Sénatoriales 2023 (2) : les enjeux
« Sénateurs, montrez que vous êtes nécessaires ! » (Victor Hugo).
Après avoir présenté le mode d'emploi des élections sénatoriales du 24 septembre 2023, je propose d'y présenter les enjeux. Il y a les enjeux purement politiques, le nouveau rapport de forces entre les partis politiques (et incidemment, leur financement), mais il y a aussi les enjeux nationaux.
Passons rapidement sur le nouvel équilibre qui devrait se dégager de ces élections sénatoriales. Les tendances sont connues puisqu'elles sont les mêmes qu'aux dernières élections municipales (les délégués municipaux représentent 95% du corps électoral), à savoir une légère remontée des socialistes et une percée des écologistes, qui leur avait permis de reconstituer un groupe en 2020 (pour créer un groupe politique, il faut au moins 10 sièges).
Ce rééquilibrage se fera certainement au détriment du parti majoritaire au Sénat, Les Républicains (LR), ainsi que son fidèle et influent allié, l'Union centriste (UC). Par ailleurs, il est assez facile de comprendre que le parti du Président Emmanuel Macron, c'est-à-dire Renaissance (24 sénateurs), n'aura pas beaucoup de sièges supplémentaires après son échec aux élections municipales (il risque même d'en perdre mais l'existence du groupe n'est pas en danger). Les partis alliés pourraient en revanche gagner en sièges : le MoDem (dont les élus siègent à l'UC) et Horizons. Ce dernier, parti créé par l'ancien Premier Ministre Édouard Philippe, a l'objectif d'étoffer le groupe politique actuellement présidé par l'ancien ministre Claude Malhuret (14 sénateurs).
Les extrêmes, en revanche, auront peu de chance d'obtenir des sièges : le RN avait réussi une timide et étonnante percée en 2014 avec l'élection de deux sénateurs, mais comme souvent dans ce parti une fois qu'un élu est bien établi et installé sur son nom, l'un a quitté ce parti (et l'autre a préféré son mandat de maire). Percée provisoire, donc. FI non plus n'aura probablement pas d'élus au Sénat (sauf peut-être Ugo Bernalicis dans le Nord ?). La gauche a tenté des listes d'union totale ou partielle dans vingt départements (PS, PCF, EELV), mais en excluant catégoriquement les candidats FI qui partent donc seuls et isolés (Yannick Jadot a donc de bonnes chances d'être élu sénateur à Paris). Le Sénat feutré pourra en principe garder sa modération de forme et de fond dans les débats parlementaires, et montrer, par contraste avec l'Assemblée Nationale, qu'il est une assemblée respectueuse des citoyens et des institutions.
Mais il peut y avoir des surprises, car dans certains départements, les listes se sont multipliées. La raison en est simple : la proportionnelle et la parité incitent les sénateurs sortants à se représenter en tête de liste sans colistier sortant, afin de faire une sorte de scrutin majoritaire (qui court-circuiterait la parité puisque la plupart des têtes de liste sont des hommes). L'exemple le plus frappant est le Nord, un département très peuplé au point que seul Paris a plus de sièges que les 11 du Nord. En sortants, il y a 2 sénateurs UDI, dont l'ancienne ministre Valérie Létard qui ne se représente pas. 7 listes se présentent dont la tête de liste ou la liste sont des centristes et particulièrement l'UDI (aussi Renaissance, MoDem, ou LR ancien centriste). En tout, avec les extrêmes et la gauche, les grands électeurs du Nord devront faire un choix entre 16 listes ! Au niveau national, il y a 1 919 candidats pour les 170 sièges à pourvoir (136 pourvus à la proportionnelle, 34 au scrutin majoritaire), c'est un peu moins qu'en 2017 pour les mêmes sièges, 1 996 candidats (pour 171 sièges, pas 170, car il y avait aussi une élection partielle en Savoie).
Cet exemple du Nord montre, et c'est le cas dans la plupart des départements, que les projets politiques sont rarement l'élément majeur du vote et que la personnalité des candidats compte avant tout. Pourquoi ? Parce qu'un sénateur est d'abord un passeur entre les conseils municipaux et l'État. Et un passeur autre qu'un ordonnateur technocratique comme l'est le préfet, bien sûr.
Aujourd'hui, il y a un réel problème entre l'État et les collectivités locales. On dit qu'Emmanuel Macron a une position politique centrale mais personne ne peut affirmer qu'il est centriste et encore moins démocrate chrétien. Le centrisme en France a deux caractéristiques essentielles, deux convictions : la construction européenne (celle-là, Emmanuel Macron l'a et en est même un porteur probablement le plus efficace des vingt dernières années en France voire en Europe), mais l'autre conviction, c'est la décentralisation, et cette dernière conviction, il ne l'a pas du tout. Au contraire, la tendance est vers une recentralisation de l'État, pondeur impénitent de nouvelles normes. (Le 15 septembre 2023 à Angers, Édouard Philippe expliquait : « Nous sommes dans un étau. Un étau de pouvoirs impuissants. Un étau de contraintes budgétaires dont les mâchoires vont se serrer de plus en plus. Un étau de contraintes juridiques, de procédures pointilleuses, toujours imaginées pour répondre à un problème, toujours conçues pour encadrer par la norme les appréciations, les décisions, les prises de risque. »).
Deux ou trois exemples, entre autres : la suppression de la taxe d'habitation, non seulement elle supprime un des leviers essentiels des finances locales, mais elle redonne à l'État un pouvoir exorbitant sur les collectivités locales. L'autre exemple ne concerne pas les collectivités locales mais est du même genre : la suppression des cotisations chômage salariales transfère de fait la charge des indemnités chômage de l'URSSAF à l'État qui reprend ainsi un pouvoir qu'il n'avait pas (ce n'est plus une assurance chômage, c'est une solidarité nationale). On peut en discuter, il y a des avantages comme des inconvénients à cela, mais c'est cette tendance. La même que la suppression de la redevance de l'audiovisuel public qui laissait une certaine indépendance et garantie de financement aux entreprises publiques concernées dont le financement est recentralisé dans le budget de l'État.
Paradoxalement, c'est le Sénat actuel qui est porteur de ce besoin de réelle décentralisation et une loi est attendue depuis longtemps pour la garantir et surtout, garantir une autonomie et un financement viable. Et le Sénat actuel, c'est principalement les élus LR et les élus UC, et LR, c'est surtout issu des gaullistes qui étaient les pourfendeurs de la décentralisation et partisans de l'étatisation des processus. L'État fort est représenté aujourd'hui par Emmanuel Macron et les "résistants" girondins par les sénateurs républicains, en somme, un retournement historique des rôles !
On voit bien qu'il y a un vrai problème indépendant des étiquettes politiques : les collectivités locales, en particulier les communes, sont indispensables à la société française, à la vie sociale. On l'a bien vu avec la crise du covid-19 : c'est grâce aux communes (et départements et régions) que la campagne massive de vaccination voulue par l'État a été une réussite. Les élus locaux ont beaucoup bossé, pour la plupart bénévolement, au service de leurs concitoyens. Le préfet n'est rien s'il n'a pas les antennes locales pour amener la politique de l'État au plus près des territoires. D'ailleurs, alors que la santé n'est pas dans leurs missions, les municipalités multiplient les initiatives pour proposer aux nouveaux médecins des "maisons de santé" souvent coûteuse afin de pallier les déserts médicaux. Même l'aide à l'Ukraine, au printemps 2022, a été principalement réalisée par les communes qui ont su catalyser la générosité des Français, en dehors de toute procédure bureaucratique. Du reste, c'est à l'échelle communale que la démocratie est la plus vivante, on a pu s'en rendre compte lors des grands débats en 2019.
Or, les collectivités locales (et surtout les communes) se retrouvent, selon le mot d'Édouard Philippe, dans un étau financier infernal pour des raisons structurelles et conjoncturelles.
Structurelles : depuis une dizaine d'années, les décisions des gouvernements sont toujours allées contre le financement autonome des collectivités locales. Ainsi, François Hollande a pris deux mesures particulièrement nocives pour les finances locales et l'autonomie des collectivités locales : la réforme de l'intercommunalité qui a imposé la création d'intercommunalités hors sol, sans homogénéité de bassin de vie ou de bassin économique, à marche forcée (sans demander l'opinion des communes concernées) ; la baisse généralisée et continue de la dotation globale de fonctionnement (DGF) attribuée par l'État aux collectivités territoriales, ce qui est un véritable scandale financier de l'État.
À cela s'ajoute sous Emmanuel Macron la suppression de la taxe d'habitation qui était le principal levier de l'autonomie financière des collectivités locales (dans une moindre mesure, la suppression de la taxe professionnelle sous Nicolas Sarkozy), et les mécanismes de transferts de l'État donnent la prime aux gestions non vertueuses des collectivités : une collectivité locale à la gestion rigoureuse qui a peu emprunté et qui a peu augmenté les impôts locaux se verra ainsi attribuer moins de dotation compensatoire de l'État qu'une collectivité qui gérait mal, qui a énormément emprunté et qui a beaucoup augmente les impôts locaux. Cette prime à la gestion non vertueuse est également présente dans la loi contre l'artificialisation des sols : les communes qui ont été les plus vertueuses dans ce domaine se verront contraintes par l'État beaucoup plus durement que les communes qui s'en moquaient.
Le dernier levier des communes reste la taxe foncière qui a explosé ces dernières années, principalement à cause de l'inflation, et qui, comme avec la transformation de l'ISF et l'IFI (impôt sur les grandes fortunes basé uniquement sur les propriétés immobilières), décourage les investissements immobiliers (que ce soit pour la résidence principale ou pour du locatif), alors qu'il y a un besoin immense de nouveaux logements (rien qu'en région parisienne, il faut 80 000 nouveaux logements chaque année). Les nouvelles réglementations environnementales et leurs conséquences sur les achats/ventes de biens immobiliers impactent également le marché immobilier déjà en baisse à cause de la remontée des taux d'intérêts.
Conjoncturelles : à côté de ces baisses constantes de financement (dont la DGF), l'État impose aux collectivités locales des dépenses supplémentaires sans compenser alors que les budgets de fonctionnement doivent être équilibrés : l'augmentation du point d'indice de la rémunération des agents de la fonction publique (4% en 2022, 1,5% en 2023) coûte très cher aux collectivités (la masse salariale correspond généralement à plus de 50% voire 60% du budget de fonctionnement) car décidée par l'État et payée par les collectivités locales.
De même, certains dispositifs favorables aux entreprises plombent les finances des collectivités locales : ainsi, dans un contrat avec un prestataire ou un fournisseur, doit être incluse une clause d'adaptation à l'inflation des prix présentés sur les devis, afin de permettre aux entreprises de ne pas réaliser leurs prestations à pertes. Ce qui est bien pour le soutien à l'activité économique, mais qui pénalise financièrement les communes et, par voie de conséquence, d'une manière ou d'une autre, les habitants qui, soit devront payer plus de taxe foncière, soit ne verront pas se réaliser certains projets qui seront abandonnés faute de moyens financiers. J'ajoute que la suppression de la réserve financière des parlementaires, qui permettait aux parlementaires d'apporter rapidement, hors dossier bureaucratique et en toute transparence, un soutien financier à des réalisations locales, réduit encore plus l'autonomie des collectivités territoriales.
On a beaucoup critiqué les gestions calamiteuses de certaines collectivités locales et c'était avec raison : depuis la décentralisation de 1982, l'autonomie permettait la survenue de nouvelles féodalités (au point que les journalistes parlaient de "fief" comme si un territoire était la propriété d'un "grand" élu), et ce mouvement, outre les éventuelles infractions à la loi (corruption, abus de biens sociaux, etc.), a entraîné un mouvement, là très légal, d'augmentation massive du nombre de fonctionnaires territoriaux. Le recrutement de la plupart était nécessaire pour assurer les nouvelles compétences accordées aux collectivités locales, mais cela s'est passé sans déconcentration et réduction équivalente des effectifs au niveau de l'État pour les mêmes compétences. Pire, le clientélisme dans certaines collectivités a été tel que beaucoup d'emplois plus ou moins nécessaires étaient proposés aux fidèles partisans du chef de l'exécutif local. C'était dans les années 1980 et 1990, mais depuis les années 2000 et l'extrême rigueur des lois de finances, ces abus sont devenus heureusement très rares.
L'étau n'est d'ailleurs pas seulement financier : l'État est devenu "schizophrène" et demande aux municipalités de construire plus de logements et plus de logements à loyer aidé, et en même temps, veut réduire l'artificialisation du territoire avec l'objectif en 2050 du zéro artificialisation ! À part construire des tours géantes ou des habitations en sous-sols, je ne vois pas comment rendre compatible ces deux injonctions ...paradoxales (plus de construction, moins de béton au sol).
Avec Emmanuel Macron, c'est la première fois depuis 1974 qu'un responsable politique arrive à l'Élysée sans avoir eu à gérer une commune, sans avoir été maire, même d'une petite ville, avant d'assumer les fonctions de Président de la République (Valéry Giscard d'Estaing a été maire de Chamalières, François Mitterrand maire de Château-Chinon, Jacques Chirac maire de Paris, Nicolas Sarkozy maire de Neuilly-sur-Seine et François Hollande maire de Tulle). Il y a donc depuis 2017 une réelle incompréhension entre le plus haut sommet de l'État, le Président de la République, et les élus locaux.
Les sénateurs ont donc aujourd'hui une mission cruciale de faire prendre en compte les préoccupations des élus locaux par l'État, non pas comme des syndics ou des lobbyistes, mais comme des intermédiaires pour revivifier la démocratie, et celle-ci a besoin de ses poumons que sont les collectivités territoriales avec leurs spécificités, leur autonomie, leur diversité. Pour cela, il ne faut pas que l'État les asphyxie financièrement.
Parce que l'inflation est encore très forte, parce que l'État demande encore plus aux collectivités territoriales et leur donne encore moins de dotation, ces élections sénatoriales du 24 septembre 2023 ont ce principal enjeu, pas un enjeu de politique politicienne (les sénateurs sont rarement à la manœuvre pour assouvir d'éventuelles ambitions présidentielles) mais un enjeu réellement fonctionnel : la base de notre démocratie est en jeu.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (18 septembre 2023)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Sénatoriales 2023 (2) : les enjeux.
Sénatoriales 2023 (1) : présentation.
Gérard Larcher réélu Président du Sénat en 2020.
Les élections sénatoriales du 27 septembre 2020.
L’Assemblée Nationale en ordre de bataille pour la XVIe Législature.
Les élections législatives des 14 et 21 juin 2022.
L'élection présidentielle des 10 et 24 avril 2022.
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