Stéphane Hessel : oui, mais...
Le pamphlet "Indignez-vous" est une étincelle. Suffira-t-elle à allumer la flamme ?
![](http://www.agoravox.fr/local/cache-vignettes/L300xH208/hessel_glieres_2009_7red-2-d5226.jpg)
J’ai beaucoup aimé le pamphlet de Stéphane Hessel, ayant combattu moi-même le nazisme dans la clandestinité des FTP (Francs Tireurs et Partisans, proches du Parti communiste) et du BCRA (un des organismes de lutte secrète basé à Londres). Le programme du Conseil National de la Résistance a été un grand progrès de notre histoire, une superbe construction économique et sociale empreinte de générosité et de justice. Ce jaillissement des ténèbres hitlériennes a été suivi par une autre éruption lumineuse : celle de mai 68, un bouleversement culturel enflammé par la jeunesse, qui a propulsé la France dans la modernité. Deux moments essentiels, deux avancées fortes de l’émotion populaire, deux éclairs d’une liberté réclamée avec fièvre. Et l’indignation est plus que nécessaire devant la sinistre érosion de leurs acquis par la régression réactionnaire, le libéralisme capitaliste, le pouvoir de l’argent et l’aplatissement de la pensée.
Il n’y a pas de mouvement réussi sans passion. Hessel a raison de le rappeler. Le programme du CNR n’était pas seulement le froid projet d’un groupe d’études ou de réflexion. Il était une conviction de combattants et une profession de foi. Et surtout il était porté par le formidable emballement des masses émergeant de la nuit totalitaire. J’ai vu cette exaltation, j’en ai même été l’objet à la fin de l’occupation. Collés aux basques de la retraite allemande, quatre d’entre nous avons suivi la colonne de chars qui libérait le nord de la France dans une “jeep” allemande récupérée, que nous avions bariolée d’écarlate, bardée de drapeaux rouges et décorée de slogans révolutionnaires. Tout le long de la route, les foules qui applaudissaient leurs sauveurs militaires sont devenues littéralement folles à la vue de notre brûlot. Le tonnerre d’ovations qui salua notre passage souleva des milliers de gens comme il porta à l’époque les réformes du CNR. Cette expérience est restée gravée dans ma tête. Avec une leçon à ne jamais oublier. C’est l’enthousiasme qui est la sève de la politique. C’est lui qui nous fait défaut aujourd’hui. Et c’est lui, sous sa forme indignée, que Hessel a raison de tenter de ranimer
Un bémol cependant. L’affrontement dans le Proche-Orient est-il vraiment la “principal sujet d’indignation” actuel ? Certes, il suscite écœurement, honte et colère. Sans doute, comme l’écrit Thomas Friedman dans le New York Times, Israël a aujourd’hui “le gouvernement le plus déréalisé, dénué d’imagination et pétri de clichés de son histoire”, et il est évident que son opération “plomb durci”, parmi d’autres, a été un exemple de férocité inutile. Mais l’Etat juif se bat pour son existence dans un entourage hostile, et même si l’on a toujours tendance humainement à favoriser le plus faible face aux excès du plus fort, lui attribuer tous les torts est aussi manichéen – et injuste – que la culpabilisation univoque des Serbes lors de la guerre dans les Balkans. Autre conclusion qui s’impose : les partis pris sont dangereux dans une situation trouble et on ne peut y résoudre les problèmes en ne s’indignant que d’un seul côté.
Surtout que des sujets beaucoup plus clairs ne manquent pas, que Hessel n’a pas assez soulignés. Comment ne pas s’indigner – au moins autant, sinon davantage – du cancer financier qui ronge l’économie mondiale, des scandaleuses rémunérations des grands patrons, du gouffre qui sépare les riches des pauvres, de la ruine de la santé et de l’enseignement publics, de l’inanité de l’Europe des banques et de la grande industrie, des milliards dilapidés dans les guerres impériales de Washington, des manipulations médiatiques aux ordres de la pensée unique, des mensonges d’un président dévoré par l’ambition d’un médiocre parvenu, de la conception ethniquement pure de la géostratégie internationale, de la multiplication d’Etats invalides à la merci de l’argent américain, des élites cloîtrées dans le cocon du pouvoir et de la fortune, de l’illusion démocratique qu’on veut faire avaler à un Tiers monde privé de nourriture, des répressions criminelles des soulèvements de la jeunesse arabe, bref de tout ce qui est à l’opposé du magnifique élan de la Libération ?
Il y a là de quoi enrager, bien plus que dans le seul Proche-Orient.
En fin de compte, le pamphlet de Hessel est éloquent, mais superficiel. Il glisse sur la réalité comme la goutte d’eau sur une vitre. Son ton romantique est le bienvenu : le sentiment est une motivation efficace, il fait fondre la glace de la politique en tisonnant le feu des militants..
Mais Hessel aurait gagné en profondeur en précisant mieux les cibles de son indignation.
Louis DALMAS.
Directeur de B. I.
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