Jérusalem et le Christ dans la pensée de Jacques Ellul
Dans son ouvrage Sans feu ni lieu (1975), consacré à la « signification biblique de la Grande Ville », Jacques Ellul examine le statut de Jérusalem, ville comme les autres à l’origine, œuvre de l’esprit de révolte de l’homme et de sa volonté d’autonomie, mais ville adoptée par Dieu, assumée par lui, et chargée d’une signification particulière par rapport à toutes les autres villes. Dans le chapitre IV, Ellul aborde le rôle de Jésus Christ, son rapport à la ville. La question se pose alors du lien qui se noue entre Jérusalem et le Christ. Que devient Jérusalem après la venue du Christ ? Son rôle dans l’histoire en est-il changé ? Les promesses de Dieu concernant Jérusalem sont-elles abolies après le passage du Christ ?
Tout d’abord, Ellul montre bien que la position du Christ à l’égard de la ville en général s’inscrit complètement dans la lignée du message biblique sur ce sujet, à savoir que la ville, création de Caïn après sa malédiction (cf. Gn 4) constitue bien la tentative la plus poussée de l’homme pour échapper à Dieu et à son regard, et vivre enfin dans un monde à sa mesure, un univers clos, dans lequel toutes ses convoitises et tous ses désirs pourront être assouvis, et duquel Dieu sera rejeté. De même que Dieu condamne et châtie Babel, Sodome, Gomorrhe, Babylone, incarnations de l’orgueil et de la révolte, Jésus lance ses malédictions sur les villes qu’il parcourt, Chorazin, Bethsaïde, Capharnaüm : « Jésus-Christ n’a pas une parole conciliante ou de pardon pour les villes. Lorsqu’il s’adresse aux hommes, il y a les paroles de malédiction et les paroles de pardon. Les promesses de salut et les avertissements. Lorsqu’il s’adresse aux villes, il n’y a jamais que des formules de rejet et de condamnation. Jésus-Christ n’annonce à aucun moment la grâce sur cette œuvre de l’homme. Il ne connaît que son aspect démoniaque, et il ne sait rien d’autre que la lutte contre la puissance de la ville qui empêche son œuvre. » Jésus n’a rien à faire avec la ville, il ne s’y installe pas, il ne participe pas à son activité, et lorsqu’il vient à Jérusalem pour la semaine de Pâques, il quitte la ville tous les soirs et va coucher à Béthanie (Mt 21, 17). De fait, après l’épisode des Rameaux, aucune reconnaissance, aucune réconciliation ne semble s’opérer entre Jérusalem et Jésus, qui est finalement crucifié hors de l’enceinte de la ville (Jn 19, 17). Jérusalem n’a pas reconnu son Seigneur.
Ellul examine le problème sur un plan théologique. Jérusalem, cité de David, ville sainte, ville de la promesse, reste-t-elle la ville de Dieu après le passage du Christ ? Pour Ellul, un changement décisif s’opère alors. Jusqu’alors, Jérusalem était le signe prophétique de l’adoption par Dieu des œuvres de l’homme. Elle était donc mise à part des nations, revêtue d’un statut particulier par rapport à toutes les autres villes. Mais en Jésus, cette union de Dieu et de l’homme est poussée à son terme, à sa plénitude. Dès lors, le rôle de Jérusalem dans l’histoire cesse. Il n’a plus lieu d’être. Jésus accomplit les promesses adressées à Jérusalem, et il la remplace dans le dessein de Dieu, il se substitue à elle : « Jésus, pour l’histoire des nations, et pour l’histoire de la ville, se substitue pleinement à Jérusalem. Il va dorénavant jouer son rôle, remplir sa fonction. Celle-ci subsiste toujours. Les nations et les villes du monde ont toujours besoin de ce témoin qui leur est donné. Mais ce n’est plus le même témoin. Ce n’est plus la ville sainte, c’est le Corps vivant du Fils de Dieu. » La venue du Christ atteint ainsi, en son cœur même, le statut de Jérusalem : « Cette double action de Jésus (accomplissement et substitution) à l’égard de Jérusalem entraîne une prodigieuse conséquence pour celle-ci : elle n’est plus sainte, elle n’est plus sacrée. Jésus a, littéralement, désacralisé Jérusalem, ou, en d’autres termes, il l’a profanée en lui enlevant son rôle sacré. » L’ambiguïté qui entourait jusqu’alors Jérusalem cesse, elle redevient ce qu’elle était à l’origine, une ville comme les autres : « Dieu a désacralisé Jérusalem, lui a déchiré sa parure spirituelle, l’a restituée à sa condition de ville. » La pierre d’achoppement, le signe du scandale, le facteur de division au cœur de chaque famille, et le porteur de l’espérance, le gage de l’Alliance, désormais ce sera le Christ. Ville rendue à sa condition de ville, Jérusalem subira le destin de toutes les villes : la guerre, la conquête, la destruction : « Ville errante, souillée, condamnée ; ville déserte dans son grouillement de peuples et son croisement de races. Ville déserte car elle n’a pas reconnu son Seigneur. Lui seul peut la peupler, lui seul pouvait combler le vide du Temple, qui attendait. « Votre maison sera déserte, car vous ne me verrez plus. » Ville dont il ne reste plus pierre sur pierre spirituelle, au milieu des horribles églises à touristes et des monuments pieux de toutes les sectes et de toutes les religions : symbole de la division spirituelle. »
On peut apprécier ici la rigueur de la conception théologique de Jacques Ellul. Spirituellement proche d’Israël dans toute son œuvre, proclamé « Juste parmi les nations » pour son action en faveur des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale, nourri toute sa vie durant par la lecture assidue de l’Ancien Testament, Ellul n’accorde aucun traitement de faveur à Jérusalem, il ne s’y accroche pas de façon superstitieuse et sentimentale, comme au signe de la véracité de sa cause et de son combat. Non, en toute rigueur théologique, Ellul reconnaît que c’est désormais le Christ qui est devenu l’élément décisif, le seul porteur de la promesse de Dieu. Sur Jérusalem retombe seulement la malédiction prononcée à l’origine sur la ville, sur toutes les villes, et même pire encore : « Parce que Jérusalem n’était rien d’autre que l’écrin qui devait recevoir le Fils de Dieu, son refus lui enlève, à elle-même, toute valeur et toute pertinence. Elle tombe alors plus bas que les autres villes, elle est davantage que toute autre la proie de l’ambition torturante de Babel, parce qu’elle avait été choisie entre toutes les autres et, par cette chute, elle devient Babylone. »
Se pose alors la question des prophéties de l’Ancien Testament, et des promesses solennellement adressées à Jérusalem (par exemple dans le psaume 87). Ces promesses sont-elles caduques ? Dieu revient-il sur sa Parole ? Ici, la réponse d’Ellul est sans ambiguïté. Non, Dieu ne revient jamais sur sa Parole, et les promesses ne sont pas abolies. Celles-ci s’accomplissent seulement de façon différente par rapport à ce que nous aurions pu croire « selon la chair », tout leur contenu existentiel et véritable reste valide : « Nous ne savons jamais exactement comment Dieu réalisera ce qu’Il a dit, car dans sa sagesse, il possède infiniment plus d’autres moyens que nous ne l’imaginons, et dans son amour, il choisit ce qui convient mieux que nous ne pouvons en juger. Ainsi, pouvons-nous dire avec certitude que ses promesses ne sont pas révoquées, mais réalisées autrement que nous ne le prévoyions ; autrement que les Juifs du temps du Christ ne le pensaient. Jérusalem n’est pas abandonnée : tout ce qu’elle signifiait, tout ce qu’elle portait en elle voit le jour. La promesse n’est pas révoquée puisqu’elle est accomplie en Jésus-Christ. Mais précisément, cet accomplissement enlève à Jérusalem sa vertu particulière, et, ville parmi les villes, elle n’a plus d’autre destin que celui de la ville. »
Jérusalem était un signe, une marque prophétique fichée au cœur du monde. Lorsque la vérité paraît, lorsque la prophétie s’accomplit, le signe n’a plus lieu d’être. Jérusalem n’est plus la ville sainte, et les conflits autour des traces matérielles de son élection (le mont du Temple) ne traduisent qu’une seule chose : le refus, l’incompréhension de la Parole de Dieu telle qu’elle a été adressée au monde en Christ. Bien entendu, tout cela n’est pas nouveau, et on peut penser aux fameuses croisades qu’Ellul pointe ailleurs dans son œuvre comme une marque du peu de foi des chrétiens de cette époque (toujours ce besoin de l’homme de se raccrocher à des choses visibles, tangibles, et cette défiance à l’égard de la Parole). Mais si Jérusalem n’est rien par elle-même, si elle n’est qu’une « ombre », elle est néanmoins l’ombre des réalités dernières et eschatologiques : « C’est en Jérusalem et nulle part ailleurs que va se jouer le sort de tous les hommes et que va se poser la pierre inébranlable de la reconstruction et de la résurrection. » Et Ellul propose une analogie : de même que notre corps charnel est « radicalement différent » de notre futur corps spirituel et pourtant « étroitement lié à lui », de même un lien indissoluble existe entre la Jérusalem historique, appelée à mourir, et la réalité dernière que Dieu fera surgir après le Jugement : « Elle qui n’est là que pour disparaître, elle contient cependant la seule chose nécessaire qui traversera le Jugement et la Mort. »
L’étude de Jacques Ellul s’achève sur la contemplation de la Jérusalem céleste (Apocalypse 21). À la fin de l’Histoire, Dieu récupère et assume l’œuvre principale de l’homme, la Ville, et en fait le centre de la Nouvelle Création. Ce que l’homme a voulu bâtir dans son esprit de révolte en fondant la ville, le « monde-sans-Dieu », Dieu le réalise finalement dans l’esprit de Justice et de Fidélité. C’est alors seulement que l’Agneau et la Ville seront réconciliés, réunis, et toutes les promesses adressées à Jérusalem au cours des âges trouveront leur accomplissement plénier dans cet avènement de la ville définitive – « la Cité sainte, Jérusalem nouvelle » : « Et pourtant Dieu ne revient jamais sur ce qu’Il a dit – Jérusalem reste Jérusalem, et la cité de Dieu qui vient ne portera pas un autre nom. »
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