Qui sème l’injustice récolte les émeutes
Lors de sa communication de rentrée, le président a choisi le néologisme « décivilisation » pour synthétiser les événements de juin-juillet. Par ce substantif simpliste, il esquive comme à son habitude l’analyse des causes pour privilégier la déploration, et esquisser des solutions fantasmées, autoritaires et répressives ; il s’absout en passant de la dévastation de la « cohésion sociale ».
Or l’émergence de la colère est une marque quasi congénitale de sa manière d’administrer le pays.
Cependant, si la discorde est partie intégrante de son « projet », c’est bien le modèle économique et politique qu’il incarne qui en est la cause profonde.
Alors, si l’on souhaite vraiment une issue paisible à toutes ces déchirures et ces désespoirs, il faudra se défaire du carcan d’une droite néolibérale, relayée de place en place par une gauche honteuse, convertie aux mêmes idéaux,
Car l'essoufflement désespéré du néolibéralisme productiviste irréformable, est sinon la cause unique, du moins le « nœud » systémique qui mine les sociétés humaines par de fausses valeurs, et des « solutions » qui ne relèvent que de la fuite en avant
Le choc
Les événements qu’a vécu notre pays voici deux mois, qu’on les qualifie d’émeutes ou de révolte1, ont constitué pour notre pays un choc majeur, un traumatisme tellurique.
Un choc si profond qu’en cette rentrée qu’il voulait apaisée, le président a cru nécessaire de remettre en scène cet épisode, qui selon lui a « révélé chez une partie de notre jeunesse une perte du sens de l’autorité et de la civilité, une forme de décivilisation ».
Mais M. Macron semble se préoccuper bien tardivement et à contre-temps de la « cohésion de la nation » et de « l’effacement des liens humains »2.
La découverte du président n’est d’ailleurs pas le seul fait marquant de ces journées de violences.
Non seulement les spectateurs hébétés et les victimes directes des incendies, des destructions et des pillages en ont été tétanisés, mais les commentateurs et analystes, pris de court et tenus de réagir à chaud, ont peiné à trouver leurs marques, à recueillir et interpréter les faits, à leur donner un sens, à dépasser le niveau de l’événement spectaculaire.
Les citoyens, directement concernés ou non, se sont à leur tour trouvés ballottés de récits mensongers en correctifs incomplets, et confrontés une fois encore à des versions contradictoires dans lesquelles, selon les sources et les analyses, les policiers et les émeutiers jouaient tantôt le rôle de victime, tantôt celui de coupable.
Et les organes de presse « mainstream » ont alors tenté d’accréditer l’idée qu’il existerait une « vérité des faits incontestable » s’opposant à des « fake news ».
Alors que comme toujours en matière sociale et humaine, c’est dans un entre-deux complexe, dépendant du choix des faits3, des prismes d’interprétation, des préjugés, des points de vue sociaux et politiques, et de la profondeur de l’analyse, que peuvent se développer des synthèses utiles et émerger des pistes de réflexion permettant d’avancer.
Et puis, au sommet de la pyramide, on a pu voir à nouveau les sphères de pouvoir désemparées, incertaines de savoir faire face aux événements bruts, affolées à l’idée de laisser voir leur impuissance, et soucieuses avant tout d’orienter les esprits et les réflexions dans la direction qui leur épargnerait toute remise en cause et toute révision de leurs méthodes, de leurs buts, de leurs choix de société au fond.
Sous nos yeux ont été rejoués – toute proportion gardée et dans une scénographie différente – les terribles épisodes des attentats islamistes, des Gilets Jaunes, de la Covid ; et tout cela se déroulait sur un fond permanent de « crises économiques », de dettes incalculables engendrant des « restrictions budgétaires », et de krach financiers réguliers4.
Comme si l’époque, hélas ! était résolument aux séismes sociaux majeurs. Et ces dirigeants ont cru bon de marteler à nouveau le mot « guerre », révélant qu’il est le seul talisman qu’ils croient capable de rallier autour d’eux les populations.
Au vu de ces manipulations, comment pourrions nous croire que cette succession de phénomènes ne soit qu’un sinistre hasard tombant sur d’infortunés personnels politiques et sur leurs malheureux électeurs ? Ne devons-nous pas, plutôt, nous demander s’il n’existe pas une trame de fond politique, déterminée, obstinée et délétère, qui ne peut que produire de tels errements à une échéance ou à une autre ?
Devrions-nous vraiment, et docilement, accepter ce récit des événements qui veut faire croire que chacun de ces coups de tonnerre est totalement inédit, qui s’efforce de le dissocier des précédents et de ceux à venir, et qui aujourd’hui tente de nous convaincre que ces émeutes étendues à tout le territoire éclateraient sans raisons de fond, seraient totalement immotivées, « injustifiables », et surviendraient dans un ciel jusque-là serein5 ?
Ou bien devrions-nous encore accepter cette autre version des faits – réductrice, stérile, et similaire dans ses buts – qui renvoie le séisme à des comportements individuels erratiques – un policier mouton noir et un jeune pré-délinquant mal élevé6 ? Non ! Car cette interprétation elle aussi dédouane le niveau politique et ne fournit aucune piste valable. Elle ne conduit qu’à suggérer un grand bond en arrière vers une époque dorée fantasmée, où les réseaux sociaux n’existaient pas, où l’autorité parentale et policière était incontestée, et où les « quartiers » n’étaient pas encore bâtis. Et où des « agents de la paix » étaient présents dans les rues des villes.
Et si il nous revenait plutôt, manifestant quelque esprit critique, d’ouvrir les yeux, d’écouter autour de nous, de décrypter les propagandes... et si nous osions proclamer que depuis bien longtemps déjà, des indices, des mouvements, des inquiétudes voire des mises-en-garde annonçaient de tels développements7 ?
Non, nous ne devons pas prendre pour argent comptant les mystifications qui nous sont jour après jour distillées. Nous devons crier que les sphères du pouvoir sont parfaitement conscientes des multiples situations explosives dont leurs politiques parsèment la société. Car nous savons que leur aveuglement ne va pas jusqu’à la bêtise et que leurs circuits d’information sont efficaces.
Nous devons refuser leurs analyses tendancieuses et hypocritement simplistes, et dénoncer le monde de guerres qu’organisent les Maîtres du Monde8. Un monde sous-tendu par la guerre de classes, la guerre économique universelle et la résurgence désormais possible des guerres impériales.
A qui a servi Nahel ?
Alors, bien entendu, la question du contrôle de ces émeutes, la question du rappel au respect d’un certain nombre de règles de vie en commun se pose. Elle se pose d’autant plus que la dimension politique des mouvements qui ont suivi le meurtre de Nahel à Nanterre est problématique9.
L’immaturité politique des révoltés, jeunes de banlieue ou black-blocks fournit d’ailleurs tous les alibis nécessaires à un pouvoir animé par une volonté répressive évidente.
Quant à l’événement déclencheur lui-même, qui dans l’analyse aurait du rester secondaire, il a fourni aux brouilleurs de pistes professionnels tous les ingrédients nécessaires pour noyer le poisson.
Si, comme ont pu le dire certains de ses amis interviewés, « Nahel était un jeune homme animé de la vie qui fait la jeunesse belle », il n’ était apparemment pas pour autant un modèle de civilité, et ses comportements ne révélaient aucunement une conscience politique avérée permettant d’expliquer ses comportements.
Dans l’égarement de sa révolte brouillonne, n’était-il pas surtout mu par une culture de la provocation, du machisme triomphant, de la délinquance impunie qui ronge et pourrit la vie de la jeunesse ? Les actes désordonnés dont il se rendait apparemment coupable n’étaient-ils pas de ceux « qui ont pour effet d’ancrer quelques territoires de la République Française en zones de non droit où la loi n’a pas droit de cité, et qui n’a que faire des maisons de la culture, des écoles, des mairies, des bureaux de poste, des commissariats et autres services publics ? ».
Mais ces interrogations auraient dû rester secondaire, et ne pas masquer le fond. Car en aucun cas, quel que soit le parcours personnel de la victime et quelle que soit l’infraction ayant conduit à le contrôler, non en aucun cas le refus d’obtempérer ne doit se conclure par un coup de feu potentiellement mortel. En aucun cas non plus il ne doit se terminer par une poursuite pouvant entraîner les accidents mortels qui se produisent régulièrement10. L’action policière n’a en aucun cas vocation à se substituer à la justice pour exercer une punition expéditive. Là réside évidemment l’un des grands acquis démocratiques, et tolérer ou protéger de tels actes discrédite une fois de plus l’État de droit et la parole politique.
Et non ! Pour raisonner sur le fond, pour saisir les enjeux de cette affaire, il n'est pas nécessaire ni raisonnable de soutenir que Nahel était un ange.
Ce n’est pas nécessaire, car quel que soit son vrai « profil », quels que soient ses torts éventuels, la question centrale de l’action policière, de son éventuel racisme latent, de sa violence « disproportionnée », de son impunité et de ses rapports avec la population, demeure entière11.
Il reste que bien évidemment il faut aussi ramener l’ordre. Pour de multiples raisons, y compris la probable immaturité des émeutiers qui, même si ils sont mus par de vraies révoltes, ne savent pas l’expliquer. Leur colère mal dirigée est par ce fait totalement contre-productive.
Il faut sans doute ramener l’ordre, mais à la condition expresse de ne pas s’en tenir là. Car on le sait bien, imposer l’ordre d’abord a surtout pour fonction de démontrer la détermination du pouvoir, et, in fine, de ne rien changer. A la condition de ne pas profiter de ce retour à l’ordre pour blanchir l’action du policier meurtrier, et conclure finalement à un non lieu.
A condition de ne pas rechercher tous les moyens d’esquiver la dimension sociale et politique des émeutes.
Et une fois éventé le mensonge policier d’une authentique « légitime défense », c’est autour du rôle de la police et du contrôle de son action seulement, qu’aurait dû se tenir le vrai débat, alors que cette quasi exécution faisait écho à bien d’autres cas du même genre, tous enterrés, oubliés, cachés eux aussi par des mensonges ou des faux fuyants12.
Toujours est-il qu’après ces événements il devient incontournable de chercher comment réguler l'action de la police, comment en éradiquer le racisme latent, la violence injuste et révoltante, l’impunité quasi certaine. Comment en infléchir le rôle de classe. Afin d’en faire véritablement un outil au service de la population, de sa sécurité, de la paix civile. Et non un outil contre toute opposition politique ou sociétale13.
On peut même considérer que le « Rétablissement de l’Ordre » inclut la refondation des forces de l’ordre. Il exige de les astreindre aux règlements, aux lois, aux limites de leurs prérogatives.
Ce qui, à la vérité, contribuerait à améliorer leur perception par la population, donc leur efficacité.
Cette refondation est indispensable, car derrière la vision négative qu’ont de larges portions de la population du rôle et des méthodes de la police, des tendances fort inquiétantes se développent.
Ces tendances sont perceptibles tant dans les statistiques des blessures ou des décès, que dans l’impunité fréquente des forces de l’ordre. Elles sont perceptibles aussi dans les discours tenus ouvertement par des syndicats de police de premier plan, révélant une atmosphère quasi séditieuse14, ainsi que dans l’apathie du ministère de l’intérieur face à ces très inquiétantes dérives15. Elles sont perceptibles enfin au travers de la détestation inquiétante des forces de l’ordre dans certains milieux, qui révèlent une faille croissante entre la population et la police16.
Or la mort de Nahel dans des conditions qui de toute évidence outrepassent le bon sens et piétinent la loi, participe amplement à l’aggravation de ces phénomènes. Et singulièrement, elle ne peut que radicaliser la rupture entre les forces de l'ordre et les jeunes de banlieue en particulier, mais plus largement de vastes pans de la société. Ce qui est un fort mauvais signe de santé de la démocratie.
Il est malheureusement à craindre que cette inquiétante évolution n’inquiète guère les classes dominantes et leurs politiciens attitrés, qui de Valls à Darmanin savent leur peu de légitimité et n’auraient rien à gagner à une possible fraternisation entre police et population.
Stratégie d’évitement
Ceci étant dit, le fait le plus frappant de l’épisode, c’est que la quasi totalité de la classe politique « responsable », de ses relais médiatiques et de ses « penseurs » aux ordres – le « cercle de la raison » – ont d’emblée manœuvré de manière à écarter toute prise de distance, à disqualifier toute réflexion large, toute analyse sociologique ou politique.
Il s’agissait pour cette sphère de mettre d’emblée l’accent sur les faits les plus spectaculaires, et sur des « éléments de langage » choisis pour inhiber d’emblée toute analyse. De s’appuyer à satiété sur la soif qu’ont les média de formules toutes faites et d’images percutantes afin d’occulter toute réflexion élaborée. Il fallait faire immédiatement barrage à toute considération susceptible de mettre en cause la structure de la société, les choix profonds de la répartition des tâches, des richesses produites, des rôles, des pouvoirs, des formes démocratiques, des dépenses publiques et des lois régissant l’ordre social.
Il fallait donc montrer à satiété des feux de poubelles, des vitrines brisées, et faire entendre des micro-trottoirs interrogeant des passants révoltés et des commerçants sinistrés. Il fallait répéter en boucle que la victime « Était bien connue des services de police », sans jamais se donner la peine de préciser pour quels faits elle l’était.
Il fallait discréditer les paroles mettant en cause l’injustice, le racisme omniprésent, la déshérence sociale et l’abandon des quartiers touchés par les émeutes.
Et il fallait, bien entendu, privilégier dès l’origine tout le spectre des solutions répressives, supposées seules capables de ramener le calme17. Et en tous cas de rallier la fraction la plus droitiste de l’opinion.
Une fois encore, la stratégie de rétablissement et de maintien de l’ordre, la méthodologie d’analyse des faits, de réflexion sur les causes et de conception des solutions devaient s’inspirer du Grand Penseur Manuel Valls, inénarrable et visionnaire auteur de la formule historique : « Expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser »…
Un puissant credo philosophique, au fond.
Car il est bien évident, en effet, que « ne pas chercher d’explication conduit directement aux bonnes solutions punitives »18.
On peut remarquer au passage que cette référence implicite au calamiteux « sauveur de la Gauche » eut pour avantage de faire partager l’ardoise à l’ensemble de l’échiquier politique19, en convoquant la « gauche » au secours. On ne manqua pas non plus de rappeler que la loi du 28 février 2017, mise en cause dans l’affaire du meurtre de Nahel, était due à la volonté de B. Cazeneuve, ci-devant « socialiste », et selon de nombreux organes de presse futur gendre idéal pour la présidentielle de 2027.
Là encore, le « cercle de la raison » fit cause commune face à l’adversité, pensant ainsi emporter l’adhésion.
Mais cette tactique eut pour effet collatéral de démontrer – si besoin était – la filiation directe qui avait conduit de Hollande en Valls et de Valls en Cazeneuve pour s’épanouir en Macron et en Darmanin. Elle acheva de démonétiser tout l’échiquier politique, jusqu’à la « gauche raisonnable ». Et elle persiste à renforcer la méfiance, à amplifier le désarroi des électeurs privés d’alternatives réelles, et à accroître la dépolitisation, pour ne laisser d’espace qu’à une colère désarticulée.
La posture d’ensemble de la sphère politique et des Média complices20 – à l’exception de la gauche radicale et de certains média indépendants – consiste donc principalement à nier toute dimension politique au phénomène, pour n’y voir que de la délinquance opportuniste, du désœuvrement, ou l’effet d’une psychose de groupe facilitée par la permissivité ambiante21.
Dans cette optique, tout ce qui vient de se produire ne relèverait donc que d’une sévérité répressive accrue, et de la déploration du changement des temps…
Expliquer et comprendre les causalités serait définitivement à côté du sujet, et seules la répression, les condamnations et la détention seraient à l’ordre du jour…
Pathétique évolution.
Où va-t-on ?
Et pourtant, si l’on réfléchit un instant, il est clair que jamais et nulle part le nihilisme n'a poussé sur une société saine.
Et il se trouve que le sentiment d'injustice, justifié ou pas, est très présent, sur fond d'impunité policière, de colonialisme, d'hypocrisie et de racisme larvé. Et n’en déplaise, ce sentiment n’est pas l’apanage des « quartiers ». La construction progressive d’une société construite sur un séparatisme de classe, n’échappe aujourd’hui à personne et engendre une rage latente et large.
Lors la conscience politique se construit et émerge partout. Il y faut du temps, c’est un processus, mais c’est indéniablement ce qui est en train de se passer22.
Alors, du côté des forces progressistes on rêve d'une convergence des luttes qui changerait la donne.
Du côté des défenseurs de l'ordre – de l’ordre des possédants –, l’on sait fort bien en fait les racines du mal. Mais bien entendu, on s’évertue à les nier. On sait fort bien ce sentiment d’injustice, on sait la haine de la répression, on sait l’opposition de fond à l’iniquité des objectifs du néolibéralisme, et on a pu déjà maintes fois mesurer la puissance de ces résistances. On le sais si bien que l’on est parfaitement conscient des risques d’une « convergence des luttes », et de la forte probabilité de sa survenue. Des préfets, des hauts gradés de la police font état de ce qui pour eux est une forte inquiétude.
Et de ce côté, la stratégie – non innovante ! – consiste à diviser les révoltes, à « trianguler » tant que faire se peut, à faire diversion sans fin. Cette stratégie primaire a fonctionné jusque là vaille que vaille, exhibant tantôt un Chirac inquiet de la « Fracture sociale », puis un Hollande décidé à en découdre avec « la Finance sans Visage », enfin un Macron transcendant les lignes politiques et inventant un néolibéralisme « de gauche ». Plus cynique encore est la martingale qui présente « l'ordre » comme surtout profitable aux plus pauvres23. Et en parallèle, les organes de presse « mainstream » ont redoublé d’efforts pour montrer à l’envi de malheureux habitants des cités à la voiture brûlée, se sont soudain émus de l’incendie de bibliothèques – que les autorités ne rêvaient que de fermer « pour raison budgétaire », ont déploré les attaques d’écoles – pour lesquelles elles ne trouvaient jusque-là ni profs de remplacement, ni peinture de rénovation.
Tous n’ont donc à opposer à des turbulences d’ordre profondément politique que de basses tactiques politiciennes qui amplifient leur discrédit24.
Omniprésence de la colère
Alors bien sûr, toutes ces rancœurs. conduisent à l’accumulation de la colère. Car la naïveté des masses, leur propension à l’oubli ne sont pas sans limites. Et pas uniquement dans les quartiers déshérités ni dans les milieux de l’immigration, comme on nous le susurre si volontiers.
Voici quelques slogans tagués sur les murs de ma ville, au cours des derniers mois :
Pas de retraite, pas de paix
Sous le k-Wai, la Rage
Vive le van, vive le van, vive le vandalisme
Advienne que pourrave
Embrasez-vous
Ils traduisent à la fois la fracture des décisions politiques récentes, la colère, le désespoir...
La colère, nous tous qui avons participé aux manifestations du printemps et sagement défilé sous l’œil des policiers et des drones de surveillance fraîchement adoubés, la colère nous l’avons éprouvée. Et nous l’avons remâchée, devant le mépris, le cynisme, l’hypocrisie, les mensonges et les faux-fuyants. Et parfois l’arbitraire policier.
Nous l’avons éprouvée, et tous ensemble nous nous sommes promis de ne pas l’oublier. Révoltés par la fiction de démocratie et l’obstination, nous nous sommes promis de la garder au chaud et de la raviver à la moindre occasion. Et de l’organiser, et de la renforcer. Et de lui trouver une fonction. Et tous ensemble, nous avons été amenés à réfléchir à la vanité de la manifestation docile.
Nous comprenons donc parfaitement que si l’on désirait se diriger vers un apaisement, il faudrait tenter de comprendre les vraies raisons de ces colères, plutôt que de ne penser qu’en termes de répression. Il faudrait dépasser la philosophie vallsienne aveugle et inepte.
Mais tout dépend évidemment de la société que l’on désire construire.
Cependant, au fil des événements et du temps, la colère et la rage s’amplifient dans des sphères toujours plus larges de la société.
Celle des jeunes des quartiers, comme cela a été dit, ne date pas d’hier. Mais la conscience d’une société de classes injuste et en voie de policiarisation s’amplifie, gagne les services publics, saisit les fonctionnaires, les futurs retraités, les précaires, tous ceux privés de médecins et d’hôpitaux, ceux privés d’enseignants, de bureaux de poste ou de bibliothèques ; et les émeutes de demain pourraient bien être davantage politisées et structurées.
Chez les mieux informés et les plus politisés, la répartition aberrante des fruits du travail, l’impunité dont jouissent les riches et les politiques, qui « eux ne vont jamais en prison », est désormais largement partagée. La volonté de faire profiter les « amis » milliardaires des largesses de l’état, et de gaver les entreprises et leurs actionnaires d’argent public est de moins en mois supportée.
Chez les jeunes informés et mobilisés, l’obstination dans l’aveuglement climatique est un facteur évident de révolte, aggravé par la conscience que des raisons économiques l’expliquent, tandis que la précarisation des emplois les prive d’avenir désirable25.
Chez les descendants d’immigrés, la difficulté à faire table rase du passé colonial, qui maintient la méfiance, la condescendance et la ségrégation de fait, est également un facteur de rage.
Dans d’autres sphères encore, inattendues et improbables, les artistes par exemple, la colère jaillit aussi par impulsions26.
En tant de lieux donc, il reste la trace de cette colère inextinguible. Parfois rentrée et invisible, souvent traduite de manière aussi peu productive que les feux de poubelles, mais inextinguible.
L’exaspération ne se limite d’ailleurs pas aux victimes directes de l’injustice, de l’abandon des communs et des services publics, et de la violence policière. Elle gronde aussi dans ces services même, de l’hôpital public – où cet été encore se mènent des grèves – à l’enseignement. Elle est parfois larvée, conduisant aux difficultés de recrutement et aux démissions.
Elle est parfois explosive, cette rage qui a grondé des mois durant sur les ronds-points, puis pendant des semaines vibrantes dans le flux des manifs contre la « réforme » des retraites.
La colère, en fait, est partout.
Alors, tout cela fait donc beaucoup de monde et l’on ne peut maintenir longtemps cette force grondante en lui murmurant des propos lénifiants, puis en la livrant à la férule d’une police violente, d’une justice sévère et inique.
Ou bien alors, au prix de quelle société, de quelle justice, de quelle police, de quelle surveillance omniprésente, de quelle répression ?
Au prix de quelles « guerres » au fond, qui après la « guerre contre l’Islamisme », puis celle contre le Covid, se muent en guerres sociales où écologistes et militants progressistes deviennent « ennemis de l’intérieur ». Au prix de quelle société où lentement l’on nous prépare à de vraies guerres entre empires, « de haute intensité », dérivatif ultime et mortel ?
De fait, tous ces événements dévoilent une société néo-libéralisée malsaine ; et ce sentiment diffus touche un public bien plus large que les jeunes de banlieue « racisés ». Tous n’incendient pas, mais leur message est identique27.
On ne pourra pas indéfiniment en nier la dimension politique. Au sens étymologique. Nos dirigeants politiques et les commanditaires qui les guident ne peuvent ignorer que toutes les vraies révoltes commencent ainsi...
Si l’on souhaitait vraiment le maintien de l’ordre, il serait donc indispensable de se pencher sur ces colères, sur ces rancœurs., sur le sentiment de mépris largement ressenti et si souvent dénoncé.
Cet insupportable mépris affiché par un pouvoir politique qui, adossé à ses alibis économiques et à ses donneurs d’ordres, se permet de railler : « Qu’ils viennent nous chercher : ».
Si l’on souhaitait vraiment le maintien de l’ordre, il faudrait bien chercher à comprendre d’où naissent ces colères, ce qu’elles peuvent engendrer, et accepter d’infléchir un ordre social désormais sans avenir paisible.
Car le recours aux violences urbaines, méprisé et diabolisé, est en rapport direct avec la surdité dénoncée tant de fois, à tant d’occasions, par tant de voix28. Le prix du 49-3 se paye en colère trébuchante.
Mais Macron et les siens se murent dans la certitude que la brutalité inique de leurs choix, que leur mépris et de leurs dénis de démocratie seront vite oubliées.
Mais rien ne sera oublié.
Et les « 100 jours d’apaisement » prophétisés se sont soldés par la plus profondément révélatrice et la plus profondément grave des manifestations de cette rancœur.
La colère n’effacera pas les rages. Dans le meilleur des cas, elles se cacheront encore un temps, s’enkysteront, s’aigriront, puis s’élargiront, et ressurgiront, plus incontrôlables encore. Car, comment ne se relieraient pas aux autres exaspérations que sème le macronisme sur son passage, laissant un paysage social dévasté ?
Celle de la police même, surgit ; de la police prise au piège de l’usage que le pouvoir fait d’elle, la rendant odieuse à certaines populations, la rendant équivoque pour le plus grand nombre.
Ce sont ces conséquences-là, celles de leur politique myope, à la fois volontariste et pleutre qu’il s’agit maintenant « d’assumer ».
D’assumer au vrai sens du mot. Oui, le président devrait se montrer capable « d’assumer ». Lui qui a cru pouvoir nous faire confondre « assumer » avec « asséner ». Ou qui a lui-même fait la confusion, n’ayant apparemment pas ouvert un dictionnaire depuis l’époque historique où il assista, paraît-il, M. Paul Ricoeur.
Les trois quarts de la population révoltés par le mépris du gouvernement constituent un bain de colère qui rejaillit sur l'ensemble de la République.
Les opposants du printemps « victorieux » du président n’ont pas 14 ans ; ils ont été « bien élevés », ils sont souvent syndiqués, ils ne sont pas abstentionnistes, ils ne tirent pas sur la police au mortier d’artifice, ils ne pillent pas Nike ni Zara ; mais il faut les avoir écoutés pour savoir leur rancoeur.
Leur répéter sans fin – d’interventions niaisement théâtrales en plateaux de télé convenus – que « la violence ne mène à rien » les fait rire. Les fait rire jaune et ravive leur colère, eux qui savent fort bien, de réforme en réforme, que la sagesse, l’argumentation et la discipline mènent encore moins loin.
Quand donc les hommes de pouvoir admettront-ils que le prix à payer pour cette politique de mépris et de répression discrédite leur rôle et les institutions, met en danger la cohésion sociale, et le respect de la République ?
Idéologie punitive, policiarisation et justice de classe
Les détenteurs du pouvoir ne peuvent donc ignorer ce qui bouillonne dans la marmite qu’ils tentent de tenir fermée. Jacques Chirac, déjà, après les « Violences urbaines » de 2005, en faisait le constat dans un habile discours résumant les défis politiques29.
Volet 1 : Oui, il ferait rétablir l’ordre. Oui il ferait punir les fauteurs de trouble. Oui il rendait hommage aux forces de l’ordre et assurait les policiers de son soutien.
Volet 2 : Mais il prenait acte de la « situation » qui avait conduit aux émeutes. Et il ajoutait : « Nous ne construirons rien de durable si nous laissons monter, d’où qu’ils viennent, le racisme, l’intolérance, l’injure, l’outrage ».
Ignorant encore la « doctrine Valls », il reconnaissait ainsi l’existence de « causes » et la nécessité d’y répondre.
Las nous savons que sa pugnacité pour réduire la « fracture sociale » fut de courte durée.
Vers l’illibéralisme :
Dix-huit ans plus tard, après les rodomontades de Sarkozy et les atermoiements de son successeur, le glissement vers une société de contrôle policier s’est accéléré à tel point qu’est apparu pour la nommer le terme « illibéral ». Et le malheureux Emmanuel Macron cherche à son tour des mots susceptibles de brouiller les pistes…
Mais dans sa pensée, le volet 1 occulte très largement le volet 2, et Jupiter ne changera pas de trajectoire.
Suite à l’épisode de juin-juillet, le maire de Trappes n’a pas hésité à dénoncer sans langue de bois l’incapacité du Président à comprendre ce qui se joue dans les banlieues et son manque de perspectives pour l’avenir30.
Le Président refuse de travailler avec ces maires unis31. Il préfère 200 maires en mode grand débat qui va dans tous les sens, parce que ça lui donne le beau rôle ../..
On a eu du mépris, de l’arrogance et de l’ignorance. Il n’a pas écouté les nombreuses alertes des maires de banlieue ../..
Emmanuel Macron n’a donc pas vu venir l’explosion. Fondamentalement, il ne comprend rien aux banlieues. Il ne comprend rien à ce qu’il s’est passé ces derniers jours ../..
Pour ces mamans qui n’arrivent pas à gérer leurs enfants dont certains déconnent, les magistrats imposent des éducateurs spécialisés chargés de les accompagner dans leur fonction parentale. Or, ces mesures ne sont pas appliquées faute de moyens ../..
Illibéral, le « règne » de Macron restera en effet comme une tentative de reprise en mains des populations, via l’utilisation débridée de toutes les possibilités constitutionnelles, via leur évolution éventuelle, via un nombre incalculable de lois et règlements frisant le « scélératisme »29, et via une utilisation massive et parfois opaque des forces de police30. Les stratégies juridiques de criminalisation et les stratégies policières de nassage, d’opération coup-de-poing et d’arrestations arbitraires ont connu avec lui une accélération sans précédent, et l’usage d’armes « non létales » s’est amplifiée avec les effets que l’on connaît.
Ces éléments constituent le signe majeur de la « vision » sociétale du président.
Il est clair aujourd’hui que le projet de soumission de la population française par les divers moyens évoqués ci-dessus ne peut être dissocié de ce à quoi l’on assiste. Macron et ses sous-fifres En Marche ont cru pouvoir négliger toutes les alertes, rejetant jusqu’aux oppositions parlementaires dérangeantes. Prélude à d’autres tentations de « dissolution »
Pour perpétrer ce projet, les dirigeants politiques au service du modèle néolibéral – auquel s’est convertie la « gauche de raison » – ont besoin d’une police aux ordres, à la fois obéissante et choyée.
Et la police, c’est son rôle, fait ce que lui commande le pouvoir, aidée en cela par les durcissements légaux liberticides votés par une assemblée complice. Pour suivre les directives du gouvernement, il faudrait faire taire, dissoudre, ou embastiller toute l'opposition de ce qu’ils nomment « ultra-gauche ». La Gauche honorable étant celle qui a voté elle-même les lois scélérates.
Et en dernier ressort, la policiarisation et la criminalisation politique ont toujours pour effet sinon pour but le contrôle des populations et le recul des libertés. Les lois prises au prétexte d'un terrorisme sanglant, d’un virus maléfique, ou d’émeutes incendiaires, finissent par servir à étouffer des mouvements préoccupés de l'avenir écologique du monde... ou de celui des retraites.
La police tue
« La police tue ». Pour ces mots Jean-Luc Mélenchon a été agoni par toute la presse et la quasi totalité de la classe politique. Mais il est vrai qu'il faut toujours agonir Jean-Luc Mélenchon et la France Insoumise, toujours stigmatiser la gauche radicale.
Alors s'engagent de longues discussions autour de cette vigoureuse formule.
Alain Bauer y va de son analyse :
Un mouton noir peut tuer, mais la police en tant qu'institution ne tue pas.
Selon Macron, il y aurait même là un oxymore originel, la police exerçant par définition la violence légitime républicaine. Circulez.
Or c'est une contre-vérité fondamentale, qui détourne de manière atterrante la pensée de Max Weber32.
Un seul exemple suffit : le 17 octobre 1961.
Il est dans les attributions potentielles de la police de tuer éventuellement ; la seule question politique étant de savoir à quel moment et pour quelles raisons. A quel moment c'est nécessaire pour préserver l'état et les institutions, pour préserver quels biens ? A quel moment c'est possible vis-à-vis de l'opinion, à quel moment c’est politiquement opportun. C’est la question immémoriale du « maintien de l’ordre ».
La police tue des mineurs dans le Pas de Calais en 1948, des arabes à Paris le 17 octobre 1961, la police tue à Charonne, la police arrête les Juifs et les envoie à la mort pendant l'Occupation33. La police tue si on le lui demande, la police tue si on lui laisse entendre qu'elle peut le faire, qu'il est nécessaire de le faire, et que ce sera accepté. Charonne est loin, mais plus près de nous, le préfet de police Didier Lallement a confié lui aussi un jour qu'il redoutait le moment où la police aurait à tirer, mais que ce moment pouvait fort bien survenir. Des unités spécialisées y sont prêtes. Lorsqu’un mouton noir tue, l'institution manœuvre généralement pour qu’il ne soit pas découvert, et si possible pour qu'il ne soit pas désavoué. Et en le protégeant, elle enrôle la police tout entière dans le meurtre, et ces faits deviennent alors systémiques.
Personne ne saura jamais qui a lancé la grenade qui a tué vital Michalon. Personne ne saura jamais qui a lancé la grenade qui a tué Zineb Redouane. Personne ne le saura jamais, car l'institution ne cherche pas et ne veut pas trouver.
La stratégie consistant à conforter chaque policier dans l'idée qu’il est inévitable de tuer, et qu’il doit le faire le cas échéant rend le meurtre systémique.
Certes, lorsque un policier tue Nahel, puis est pris en flagrant délit de mensonge, Darmanin, Macron, Élisabeth Borne se désolidarisent de lui, le désavouent, au risque de fâcher les syndicats les plus à droite. Mais Darmanin, Macron et Borne ne le font que parce que le cas est trop limpide, la faute meurtrière impossible à masquer. Ils le font parce qu'ils estiment que le moment n'est pas opportun, parce qu'ils estiment que l'opinion ne l'accepterait pas maintenant.
Mais ce n'est là qu'une question tactique, et l'on sent bien qu'il faudrait assez peu pour que cette appréciation bascule, pour que le meurtre pour refus d'obtempérer devienne acceptable et légitimé. Il suffirait pour cela de faire monter suffisamment la peur, de mettre habilement en exergue les émeutes. Là est d’ailleurs l’objectif de tout le battage autour des « inacceptables violences » : faire accepter cette éventualité comme naturelle par une part de l’opinion.
Un néolibéralisme exsangue, En Marche vers l’Illibéralisme »
L’Ère En Marche, au fond, ne diffère pas fondamentalement des septennats précédents ; pourtant il ne serait ni très cohérent ni très complet d’analyser les événements récents sans les rapporter au mode de gouvernance du président Macron et à sa conception du fonctionnement de la société pour parler avec modération. A son irresponsabilité et à son incompétence politique pour parler crûment.
Décidé quoi qu’il en coûte à imposer le projet de « réformes » libérales pour lequel il a été pressenti, l’actuel président a tenu à aller plus vite en besogne que ses concurrents.
Et il s’est montré incapable d’avancer vers une société d’égalité, de fraternité, de paix, ce n’est pas son programme, ce n’est pas sa vision du Monde.
Voyons le bilan de ce mode de gouvernement.
Le président Macron promettait en avril « cent jours d’apaisement, d’unité, d’ambition et d’action ».
Mais la société n’est pas comme la rêve le président Macron.
Et 78 % des Français, soit presque 8 sondés sur 10, estiment que le pays est « moins apaisé » aujourd’hui qu’il l’était avant l’allocution du président de la République, et son retour dans le débat34.
Et voilà où l'on se retrouve, voila où IL se retrouve en juillet. Ramené à son point de départ, ramené au choc des Gilets Jaunes et aux turbulences de mai. Voilà l'état de la France que Macron pilote de sa poigne de fer et de sa haute vision depuis un quinquennat entier et une année de plus…
Et de choc en choc, son usage du pouvoir démontre son incapacité à tirer des faits quelque leçon que ce soit, persuadé qu’une belle formule, des effets de main et des coups de menton peuvent longtemps faire illusion.
La société française ne s’apaisera pas parce que M. Macron l’a dit. Surtout pas parce que M. Macron l’a dit.
Si son objectif politique était en effet la paix civile, la réduction des tensions sociales, il lui faudrait reconnaître la genèse des faits et non pas la nier ; il lui faudrait en tirer des leçons sincères et judicieuses, et non chercher sans relâche des faux-fuyants. Mais il lui faudrait pour cela une vision politique de l’avenir pour la société française. Une vision compatible avec les attentes et les espoirs de cette société, afin d’entreprendre les profonds changements d’orientation susceptibles de rétablir cette concorde civile.
Cela impliquerait non seulement des décisions administratives, juridiques, légales, politiques, mais également une volonté de changer les credo et les imaginaires du monde néolibéral qui l’habitent.
Or M. Macron est fort mal placé pour cela ; il ne veut pas le faire car il n’a pas été placé là pour ça par les élites politiques et économiques et par les moyens de presse qu’elles possèdent. Il ne peut pas le faire, car sa psychologie impérieuse et suffisante, sa formation énarchique et banquière, ses croyances étalées aux yeux de tous comme des vérités premières s’y opposent de toutes leurs fibres.
Lorsque M. Macron dénonce hypocritement les injustices et les incohérences sociales, il feint de ne pas voir que ces dérives ne sont pas dues à des étourderies, à des erreurs d’appréciation ou à des accidents de parcours35. Car elles sont en fait dans la logique directe et impitoyable de ses croyances politiques, économiques et sociales. Et tous ses choix, et tous ses actes ne font à l’évidence que les renforcer. Elles sont dans la logique de son monde, divisé entre « ceux qui ne sont rien », et les « premiers de cordées ». Et aucun français ne l’oubliera.
Les « réseaux sociaux » et les jeux vidéo qu’il incrimine dans un nouvel accès de langue de bois, c'est cela précisément le monde de l'innovation, des start-ups et de la liberté d'entreprendre à laquelle il feint de croire comme au Graal du libéralisme.
Les milliardaires qu’il chouchoute – car ils insufflent énergie, esprit d'entreprise et réussite économique – ... à quoi nous servent-ils dans les circonstances que vient de vivre la France ? A quoi lui servent-ils ? Suffisent-ils à faire marcher le pays, suffisent-ils à en faire une communauté de destin ? Quand l'omniscient va-t-il comprendre ce qu’est une société humaine, ce qu’est une société entière, cet équilibre délicat auquel ses licornes n'apportent rien, sinon l'amertume de l'injustice. Quand va-t-il comprendre qu’un pays n’est pas une entreprise, dont on choisit les employés après un sévère recrutement sur profil, et où l’on les licencie ad libitum « pour raison économique » ?
Mais foin de M. Macron ; il serait en effet réducteur de le rendre seul responsable de tous les maux.
Car nous savons bien qu’il n’est que l’homme de paille des possédants, des forces économiques et financières dominantes ; qu’il n’est que le produit zélé d’une idéologie et d’une croyance, l’exécutant temporaire de cette vision du monde.
Mais c’est un homme de paille bien choisi par ses mandataires, et il est bien certain qu’il assume le rôle avec ardeur.
Et puis, ses deux quinquennats achevés, il s’en ira nous le savons tous, émarger dans une grande affaire de fonds de pension, et se produira dans des shows de conférences lucratives et valorisantes pour son ego.
Alors, les donneurs d’ordres, ceux qui ont œuvré à le placer aux commandes politiques, travailleront à imposer l’un de ses ses « challengers », dûment promus par les média. Et ceux-ci ne feront pas autrement, qu’ils se nomment Philippe, Bertrand ou Wauquiez (selon le JDD), Darmanin ou Le Maire (selon Ouest France), ou encore Cazeneuve (l’homme providentiel des Échos).
Or les émeutes de juin-juillet ne constituent pas une aberration due à une mauvaise conjonction des astres ; elles ne sont en fait qu’un élément de plus dans le parcours chaotique et catastrophique de « l’adaptation » que le néolibéralisme impose aux sociétés humaines.
C’est donc bien la pensée politique et économique sous-jacente à l’action de l’actuel président que l’on doit prendre en considération, afin de dépasser l’exécration d’un acteur éphémère de l’histoire.
Rien ne pourra donc changer vraiment sans une réelle alternative politique qui ne peut-être celle dictée par le Cercle de la Raison. Elle sera en effet nécessairement sociale, écologique, c’est à dire capable de brider le néolibéralisme jusque dans ses croyance les plus fortes : innovation, croissance, et dans ses méthodes les plus délétères : management, optimisation des coûts, délocalisations, dématérialisation, privatisation des profits, accaparement des richesses…
Car ces concepts du capitalisme néolibéral ne sont pas des oripeaux accidentels dont il pourrait se défaire, mais sont bien des éléments structurels de l’exigeante logique propre à son fonctionnement.
Prétendre les faire disparaître signifie un changement majeur de paradigme, sauf à manipuler une fois de plus la dissimulation et la tartufferie.
Cela signifie au minimum se donner les moyens de brider la logique infernale de la machine, que seules des règles imposées par une puissance publique éclairée et soucieuse d’un progressisme humaniste peuvent ramener à la raison.
Alors, si la question récurrente des émeutes et de la frustration sociale nous préoccupe, si elle nous paraît annonciatrice de bien des menaces pour l’unité, pour la paix civile, pour la marche en avant du pays, pour la confiance que nous lui accordons, il convient de remettre en cause les mécanismes et la logique qui ont armé Macron et armeront ses successeurs « raisonnables » dont les profils se précisent déjà.
Il nous faudra pour cela discerner les choix politiques qui sont plausibles et souhaitables. Comprendre – entre autres – que l’opposition d’extrême droite, fut-elle « légitimée », ne romprait avec aucun des credo de fond du modèle dominant. Que sa philosophie répressive, si malheureusement elle parvenait à la mettre en œuvre, ne ferait qu’aggraver les choses et fractionner le pays. Qu’elle ne lutterait en rien contre l’injustice sociale, et élargirait les divisions. Et que l’usage qu’elle ferait du dispositif répressif déjà impressionnant serait lourd de menaces.
Il faudra donc faire de la politique, s’y intéresser, et décrypter les principes qui produisent le monde insatisfaisant, injuste, instable, destructeur et climaticide dont nous pressentons tous la survenue.
Car l'essoufflement désespéré du néolibéralisme productiviste irréformable est, sinon la cause unique, du moins le « nœud » systémique qui mine les sociétés humaines par de fausses valeurs, et des « solutions » qui ne relèvent que de la fuite en avant36.
Les promoteurs et zélateurs de cette pensée économico-politique eux-mêmes ne lui accordent guère d’avenir, et l’on sait qu’E. Musk, lors de ses nuits d’insomnie, songe à filer s’installer sur Mars.
Et cette marche forcée « justifiée » par la concurrence universelle et la nécessité insatiable de croissance sans but et sans fin, est aujourd’hui largement mise en doute, contestée, rejetée en dépit du miroirs aux alouettes que constituent la consommation effrénée et sa sœur l’innovation forcenée. Pour se détacher de cette pensée omniprésente il faudrait, il faudra construire une opinion émancipée, libérée des propagandes, des hypocrisies, des artefacts mêmes de la culture instaurée par plusieurs décennies de néolibéralisme.
Car le capitalisme néolibéral dévore tout sous les yeux de tous. Avec un goût immodéré pour ce qu’il reste des biens communs, ce vaste espace encore à investir, ce "Far West" XXI° siècle37.
Tout est bon pour satisfaire ses appétits. Autoroutes (sinon les routes elles-mêmes), chemins de fer, transport postal, ondes hertziennes, distribution de l’eau, de l’énergie, installations portuaires, télécoms, université… Les secteurs les plus lucratifs de la médecine n’y échappent évidemment pas. Et viendra un jour le tour de l’école publique38.
Ce n'est pas par avidité qu’il se gave ; c'est une disposition congénitale, une nécessité structurelle. Le profit et l’accumulation sont ses ressorts fondamentaux.
Il dévore tout et ne laisse que les yeux pour pleurer à ceux qui n'ont pas les bons atouts entre les mains.
Ne leur restent alors que les yeux pour pleurer ; ou bien, lorsque leurs larmes sont épuisées et leurs mots sans effet, leur restent la bouche pour crier et les mains pour casser, incendier et piller.
Alors, si l’on souhaite vraiment une issue paisible à toutes ces déchirures et ces désespoirs, il faudra se défaire du carcan d’une droite néolibérale, relayée de place en place par une gauche honteuse, convertie aux mêmes idéaux, et ajoutant une couche d'hypocrisie verbeuse à quelques vagues mesures "sociétales »39.
Mais il faudra aussi cesser de croire que l’issue peut venir d’un « homme providentiel » qu’on nous aura vendu. Car elle ne peut venir que de la volonté éclairée, instruite, émancipée et politisée d’une nation.
Aucun homme politique ne peut ni ne veut changer le cap d’une nation si il n’existe pas un fort courant d’opinion pour l’y aider. Aucun homme politique ne le veut ni ne le peut s’il n’existe pas un courant solide, déterminé, instruit, animé d’un but collectif et recherchant un sens pour l’y pousser40.
C’est à cette construction collective que devraient s’atteler des forces éprises de justice, soucieuses de l’avenir, et capables d’espoir41.
G. C.
1Le choix n’étant pas neutre bien entendu. Voir Texte de LVSL en fin de dernière version.
Penser au rappeur algérien (dimanche 20 août France culture) : "les pauvres ne se révoltent pas parce qu'ils ne savent pas quoi revendiquer.
2La volonté de « dématérialisation », la croyance dans les vertus de l’innovation et la « gestionnite » obsessionnelle ne seraient-elles pour rien dans la perte de lien humain ?
3Ce fut particulièrement criant dans « l’affaire Nahel », selon qu’on choisissait de privilégier le refus d’obtempérer, le fait qu’il était « bien connu des services de police », ou bien le démarrage peu menaçant, l’âge de la victime, les témoignages de ses amis. Selon que l’on choisissait de faire confiance à la parle des « forces de l’ordre », ou à celle des témoins.
4Voir : https://www.legrandsoir.info/sainte-soline-nahel-hidjab-trois-battements-qui-me-soulevent-le-coeur.html
Voir aussi : https://blogs.mediapart.fr/yves-guillerault/blog/250823/le-pire-n-est-jamais-sur-mais-il-est-de-plus-en-plus-probable
5« Qui aurait pu prédire la vague d’inflation, ainsi déclenchée ? Ou la crise climatique aux effets spectaculaires encore cet été dans notre pays ? », s’interroge le chef de l’État ! Jupiter est soudain bien nu.
https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/01/03/emmanuel-macron-et-le-climat-un-discours-qui-rate-sa-cible_6156389_823448.html.
6Le journal Causeur, « volontiers réactionnaire », titrait plus crûment : « L’Insurrection des Imbéciles ».
7Les mouvements sociaux nombreux et puissants ne sonnent-ils pas suffisamment l’alerte ? La Covid et les crises financières n’ont elles pas fait l’objet de mises en garde, toujours méprisées ?...
8Cette formule ne doit pas être prise comme un vague slogan « complotiste ». Elle correspond à un concept largement défini, précisé et documenté déjà présent et débattu depuis des décennies : « Tout le pouvoir aux marchés : c’est le slogan des puissances d’argent, qui prennent le contrôle de la planète. »
Lire par exemple le Monde Diplomatique : https://www.monde-diplomatique.fr/mav/28/
9Phénomène renforcé par l'immaturité politique des révoltés, jeunes de banlieue ou black-blocks. Ce dont joue habilement le monde des dominants.
10Et dont il est évident qu’ils frappent exclusivement certaines catégories sociales.
11Les développements ultérieurs de l’affaire ont montré que c’est peut-être la place même de la police dans la république qui est ici en jeu :
Le site web du NPA analyse : « ../..au plan national, le soutien ouvert à un des policiers mis en détention suite à des violences par le « patron de la police » F. Veaux et par L. Nunez, préfet de police de Paris, donne le ton. »
Libération lui-même titre : « Darmanin plein d’attentions pour une police en sédition », et le Nouvel Observateur : « Menace de sédition », « appel à la guerre civile »… Indignation à gauche après un communiqué d’Alliance Police et Unsa-Police.
12Lire à ce sujet les enquêtes au long cours de Bastamag, ainsi que l’explicitation de ses méthodologies de recensement des violences : https://basta.media/ViolencesPolicieres.
L’auteur de ces lignes n’oubliera jamais non plus la mort de son ami Vital Michalon, à Creys-Malville, le 31 juillet 1977. Très probablement à cause d’une grenade offensive OF 27, déjà.
Voir : https://reporterre.net/Il-y-a-quarante-ans-l-Etat-tuait-Vital-Michalon-jeune-antinucleaire
13On peut noter que les propositions fort concrètes raisonnables et non extrémistes, de LFI ne sont jamais reprises, mais plutôt disqualifiées d’emblée.
14Voir à ce sujet : https://www.contretemps.eu/mort-nahel-nanterre-police-racisme-quartiers-repression/
16La méfiance de certains jeunes, symbolisée sur nos murs par le slogan ACAB, n’ en est pas le seul signe. Il faut mesurer l’ampleur de ce phénomène dans l’opinion, à la suite des blessures et décès infligés par des armes qui devraient être prohibées, à la suite de l’affaire « Benalla », à la suite des stratégies de « nassage » des foules manifestantes, à la suite du mépris par la police des règlements qui lui déplaisent.
17Mentionner ici quelques citations du maire de Reims, voir mon mail le 16/7 19h
18On relira avec intérêt la réaction du monde de la recherche à cette mémorable ânerie opportuniste :
https://www.lemonde.fr/societe/article/2016/03/03/terrorisme-la-cinglante-reponse-des-sciences-sociales-a-manuel-valls_4875959_3224.html
19De l’échiquier politique « raisonnable » s’entend, celui qui est restreint à l’arc allant de LR au PS en passant par la macronie sans couleur.
20Avant de taxer cette formule de « complotisme », il convient de se souvenir de la structure effective des moyens de presse « mainstream », mise au jour par Le Monde lui-même, et qui démontre le réseau reliant titres de presse, groupes financiers et industriels, grands possédants :
Voir : https://www.monde-diplomatique.fr/cartes/PPA
21Cnews, les visiteurs du soir, 8 juillet, 23 h 30.
Tous les intervenants sont d'accord pour dénier aux émeutiers tout arrière-plan, toute conscience politique. Ils parlent de nihilisme. Ce qui rejoint (cf. note 3), les titres de « Causeur ».
Alors, il est vrai que le sentiment d'impunité est présent. Mais qui a donné l'exemple ?
22On peut rappeler que la colère des G. J. elle-même fut d'abord renvoyée à des comportements désordonnés et délinquants, avant que ne soit comprise sa nature profondément politique.
23Martingale symbolisée par la puissante formule : « La sécurité est la première des libertés ». Bien entendu, ces préjudices sont en partie réels. Et d’autant plus insupportables que si la police sait parfaitement protéger la sécurité des riches et leurs libertés, elle peine à le faire pour celles des pauvres.
24Sans faire de procès d'intention, et en créditant les acteurs d'un minimum d'empathie, on peut tout de même risquer une conjecture raisonnable : des événements tels que les émeutes urbaines ne présentent strictement aucun inconvénient pour les détenteurs du pouvoir, ni pour leurs proches ou leurs commanditaires. Pour des politiciens de cette trempe, ce ne sont que des faits saillants qu'il faut mettre à profit pour peaufiner leur image. Ce sont aussi des prétextes rêvés pour compléter l'attirail répressif.
25Et là aussi, d’Extinction Rébellion aux Soulèvements de la Terre, en passant par la sage association Attac, la colère s’accumule, et le sentiment de l’inefficacité des luttes traditionnelles pousse à la recherche d’actions de désobéissance citoyenne « non violentes ». Et ces mouvements sont bientôt menacées d’être criminalisés.
26Ainsi la chanteuse Izïa Higelin, lors d’une prise de parole en concert, fit-elle une digression extravagante et révélatrice :
« Je pense que ce que le peuple veut, ce dont le peuple a envie, c'est qu'on m'accroche à 20 m du sol telle une pinata humaine géante, et qu'on soit tous ici présents munis d'énormes battes avec des clous... »
On ignore si Izïa a une idée claire de ce que veut « Le peuple »… Vaste sujet.
Mais Darmanin se croît obligé de l’accuser d’appel au meurtre.
27Et l’on voit se développer désobéissance citoyenne, et occupations de Zads comme aux « Méga-bassines »...
28Bien sûr lors de l'épisode des retraites que Macron et ses ministres voudraient bien considérer comme clos, mais au cours duquel 80 % de Français opposés à la réforme ont constaté que rien ne peut être entendu.
29Voir : https://www.vie-publique.fr/discours/150021-declaration-de-m-jacques-chirac-president-de-la-republique-sur-le-ret
31Réunissant des maires de gauche et de droite qui structurent ensemble un discours et des revendications.
32On lira par exemple l’analyse faite par trois sociologues de cette usurpation : https://www.cairn.info/revue-tumultes-2021-2-page-155.htm
33Le pouvoir n’a jamais craint de faire des morts dans le mouvement social. En juillet 1907, deux manifestants sont tués à Raon-l’Etape. En juin 1908, à Vigneux, les gendarmes ouvrent le feu sur des grévistes réunis dans leur permanence, en tuant deux et en blessant une dizaine. Le 30 juillet 1908, à Villeneuve-Saint-Georges, les dragons attaquent 400 manifestants, en tuent quatre et en blessent presque une centaine. Dans la foulée, Clemenceau fait arrêter tout l’état-major de la CGT, dont à nouveau Victor Griffuelhes, au motif qu’ils seraient les « responsables moraux » des violences.
https://www.contretemps.eu/1906-clemenceau-manifestations-police-repression/
34Voir : https://www.huffingtonpost.fr/politique/article/emmanuel-macron-a-promis-l-apaisement-mais-8-francais-sur-10-ne-le-voient-pas-sondage-exclusif_218565.html
35« Ce que révèle cette pandémie, c'est qu'il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché » ! E. Macron, 12 mars 2020.
36Pensons à l’acharnement propagandiste nous vendant les avions « verts » et les SUV à vignettes Crit’air1.
37Le néolibéralisme concentre et accumule toujours plus de fortunes gigantesques dans quelques poches. Et ces fortunes s'investissent pour de nouveaux profits dans des innovations dont une grande part, loin d'aider les peuples et de régler les problèmes du Monde, produisent des armes et aggravent la crise climatique.
Voir : https://reporterre.net/Edouard-Morena-Les-ultrariches-ont-la-mainmise-sur-les-politiques-climatiques
38Une fois les établissements scolaires publics et privés soumis aux lois de la concurrence et de la compétitivité, la libéralisation du marché de l’éducation deviendra « inéluctable ».
Voir la tribune du Monde de l’éducation du 6 juin 2023 :
https://www.lemonde.fr/education/article/2023/06/06/a-celles-et-ceux-qui-agitent-le-chiffon-rouge-de-la-guerre-scolaire-nous-repondons-que-celle-ci-n-a-jamais-cesse_6176327_1473685.html
39Parmi les perles de la rhétorique macronienne, on peut rappeler celle-ci, au coeur du Covid :
« Il nous faudra demain tirer les leçons du moment que nous traversons, interroger le modèle de développement dans lequel s'est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour ».
40Les avancées du Front populaire doivent certes au courage, aux convictions et à l’opiniâtreté de Léon Blum. Mais sans la mobilisation des classes populaires, sans leurs luttes déterminées et solidaires, sans l’espoir qui les animait, rien n’eut été possible.
41Seule alternative à la désespérance des survivalistes, des effondrementalistes et des nihilistes.
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