Un conte de rentrée : le ministre au supermarché
Ce matin 17 août, Luc Chatel est allé « vérifier » à l’Intermarché de Villeneuve-le-Roi (94) que les prix des "essentiels scolaires" avaient bien baissé. Y aurait-il eu « montage » ? Serait-ce du storytelling ?
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Et le prix des fournitures, qui est paraît-il le sujet du déplacement ministériel ? Rassurez-vous aussi, il a baissé, reprennent en chœur l’Express, France-Soir et France-Inter. Ils ajoutent juste en fin de paragraphe "selon le Ministre", ça fait plus objectif.
Cette histoire est un bel exemple de storytelling, la version moderne et marketisée du conte de fées. Quand on parle, on ne peut finalement faire que deux choses : soit on raconte une histoire (narration), soit on argumente (évaluation, jugement, comparaisons). Dans la narration, on est dans le factuel, dans l’argumentatif, on est dans le conceptuel. Mais on ne peut pas faire les deux en même temps (enfin, moi, je ne peux pas, et je ne connais personne qui y arrive). Ayant l’habitude à la fois du conte et de la formation pour adultes, je peux affirmer que l’attention mobilisée est très différente, ainsi que les réactions du public, ça se voit aux expressions faciales et aux questions posées.
La storytelling ressuscite cette prise de conscience qui doit être vieille comme le monde. Si vous racontez une histoire, l’auditeur met de côté son jugement, et suit les péripéties sans trop se poser de questions (Carlyle parlait de la "suspension temporaire de l’incrédulité" du lecteur de roman). C’est ainsi qu’on peut raconter sans frémir des histoires de dragons ou de princesses charmantes, sans que l’auditoire éclate de rire en disant "c’est bidon". A la fin de l’histoire, il récupère cette conscience critique et argumentative, mais seulement à condition qu’on lui en laisse le temps.
Le fameux storytelling, c’est ça : ne pas laisser l’auditeur reprendre son sens critique et passer d’une histoire à l’autre sans laisser le temps de souffler. La conclusion sera imposée, faussement légitimée par les péripéties qu’on vient de développer. Et ça et là, entre deux narrations, on glisse la signification (pré-mâchée) des événements, telle que le storyteller voudrait qu’on l’adopte. Pour les journalistes, dont le rôle est à la fois de rendre compte (narration) et d’analyser (argumentation), la tentation est grande de se cantonner au rendre-compte et d’alléger la partie analytique (ça va plus vite et ça fatigue moins le cerveau).
Ici, l’histoire mise en scène est la suivante : le Ministre a exigé une baisse des prix et il vient montrer (à la presse et sur rendez-vous) que la baisse a bien eu lieu. C’est tout, c’est une narration classique et simplissime, dans le registre "il l’a dit, et ça s’est fait", pas de quoi fouetter un chat. Et d’ailleurs, benoîtement, les journalistes nous rendent compte que cette constatation a bien eu lieu. Et ils en concluent que les prix ont bien baissé, "selon le Ministre" (et la Fédération des Familles de France, avec un nom pareil, on peut les croire sur parole), sans avoir vérifié ou fait une quelconque enquête (ce qu’on aurait été en droit d’attendre). Seul France-Soir tire son épingle du jeu en donnant des chiffres.
C’est tout ? Enfin, non pas tout à fait : deux autres narrations d’envergure sont en cours hors champ, celle de la fameuse Clotilde Reiss, dont on vient de payer la caution aux abominables ayatollahs rétrogrades, et celle de la grippe A, qui va ravager la France à la rentrée. Ces deux aventures haletantes portent de l’ombre au peu prestigieux contrôle ministériel des prix, et vont un peu polluer le rendez-vous. La presse se jette sur le Ministre, qui devant l’affluence journalistique, annule le point presse prévu (l’Express), parle quand même de Mlle Reiss, et repart sans qu’on ait pu lui parler de la grippe A. Le storytelling est réussi : l’excès de narration a tué le conceptuel : pas de réflexion, pas de comparaison, rien que des événements sans autre signification que celle que lui donne le Ministre. Et pas (ou presque) de parole ministérielle, ça va plus vite comme ça.
Vous imaginez au passage ce que ça peut donner quand l’événementiel "domine l’actualité", comme par exemple en temps de guerre : la communication officielle nous gavera d’événements, et ne donnera aucune piste de réflexion.
L’Express en reste désolé (je cite) : "pas de café ni de brioches pour les journalistes, ils seront aussi privés de questions". On en est désolé pour eux. Mais quelles questions auraient-ils pu poser ? Et d’ailleurs, personne n’a remis en cause le "fait" que les prix aient bien baissé. Quant à la présence opportune des militants UMP derrière leurs caddies, fallait tomber sur le journal de France-Inter à la bonne heure pour être au courant.
Comme on dit à la fin des albums de B.D. : A suivre...
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