commettent les crimes...
Dans la même thématique, priorité est donnée au châtiment sur la réinsertion ; l’individu coupable doit être châtié, bien plus que "récupéré" par la société. Ce jusqu’au-boutisme rejoint quelque peu la vision de l’individu, uni par le sang et non par le projet politique ; le crime peut dès lors avoir pour causalité l’hérédité génétique, tout comme l’homosexualité est considérée par l’UDC comme une maladie, rendant inutile l’individu à la société.
Personnification du pouvoir
Cinquième caractéristique, le culte du chef. Les affiches de l’UDC n’ont plus d’yeux que pour Blocher. Le chef charismatique se pose en défenseur, tout n’existe que par lui. Il y a quelques jours, l’UDC genevois lui reconnaissait les qualités du meilleur leader possible pour l’UDC. Sans Blocher, il semble évident que l’UDC n’aurait pas le même succès. A voir la différence du culte avec le PS, qui pourrait pourtant se targuer d’avoir la présidente (Mme Micheline Calmy-Rey) comme leader, on remarque qu’il y a quelque chose de changé dans notre pays. Surtout dans un pays qui vouait un culte, jusque-là, à l’effacement et la simplicité, et non aux chefs.Mythe du complot
Sixième caractéristique, le complot. Au lieu de la franc-maçonnerie juive et matérialiste, on a la gauche. Et ça, c’est une caractéristique partagée par toutes les extrêmes droites : le dégoût pour ces soixante-huitards simplets et bobos, aux moeurs débridés et irresponsables. Ces personnages seraient à l’origine du complot envers le chef charismatique ; oseront-ils toucher au chef ? Le complot de la non-réélection de Blocher, qui aurait été un pétard mouillé s’il n’y avait pas eu l’histoire montée en épingle de la démission du procureur général de la Confédération. Dans tous les cas, le complot a permis de mobiliser les troupes...
Le mythe du complot est très fortement lié au bouc émissaire, car la conspiration est très souvent élaborée par ce dernier. En l’occurence, ce n’est pas exactement le cas, puisque de ce qu’on pouvait comprendre du complot "dirigée contre M. Blocher", il aurait été fomenté par le magma gauchiste. Difficile de discerner qui sont les fauteurs de troubles, puisqu’au final le parti dénonçait la non-réélection programmée de son leader ; il attaquait ainsi une future votation parlementaire, se basant sur les réussites ou non de l’exécutif. Il faut dire qu’au bouc émissaire classique, l’étranger, s’ajoute le "gauchiste", héritier de la tradition anticommuniste de l’extrême droite.
Populisme et démagogie
Le populisme ensuite. Caractéristique évidemment essentielle, elle englobe l’UDC. On défend les petits contre les grands, on proclame à tue-tête son amour inaliénable pour la simplicité, pour le "bon peuple". C’est la Suisse primitive, celle du bon sens, celle défendue par l’UDC. Ce parti défend les bas instincts, mais on pourrait dire cela de bien d’autres partis... à commencer par le Parti socialiste. A elle seule, c’est peut-être la caractéristique la moins signifiante, mais oserait-on aborder l’extrême droite sans penser au poujadisme, qui donnera Le Pen par la suite ?
Le peuple a toujours raison, il doit décider en matières non seulement politique, mais également administrative ; l’UDC a toujours réclamé à cor et à cri la naturalisation helvétique par les urnes, rejeté il y a quelques mois par le le tribunal fédéral suisse (la plus haute instance de recours).
D’autre part, le populisme de droite a pour composant (qu’il partage également avec le populisme de gauche) le rejet des grands ensembles financiers, et des grandes entreprises. Défenseurs des PME, des artisans, l’UDC n’hésite pas à faire campagne, par le biais de son opposition à l’immigration, contre les multinationales qui embauchent à tour de bras. Cela, sans voir la contradiction qui existe avec la tête du parti, géré par des (anciens) responsables de gigantesques entreprises mondialisées. Ceci est vrai principalement pour les entreprises industrielles (qui ont des besoins de main d’oeuvre moins qualifiée) mais pas pour le tertiaire (banques, notamment).
Extrême droite molle ?
On peut relever deux autres points additionnels, qui viendraient diminuer la force argumentaire des points précédents : le goût pour la violence et l’antiparlementarisme. Toutefois, ces deux caractéristiques n’ont, à mon sens, plus vraiment leur place (surtout pour la première) dans un néofascisme. Et sont très peu pertinentes dans un pays qui n’a jamais connu les fascismes d’avant-guerre. Penchons-nous sur ces deux points malgré tout.
Sur la violence : Poujade n’était pas violent, Boulanger (ministre de la Guerre sous la IIIe République française) l’était ; dirait-on pour autant que Poujade, et plus tard le FN, ne sont pas d’extrême droite ? On imagine mal Blocher s’en prendre physiquement à une élue, comme Le Pen dans ses meilleurs jours, mais je crois que c’est avant tout culturel. La passion de l’impérialisme est morte et bien morte en Europe, pourquoi vouloir que l’extrémisme suisse, évoluant dans un petit pays, idolâtre la force à la manière hexagonale ? Le pays s’est toujours méfié des passions, mais il est vrai qu’il change ; l’extrémisme de droite changera-t-il avec lui aussi ?
Sur l’antiparlementarisme : sans atteindre les sommets français, on peut noter qu’il est présent en Suisse. Et au moins aussi fortement qu’au FPOE autrichien, où l’extrême droite a participé au gouvernement, tout comme en Suisse. La thèse du complot (précédemment exposée) impliquant pêle-mêle la plupart des parlementaires, va dans ce sens. Le fascisme considère illégitime toute forme de gouvernement qui n’est pas soumis au chef ; l’extrême droite (d’aujourd’hui) n’a pas forcément la destruction des institutions pour objectif, pas plus que l’extrême gauche (anciennement révolutionnaire). Mais perdure la vision d’une politique corrompue, une séparation des pouvoirs floue. On ne sait pas si l’UDC accepte clairement la séparation des pouvoirs, de nombreuses déclarations (notamment suite à la décision du tribunal fédéral de déclarer illicite la naturalisation par les urnes) permettent d’émettre des doutes.
En somme, parce qu’une extrême droite se développe dans un contexte culturel donné, s’enracine dans l’histoire d’un pays, ces deux points ne me semblent pas suffisants pour "désextrêmiser" l’UDC blochérienne.
Avoir le courage de se confronter à l’extrémisme d’un tiers de la population d’un pays
En conclusion : l’UDC est-elle d’extrême droite ? L’UDC est, par le biais dans son aile zurichoise, un parti très proche de n’importe quelle extrême droite européenne. Partageant avec n’importe quelle autre extrême droite le culte du chef, le populisme, la recherche d’un bouc émissaire, le souci sécuritaire, la vision d’un corps social uniforme, le nationalisme, le complot fomenté par des ennemis. De plus, il n’existe plus, en dehors d’extrêmes tellement extrêmes qu’ils en sont illégaux (et facilement attaquables en justice), de parti réellement fasciste en Europe. Tous se sont mués en extrême droite quelque peu adoucie, perdant des caractéristiques propres à une société d’avant-guerre de toute manière bien plus violente, ne rechignant pas devant quelques assassinats bien calculés. Inimaginable aujourd’hui. L’UDC partage trop de caractéristiques avec ses confrères extrémistes européens pour ne pas avoir le droit à son qualificatif : oui, l’UDC est d’extrême droite.
Ajoutons à ce savant mélange le ton usité par l’UDC : agressif, vindicatif, populiste dans le pire sens du terme, il a été à l’origine de cette campagne inédite dans ce calme pays. L’UDC aime à se vanter de sa franchise (appelons un chat un chat), la question est de savoir si le traitement des quotidiens nationaux sera courageux, et appellera le parti d’extrême droite un parti d’extrême droite. Car en somme, 30 % des votants suisses sont d’extrême droite. Ce qui, ramené à la proportion de votants, nous donne le chiffre (presque acceptable) de 15 % de la population helvétique qui est de tendance extrémiste. Un chiffre que l’on retrouve dans toutes les démocraties européennes, à quelques variations près.
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