Ségolène Royal et l’idée de « VIe République »
La réforme des institutions est devenu un thème de campagne de premier plan. Force est de reconnaître que seule Ségolène Royal, mettant au premier plan l’idée de participation, présente un projet réellement en phase avec une grande tendance historique : celle qui s’est manifestée à travers la haute qualité du débat citoyen sur le traité constitutionnel européen.
1958 : nouvelle Constitution. 1962 : référendum conduisant à l’institution de l’élection du président de la République au suffrage universel. Puis, de 1962 aux années 1990, on ne touche plus à la Constitution. Ce fut le temps nécessaire pour qu’un consensus s’installe autour de l’exercice du pouvoir tel que l’avait voulu le général de Gaulle.
Mais de la fin des années 1990 jusqu’à maintenant, la Constitution a été amendée de nombreuses fois. Cela crée une lassitude, et avec raison : les ajouts ne sont-ils pas d’ordre simplement symbolique ? Qu’il s’agisse de l’inscription du principe de parité ou de l’abolition de la peine de mort, on a le sentiment que les gouvernements successifs du président Chirac utilisent l’arme de la révision constitutionnelle comme un moyen d’afficher leurs bonnes intentions. Quand à la prochaine grande révision prévue, celle que rendrait obligatoire le traité constitutionnel européen, elle est tombée en panne. Les Français sont las de ces changements. Non seulement ils en sont las, mais ils y sont aussi franchement opposés. Le "non" au traité constitutionnel, précisément, ne marque-t-il pas l’attachement des Français à leur régime politique ? L’hostilité de plus en plus formulée aux transferts de souveraineté - avec un Parlement français qui n’aurait plus le monopole (référendum mis à part) de la législation - va dans ce sens.
Et voici pourtant que de grandes formules apparaissent, comme celle de "Sixième République", utilisée aujourd’hui par Ségolène Royal, et empruntée à Arnaud de Montebourg. N’est-ce pas déplacer les problèmes, se demande-t-on ? Les problèmes fondamentaux ne sont-ils pas économiques et sociaux ? Sommes-nous face à une crise institutionnelle qui justifierait une nouvelle Constitution ? Il avait fallu la chute de Napoléon III et la Commune pour instituer la IIIe République, la Seconde Guerre mondiale pour instituer la IVe, et la guerre d’Algérie pour instituer la Ve. Bref, l’Histoire semble dire que seules d’énormes crises justifient un changement constitutionnel important. Et, à chaque fois, une modification majeure du mode d’emploi de la démocratie.
Faut-il donc attendre une de ces grandes crises ? Et si au contraire de réels changements, quoique partiels, et au moment opportun, permettaient d’éviter de laisser des malentendus s’installer et d’ouvrir la voie à des crises majeures ? Car c’est de cela qu’il s’agit. Peut-être l’expression de "Sixième République" est-elle exagérée. Néanmoins, les modifications envisagées (comme la suppression de l’article 49-3, la mise en place de mécanismes de participation civique à l’exercice du pouvoir...) sont de celles que l’époque où nous sommes (élévation du niveau moyen d’éducation, progrès de la conscience politique, facilitation de l’échange concret des idées) montre nécessaires.
Pour beaucoup, le projet de réformes de Ségolène Royal, dont le mot-clé est "participation", est un détournement démagogique de l’attention du public des "vrais problèmes". Mais tout d’abord, il est inexact de dire que la question constitutionnelle est un faux problème. Elle a toujours été un vrai problème en France. Contrairement au cas des États-Unis, par exemple, le consensus sur les institutions fondamentales a toujours été problématique. Ne parlons pas de la Révolution française ! Mais n’oublions pas que la République, dans les années 1880, s’est installée avec difficulté dans un pays majoritairement favorable à la monarchie ; que la IVe République n’a duré que quatorze ans ; qu’enfin la Ve République rencontra jusqu’à l’élection de François Mitterrand l’opposition de quasiment toute la gauche...
Cela signifie-t-il qu’il faut justement renoncer à tenter de mettre les institutions en débat ? Qu’il ne faut surtout pas réouvrir le dossier ? Certainement pas. Certes, nous avons besoin, comme tout pays démocratique, d’institutions stables. Mais il est nécessaire de reconnaître qu’en France, les institutions sont toujours évolutives, qu’elles sont faites pour s’adapter aux circonstances. En ce qui concerne les institutions de 1958-1962, c’est-à-dire celles de la Ve République, force est de reconnaître qu’elles ont été faites pour permettre au général de Gaulle de disposer de l’autorité et de la force qu’il estimait lui être nécessaires pour régler le problème de l’Algérie. Force aussi de reconnaître qu’il s’agissait de rétablir l’autorité de l’Etat dans un pays qui connaissait de fortes divisions idéologiques, en particulier dans le contexte de la guerre froide. D’où ce gouvernement qui a le monopole de l’ordre du jour (c’est-à-dire des lois qui seront proposées ou non au Parlement) ; d’où cet article 16 qui permet en cas de crise au président de la République d’exercer la totalité du pouvoir ; d’où l’article 49-3, qui permet au gouvernement de faire passer une loi sans l’accord exprès du Parlement ; d’où encore le droit présidentiel de dissolution de l’Assemblée nationale.
Alors, pourquoi aujourd’hui une réforme constitutionnelle importante ? L’auteur de ces lignes, la première fois qu’il a entendu Ségolène Royal mettre l’accent sur l’idée de participation, a cru à la récupération, a craint la démagogie. Pourtant, il est nécessaire de considérer les choses sous un autre angle. Ségolène Royal, à notre avis, ne se contente pas de faire croire habilement aux Français réunis dans les "débats participatifs" que son projet est en fait le leur. Il est possible qu’il y ait là un parfum d’électoralisme. Il serait absurde de le nier. Pourtant, il nous semble que le projet de Ségolène Royal n’est pas simplement une arme électorale. Il s’agit de la reconnaissance d’une grande tendance historique, d’un fait majeur de notre histoire récente, à savoir la volonté de participation au débat public par les citoyens eux-mêmes.
On a parlé de crise, de peurs, d’angoisse populaire à propos du "non" au traité constitutionnel européen. A droite, en particulier, l’étalage de pitié à l’égard des pauvres Français a battu son plein. On ne compte plus les petites phrases qui présentent les Français "nonistes" comme des petits enfants à qui on n’a pas bien expliqué de quoi il était question. Suivant en cela l’habitude de Jean-Pierre Raffarin, les hommes politiques dénoncent leur propre manque de "pédagogie", exprimant de facto qu’ils considèrent les Français comme des écoliers qui ne comprennent pas bien, dont l’esprit n’est pas encore bien formé, et à qui il faut présenter de façon adéquate des règles de grammaire européenne qui sont de toute façon contraignantes, qu’ils ne sont pas en droit de contester, mais qu’il faut cependant leur présenter de telle façon qu’ils en saisissent le sens, de telle façon qu’ils en comprennent l’absolue nécessité. Bref, il faut que ces écoliers se soumettent. Volontairement ou non. Et si vraiment, ils ne comprennent pas, il faudra leur imposer la réalité qu’ils refusent de voir. C’est ainsi que Nicolas Sarkozy, avec plus d’honnêteté peut-être que n’en montre la condescendance bayrouiste, déciderait de faire passer le traité par la voie parlementaire, faisant fi de l’obstination des Français, ces "mauvais élèves" de l’Europe.
Le vocabulaire des sentiments et des émotions rend-il bien compte de la campagne sur le traité ? Non, bien sûr. Il y a là, de la part d’une grande majorité d’hommes politiques, une forte dénégation. Ce qui est ainsi dénié, c’est le fait si évident de la qualité de l’argumentation et de la discussion autour du projet constitutionnel. Ce qui a constitué l’événement, à notre sens, ce n’est pas seulement le rejet du traité, c’est l’existence même du débat dans le public, en dehors des officines politiciennes. Fait historique majeur : n’ayons pas peur des mots.
C’est ce fait historique majeur que Ségolène Royal nous semble avoir saisi. Position inconfortable pour elle : elle était favorable au traité lui-même. Or il est incontestable que le référendum a été détourné de son sens, c’est-à-dire du sens que lui donnaient le gouvernement et le président de la République ("Approuvez ou désapprouvez, pas plus !"). Le peuple français n’a-t-il pas fait preuve de son niveau d’éducation et de réflexion, de sa capacité à débattre ? Certes, il serait démagogique d’imaginer qu’il est possible d’organiser une débat engageant la totalité des citoyens. Mais le problème n’est pas là.
Ce qui est essentiel, c’est que du peuple même ont émergé différentes questions, principalement celle de la signification de l’appartenance à l’Union européenne. Ce qui est apparu, c’est que les questions articulées ne se contentent plus de descendre du haut vers le bas. Par la médiation de la publication, de la lecture, des forums (encore à l’état de nature, pour ainsi dire, mais par lesquels chacun lit mieux dans l’esprit des autres, ce qui, à son tour, oblige chacun à mieux penser ses propres convictions, à les réapprécier, à les préciser, les revoir, ce qui crée in fine une éducation politique mutuelle des citoyens), à travers tout cela, on a vu des question et des problèmes fermement articulés remonter du "bas" vers le "haut". Le temps où les hommes politiques concevaient leur métier comme une manière de donner la béquée semble bien terminé.
Concluons. Ségolène Royal ne va pas seulement au devant d’un vague "désir" de participation. D’ailleurs, peut-être n’a-t-elle pas encore trouvé les formules justes, peut-être donne-t-elle encore trop dans le vocabulaire de l’émotion, du sentiment, du désir. Mais au moins, elle est la plus proche de la reconnaissance du fait que le peuple non seulement veut, mais surtout peut désormais participer directement au débat public. Que pour un certain nombre de grandes questions, la démocratie a maintenant pris la forme d’un plus grand pouvoir du peuple. Que la souveraineté du peuple n’est plus seulement un principe, mais devient une réalité. Que le peuple se sait désormais souverain et se veut tel, de plein droit.
Il faut s’en réjouir, et ne pas se contenter d’y voir une "crise" de confiance envers les hommes politiques, comme on le dit trop souvent. La question n’est pas : comment faire pour qu’ils retrouvent confiance envers les hommes politiques ? La vraie question à soulever est : que faut-il faire maintenant que les Français ne se contenteront plus de faire confiance aux hommes politiques, et sont maintenant en passe de devenir eux-mêmes d’authentiques citoyens, des politès (comme disaient les Grecs), bref d’authentiques hommes et femmes politiques ?
Vincent Renault
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